30 septembre 2020

Démocratie en folie 2

Dans un contexte, où l’élection présidentielle est pipée et où ni les élections européennes, ni les régionales ne constituent de réel challenge, on assiste à une vraie dévastation du paysage politique. Il restait les municipales qui avaient encore quelque intérêt pour beaucoup de gens. Mais avec le passage du Coronavirus elles ont été réduites à néant ou presque.
Par son obstination à vouloir maintenir à tout prix les échéances électorales tout en recommandant aux gens de rester chez eux, Emmanuel Macron a provoqué une double catastrophe. D’abord pour son propre parti qui fit l’objet d’un rejet massif, notamment à Paris où on assista à la déroute grotesque de Benjamin Griveaux puis de madame Buzyn (et de Cedric Villani par la même occasion). Mais aussi pour nombre de grandes villes où la très faible participation a propulsé des alliances baroques, qui furent qualifiées de manière sommaire d’écologistes, mais qui rassemblaient en réalité tout ce que la gauche et l’extrême-gauche compte encore de factions hétéroclites, et de groupuscules plus ou moins sectaires. Dans bien des endroits leur a suffi parfois d'engranger les votes de moins de 20% des inscrits pour rafler la citadelle municipale.

Le résultat ne s’est pas fait attendre. L’écologie n’est plus que le cache-misère du désastre général. L’incohérence et l’absurdité sont partout.
A Bordeaux le nouveau maire à peine élu, s’est empressé comme on pouvait s’y attendre de rappeler son but de nettoyer totalement la cité de tout véhicule automobile. Pour tendre vers cette lumineuse perspective, il révéla son intention de commencer par punir ces “salauds de riches” en taxant le stationnement en fonction des revenus. Non content de ce joli programme “décroissant” bien ancré dans le socialisme le plus ringard qui soit, il annonça tout à trac qu’il supprimerait le traditionnel sapin de Noël de l’Hôtel de Ville, au motif qu’il n’était pas question de végétaliser la ville avec des arbres morts ! Comme pour marquer les esprits qui n’auraient pas encore compris qu’ils avaient été floués, il balaya avec mépris les voix s’élevant contre cette mesure en déclarant qu’il s’asseyait sur l’avis des “fachos”!
A Lyon son co-religionnaire également fraîchement élu, puise manifestement ses idées au même tonneau insane. C’est au Tour de France cycliste qu’il s’attaque bille en tête, promettant de lui interdire le passage dans sa ville. Non pas qu’il en veuille aux vélos mais plutôt aux organisateurs de la compétition qualifiés de “machistes” (ils font remettre au gagnant de chaque étape, le maillot jaune et un bisou en prime, par de jolies jeunes filles, court-vêtues !) et à la caravane (qui se déplace en véhicules thermiques et distribue à tire larigot cadeaux et gadgets fabriqués sans aucun respect de l’environnement dans des pays sans foi ni loi)...
Dans le même temps, il se pose en garant de la laïcité en refusant d’honorer contrairement à tous ses prédécesseurs depuis 1643 la cérémonie des échevins, jugée trop marquée par le catholicisme. Cela ne l'empêche nullement de poser complaisamment la première pierre d’une nouvelle mosquée.
Et pour marquer son attachement à la nouvelle bienséance égalitaire, il innove en créant des budgets “genrés”, garantissant qu’aucune dépense communale ne favorisera un sexe plus qu’un autre….
A Rouen, même topo si l’on peut dire. Le nouveau maire socialo-écologiste, parmi les toutes premières mesures de son mandat, se fait fort de déboulonner la statue équestre de Napoléon qui orne la place de l'hôtel de Ville, pour la remplacer par une “représentation féminine”, sans savoir pour l’heure qui serait l’heureuse élue…
A Grenoble, c’est contre le développement du réseau de télécommunication sans fil 5G promu par le gouvernement, que se dresse le maire écologiste, tout juste réélu malgré un bilan catastrophique, notamment en matière de sécurité. Pour justifier sa position, il explique que l'accélération des débits permettant de naviguer sur internet n’a d’autre utilité que de permettre de regarder sur leur téléphone des vidéos pornos en haute définition dans l’ascenseur...
Ubu est en passe d’être détrôné !

Malheureusement, ce vent de folie souffle un peu partout. A Paris, madame Hidalgo et son équipe “écolo” se font fort d’endiguer la circulation sur le Périphérique en réduisant le nombre de voies de 3 à 1 et la vitesse à 50 km/h. Quant aux téméraires qui oseront encore s'aventurer dans Paris intra-muros, ils devront bientôt se trainer à moins de 30 km/h, même sur les grands boulevards et les plus larges avenues.

Au plus haut niveau de l’État, c’est une pluie de propositions plus déraisonnables les unes que les autres. Un jour on apprend qu’on songe à interdire les publicités vantant des produits jugés “néfastes pour l’environnement ou la santé”. Un autre on nous dit qu’on envisage de faire entrer au Panthéon les cendres de Verlaine et de Rimbaud, non pas tant pour leur apport à la poésie, ni naturellement pour les penchants alcooliques de l’un et l’activité de trafiquant d’armes pour l’autre, mais parce qu’ils représentent par leur homosexualité supposée, l’incarnation idyllique de la diversité sexuelle (tellement idyllique que l’un a fini par tirer au pistolet sur l’autre…).
Au moment même de terminer ce billet, les médias rendent publique la proposition totalement farfelue émanant du ministère de l’écologie d’interdire aux derniers cirques encore en activité de détenir des animaux en captivité. Dans la même veine, un autre projet voudrait supprimer “progressivement” tous les delphinariums. Sans rire, madame Pompili qui n'est pas une ânerie près s'exclame qu'il s'agit d'un
«un tournant majeur pour les animaux sauvages dans notre société».
Pas un jour en somme sans un projet de loi aussi inutile que ruineux pour les forces vives de la nation....
Alors que le ministre de l’économie tente de nous faire croire qu’il n’y aura pas d’augmentation d’impôts, on découvre que le malus automobile déjà très lourd va doubler en 2020 et augmenter encore les années suivantes, comme si l'on voulait achever l'industrie automobile, avec un acharnement qui rappelle l'épisode calamiteux de la taxe carbone, à l'origine de la révolte des Gilets Jaunes. Encore peut-on s’estimer heureux d’avoir échappé à la lumineuse idée de madame Pompili de taxer également les véhicules selon leur poids, ce qui aurait pénalisé les voitures hybrides ou électriques ! Ce projet démentiel conduisait à augmenter jusqu'à 800% le montant de certains malus.
Pendant ce temps, les propriétaires de leur logement, réputés fortunés (c’est à dire dont les revenus atteignent ou dépassent 2500€/mois...) s’interrogent. Un jour on leur promet la suppression de la taxe d’habitation, un autre le maintien, voire l'augmentation...

Et c’est dans l'ambiance de crise économique et d’inflation délirante des déficits publics que le gouvernement annonce benoitement qu’il porte à 28 jours le congé paternité, dont la gestion en matière de ressources humaines, incombera aux entreprises et dont le coût financier sera essentiellement porté par la Sécurité Sociale. Parallèlement, il va ajouter une cinquième branche à cette dernière, destinée à prendre en charge la dépendance, dont le coût à terme serait de 5 milliards d’euros par an. Rappelons que le déficit prévisionnel de la “Sécu” pour la seule année devrait tourner autour de 50 milliards d’euros...

Devant un tel déluge d’inepties, comment s’étonner de la désaffection grandissante du peuple pour le système qui les génère et pour des programmes électoraux de moins en moins convaincants ?
Ne sachant plus quelle solution trouver, le Président de la République, soumis à la pression des rebellions de plus en plus fréquentes a cru bon de créer la fameuse Convention Citoyenne. Mais en choisissant le hasard pour en nommer les membres, il torpille encore un peu plus les assemblées élues, tout en s'enfermant dans une logique associant l'irresponsabilité à l'aléatoire. Il n'a pas fini d'en payer les conséquences. Pendant ce temps, l’incurie des Pouvoirs Publics face à la gestion des finances publiques, de l’insécurité et de l'incivilité ne cessent de grandir dans notre pays, tandis que le coronavirus fait un retour en force !

Illustration: extraction de la pierre de folie par Jérôme Bosch.

29 septembre 2020

Démocratie en folie 1

Il y a déjà quelques années (1992), Jean-François Revel s’était réjoui du “Regain Démocratique” qui gagnait selon lui le monde. Il saluait à sa manière l'effondrement du communisme, mais dans le même temps, il relativisait la victoire, par défaut, du monde libre et pointait, après Tocqueville, les fragilités consubstantielles au modèle démocratique.
Que dirait-il aujourd’hui en voyant l’évolution des choses et particulièrement l’état navrant de la société française ?
Foin des supputations, force est de constater que notre république est mal en point et chaque jour qui passe semble accréditer l’idée de son déclin sur le mode du pourrissement.

Les causes sont probablement complexes et anciennes comme en atteste le cours chaotique de notre société depuis la grande révolution de 1789: pas moins de cinq républiques, trois monarchies royales, deux empires, plusieurs révolutions, et toujours une grande insatisfaction !
On croyait avoir acquis en 1958 avec la cinquième république une relative stabilité. Pourtant, depuis quelques décennies, elle paraît elle-même minée. Parmi les maux qui la rongent, il y a l’effondrement du débat politique. La fin des grandes idéologies y est sans doute pour quelque chose, mais notre pays a quelques particularités qui peuvent également fournir une part d’explication. Le socialisme y est resté omniprésent, infiltrant toutes les institutions publiques, de l’enseignement à la justice en passant par les syndicats, la sécurité sociale, et les grandes entreprises nationalisées… Face à cette armée de l’ombre, il n’y a jamais eu d’opposition structurée. La Droite est une sorte de magma oscillant entre le dirigisme centralisé et le néo-constructivisme hyper-administré sur fond de social-démocratie. Aucun homme politique n’a jamais osé assumer autrement qu’en vaines paroles et promesses non tenues un libéralisme éclairé et responsabilisant.
Résultat, les Français n’eurent droit qu’à des programmes démagogiques, sans audace, toujours étroitement encadrés par l’absolutisme étatique, et sans ambitions autres que personnelles.

C’est dans ce morne climat qu’émergea il y a quelques décennies le Front National, devenu Rassemblement National (RN). Toujours pas de libéralisme en vue, mais une parole abrupte et décomplexée pour aborder les problématiques de l’époque en privilégiant une vision nationaliste fermée plutôt qu’européiste ou mondialiste. La classe politique dans son ensemble a contribué soit par manigance, soit par lâcheté, à créer autour de ce nouveau parti un vrai casse-tête démocratique. En diabolisant toutes les idées qui en étaient issues, on a en effet radicalisé ses représentants et ostracisé la frange grandissante de l'électorat séduite par le discours, dont le principal mérite est d’être dénué de langue de bois.
En définitive, les enjeux politiques nationaux se sont réduits à une alternative inscrite dans un implacable déterminisme. Le Rassemblement National se trouvant de facto privé de toute possibilité d’alliance, s'est donc vu contraint pour gagner, dans tous les scrutins majoritaires à 2 tours, d’obtenir la majorité absolue à lui tout seul, ce qui est un challenge quasi inatteignable, sauf lors d’élections locales.
Mais, à force d’avoir tout fait pour isoler et rejeter les propositions émanant du RN, on a cristallisé autour de lui un électorat fidèle devenu suffisamment conséquent pour permettre au parti d’être au second tour de beaucoup de scrutins, dont celui conduisant à l’élection du président de la république.
Jusqu’à la rupture d’un hypothétique “plafond de verre”, il suffit par conséquent d’être opposé au candidat du RN pour avoir la quasi certitude d’être élu. On a ainsi vu Jacques Chirac vaincre sans péril Jean-Marie Le Pen en 2002, avec un score quasi soviétique. Pour Emmanuel Macron en 2017, il ne fut guère plus difficile de battre sa fille Marine avec plus de 60% des voix. Et l’objectif de nombre de candidats putatifs pour la prochaine élection présidentielle de 2022 est bien d’arriver au second tour, face à Madame Le Pen pour triompher sans peine, et sans gloire. Nombre de gens sont démotivés par ce type de confrontation sans vrai enjeu et se détournent des urnes.

A ceci s’ajoutent les faiblesses inhérentes à notre république dont les pouvoirs exécutifs législatifs sont comme cul et chemise, et dont l’autorité judiciaire, loin d’être indépendante comme aux Etats-Unis, est en pratique inféodée à l’Etat. Il faut souligner ici le fait que le parlement bi-caméral est en France boiteux vu le peu de pouvoir laissé par la Constitution au Sénat. Facteur aggravant, la réduction de 7 à 5 ans du mandat présidentiel a institué de facto la simultanéité du renouvellement du Chef de l’Etat et de l’Assemblée Nationale, supprimant pour le peuple la possibilité de s’exprimer de manière significative pendant la durée d’un quinquennat. 
(à suivre)
Illustration: La Nef des Fous par Jérôme Bosch

22 septembre 2020

Joker pour rien

On croyait avoir à peu près tout vu en matière de super-héros américains. Des bandes dessinées à la morale simpliste aux méga-productions hollywoodiennes consacrant sur écrans géants une mythologie à l’emporte pièce, tout avait été dit ou presque.
C’était sans compter sur l’imagination des scénaristes et sur leur ineffable capacité à s’imprégner puis à refléter les lubies et poncifs de leur époque.
Avec ce nouvel opus, tiré de la légende de Batman, c’est l’anti-héros qui devient le centre de l’intrigue. Et puisqu’on est dans une logique binaire, c’est donc le mal auquel on s’intéresse désormais. Rien d’étonnant dans un siècle où l’on assiste à l'inversion systématique des repères, des dogmes et des canons moraux.

L’ennui, c’est que la transgression des règles et la débauche de moyens techniques s’avèrent parfois impuissantes à produire quelque chose d’intéressant.
C’est exactement ce qui se passe avec ce glauque remake-à-rebours du mythe du justicier chauve-souris. Tout y est grotesque et répugnant. En premier lieu le personnage du Joker qui constitue l’épicentre obsédant de cette sinistre comédie.
La tâche confiée à Joaquin Phoenix contraint ce dernier à se livrer à un épuisant one-man-show où se mêlent dans une sorte de cabotinage dément, rictus effrayants, rires débiles, gesticulations insanes, maquillage outrancier et tenues vestimentaires clownesques ridicules.
On aurait pu espérer un peu de recul pour analyser la déroute des valeurs et la déconfiture du modèle démocratique auxquelles le réalisateur fait lourdement allusion. Au lieu de cela, le scénario s’enlise, au gré de longueurs inutiles et usantes, dans une monstrueuse théâtralisation de la violence urbaine dont l’absurdité est supposée faire écho aux convulsions d’une société rongée par les inégalités sociales, la corruption et la cupidité. Autrement dit, on assiste à une nouvelle resucée du procès du capitalisme libéral. Rien de bien nouveau, et hormis le numéro ébouriffant d’acteur, il n’y a strictement rien à retenir de ce film surfait aux messages simplistes ou incohérents, assénés à coups de marteau pilon.
Pour preuve de l’inanité de l’entreprise, Michael Moore a beaucoup aimé ! A l’instar du célèbre Joseph Prudhomme, ce pseudo-cinéaste “engagé”, grassouillet, conformiste et sentencieux, emblématique de la sottise auto-satisfaite, nous a habitués à enfoncer les portes grandes ouvertes de l’imbécillité bien pensante. Il n’est donc pas étonnant qu’il s’extasie devant ce sanglant racolage, célébrant de manière orgiaque la décadence d’un monde atteint d’une liquéfaction contagieuse des cervelles....

17 septembre 2020

Un été avec Baudelaire

Dans la série diffusée par France Inter “un été avec...”, après Montaigne et avant Pascal, on eut droit en 2014 à Charles Baudelaire (1821-1867).
Signées Antoine Compagnon, ces causeries radiophoniques, colligées par la suite dans un petit ouvrage papier, invitent à rentrer en toute simplicité dans la vie et l’œuvre de l’écrivain concerné.
C’est léger, souvent instructif mais parfois si superficiel qu’il n’en reste pas grand chose hélas, hormis l’envie peut-être de lire ou de relire l’auteur, ce qui n’est pas si mal après tout.
S’agissant de Baudelaire que je vénère depuis mon adolescence et dont je me récite quasi quotidiennement les vers, je suis resté sur ma faim tant l’analyse est passée à mon sens à côté du sujet.
Avant tout peut-être parce que le propos commence par un navrant contresens. M. Compagnon trouve en effet "saugrenu de passer un été avec Baudelaire", car affirme-t-il, “l’été ne fut pas la saison préférée de notre poète.”
Mais où donc a-t-il trouvé matière à pareil stéréotype ?

J’ignore pour ma part quelle fut la période de l’année que chérissait Baudelaire, mais je connais des vers, parmi les plus beaux, qui laissent entendre qu’il aimait soleil et chaleur. Qu’on songe seulement à ce quatrain enchanteur:
"Au pays parfumé que le soleil caresse
J’ai connu, sous un dais d’arbres tout empourprés
Et de palmiers d’où pleut sur les yeux la paresse,
Une dame créole aux charmes ignorés
"

Mais aussi, à ces distiques évocateurs si ce n’est explicites:
"J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux…
"

"Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone
…"

" Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres;
Adieu vive clarté de nos étés trop courts!
"

Et pour enfoncer le clou, cette strophe inoubliable:
"Mon enfant, ma sœur
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
"
Qui peut croire que ce pays soit celui de la froidure et des frimas ?

A contrario, lorsque le poète évoque les brumes et la pluie c'est à "un linceul vaporeux" et à "un vague tombeau" qu'il les compare, et il souffre manifestement lorsque “le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle”, que "la pluie étale ses immenses trainées", et que “la Terre est changée en un cachot humide”...
S'il semble se complaire à décrire ces ténébreuses sensations, c'est pour mieux faire ressentir le spleen et l'ennui qui l’assaillent si souvent. Dans ces instants, il n'aspire plus à rien, et ce qu'il chante relève plus du désespoir que d'une morbide dilection. Le temps de chien fait naître ou s’associe naturellement au spleen. C’est alors, écrit-il, que "de longs corbillards, sans tambour ni musique défilent lentement dans mon âme, l'espoir vaincu pleure, et l'angoisse, atroce, despotique, sur mon crâne incliné plante son drapeau noir."
Tout est dit. Baudelaire est le plus souvent accablé par la vie. Il accepte résigné, la noirceur de son existence mais cela ne l'empêche pas de rêver d'horizons éblouissants, et de "champs lumineux et sereins" qu’il magnifie avec une évidente jubilation.
On comprend de facto, son attirance pour ce qu'il appela les paradis artificiels. Tout est bon pour tenter de s'évader du détestable quotidien en somme...

De tout cela, M. Compagnon ne parle guère hélas. Il préfère aborder le personnage à travers mille détails anecdotiques, souvent triviaux, tirés non de ses vers limpides qui résument si bien sa pensée, mais d’écrits fragmentaires ou d’opinions de contemporains plus ou moins bien intentionnés. L’intérêt de ce type de contribution est discutable.
On sait que Baudelaire fut largement incompris à son époque, et sa poésie plutôt méprisée. Aujourd’hui cela pourrait être pire encore eu égard au puritanisme qui censure la morale et la transforme en morne et insipide “éthique”, et à la correction politique qui vitrifie l’esprit critique.
M. Compagnon qui nous avait habitués à plus de liberté de ton et d’originalité, s’inscrit dans ce navrant courant de pensée. Il ne peut s’empêcher, à partir de brouillons que le poète n’aurait sans doute jamais publiés, de le présenter comme quelqu’un “d’hostile au progrès, à la démocratie, et à l’égalité, méprisant presque tous ses semblables et se méfiant des bons sentiments". Il en rajoute même en assénant au marteau pilon "qu'il ne pense pas beaucoup de bien ni des femmes, ni des enfants" et "qu'il est partisan de la peine de mort.” Pire que tout, il tente de l’excuser en “faisant valoir qu’il fut victime des préjugés de l’époque.”
C’est vraiment lui faire une vilaine insulte car il est clair que Baudelaire n’avait que faire des idées reçues et qu’il répugnait à toute pensée trop conforme !
Pareillement, lorsque M. Compagnon essaie d’en faire tantôt un sympathisant socialiste, tantôt un “anarchiste de droite”, il se trompe lourdement, car l’auteur des Fleurs du Mal l’affirma on ne peut plus clairement, dans l’ébauche de préface qu’il destinait à l’ouvrage: “Le poète n’est d’aucun parti. Autrement il serait un simple mortel.” Tant d’artistes pourraient s’inspirer de cette maxime…

Au total, l’ouvrage reste donc trop à distance de l’astre obscur dont il était supposé révéler les lumières, donnant de Baudelaire une image quelque peu erratique et approximative, très éloignée de l’essence poétique qui rayonne si intensément autour de son œuvre.
On pourrait déplorer entre autres le peu d’importance qu’il accorde au travail de critique de l’auteur des Fleurs du Mal. Mais on regrette pareillement que sa parenté avec d’autres artistes ne soit qu’effleurée. L’attirance pour les paradis artificiels qu'il partageait avec Edgar Poe ou Thomas de Quincey aurait pu donner lieu à de très intéressants développements. Les drogues firent naître beaucoup d’espérances et d’illusions chez quantité d’artistes mais le parcours de ces trois là fut à maints égards édifiant par sa richesse descriptive et sa sombre lucidité.
On ne peut que s'attrister que ne soit à aucun moment évoquée, l’influence qu’eut le poète sur nombre d’écrivains, de poètes ou de peintres, au premier rang desquels on trouve Odilon Redon (dont les "noirs" transcrivent à merveille le spleen baudelairien) ou Mallarmé (qui fut son digne héritier en matière d'idéal parnassien).
Enfin, s’il est indéniable que Baudelaire avait une opinion caricaturale, bien plus provocatrice que choquante, sur certains sujets “modernes” dont la démocratie et notamment sur la société américaine émergente qu’il qualifia de “barbarie éclairée au gaz”, il manifesta beaucoup de clairvoyance quant à l’évolution de l’art qu’il voyait basculer dans le mercantilisme et la médiocrité. Amoureux inconditionnel de la beauté, ce que devrait d’ailleurs être tout artiste, il se fendit de considérations abruptes qui retentissent avec force dans le désert culturel actuel: “Parce que le beau est toujours étonnant, il serait absurde de supposer que ce qui est étonnant est toujours beau.” Ou bien encore: “Si l’artiste abêtit le public, celui-ci le lui rend bien…

Fondamentalement, Baudelaire fut un incurable pessimiste, et il craignait non sans raison que ce qu’il est convenu d’appeler “le progrès”, ne fasse le lit de la décadence de l’esprit critique et de la passion du beau. Il faut bien reconnaître qu’il n’avait pas vraiment tort. Comme beaucoup de ceux qui essayèrent avec originalité et audace, d’ouvrir dans l’art de nouvelles voies, il fut vilipendé, incompris, attaqué, censuré. Il rirait en voyant aujourd’hui à l’inverse, les mêmes esprits étroits et moutonniers s’ébaudir devant des immondices et de vraies obscénités qualifiées d’œuvres d’art...
Les cris d’orfraie des ligues de vertu qui accueillirent le joyau des Fleurs du Mal lui firent sans doute très mal. Il tenta de les traiter avec cynisme et dédain, en déclarant dans un projet de préface : “Mon livre a pu faire du bien je ne m’en afflige pas. Il a pu faire du mal. Je ne m’en réjouis pas…
Il essaya de lever l’incompréhension dont il faisait l’objet en expliquant le sens de sa démarche poétique : “il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du mal..”, précisant avec humilité que son livre, “essentiellement inutile et absolument innocent, n’a pas d’autre but que de me divertir et d’exercer mon goût passionné pour l’obstacle.” En ce sens il rejoignait Malherbe pour qui un bon poète n’était "guère plus utile à l’État qu’un joueur de quilles”. Mais qu’importe après tout. Même le plus utilitariste des pragmatiques peut succomber au charme magnétique d’une poésie qui parle à l’âme...
Évidemment, cela ne calma pas vraiment son aigreur vis à vis des censeurs aux petits pieds qui portèrent l’affaire devant le Tribunal, et qui obtinrent des juges le retrait de certains poèmes. Du coup, sa rancœur ne fit que croître : “La France traverse une phase de vulgarité. Paris centre et rayonnement de bêtise universelle…
En définitive, il fut un peu tué par un monde auquel il était par nature étranger et dans lequel il ne voyait guère d'échappatoire heureuse. Après avoir beaucoup travaillé pour faire naître des créations poétiques sans égales, qui illuminent la langue française, et ayant perdu toute illusion, il se sentait épuisé, vidé, triste, mais plein d’une ineffable sérénité: “j’aspire à un repos absolu et à une nuit continue.../… Ne rien savoir, ne rien enseigner, ne rien vouloir, ne rien sentir, dormir et encore dormir, tel est aujourd’hui mon unique vœu…

08 septembre 2020

Cités assoupies

Quand on pénètre en Médoc, c'est un peu comme si on entrait dans un monde parallèle. Cette péninsule en fer de lance s’étend nonchalamment du sud au nord entre l’océan et l’estuaire de la Gironde. D’un côté, des plages et des forêts de pins à perte de vue, juste interrompues par l’immensité paisible du lac d'Hourtin-Carcans. De l’autre des berges limoneuses, sur lesquelles on trouve quelques uns des plus beaux vignobles français. En traversant ces villages aux noms enchanteurs on ressent déjà comme le parfum enivrant du vin. Margaux, Saint-Julien Beychevelle, Pauillac, Saint-Estèphe, ils sont quatre comme les mousquetaires à défendre la reine des Grands Crus Classés, si tant est qu’il y en eut... Sont-ils d’ailleurs tous encore à la hauteur du classement de 1855, c’est là la question… Si Napoléon III ou quelque distingué sommelier de sa cour revenait, il aurait peut-être à redire.
Peu importe en somme, le poids des ans et des traditions semble avoir figé pour l’éternité les vertus des nectars.
Mais derrière les éblouissantes façades des propriétés qu’il est convenu d’appeler châteaux, sises au milieu de l’océan tranquille et immuable des vignes, les villages ont des allures de fantômes. La charmante cité de Pauillac semble endormie. Dans le port, pas un bateau ne bouge sous le soleil et dans les rues, il n’y a plus des magasins d’autrefois que les portes closes et les vitrines occultées. Quelques jeunes désœuvrés ici ou là, deux ou trois chalands attablés à un bistrot, rien de plus.
Décidément ce monde est hors du temps.

Pourtant, à côté du culte ancestral du raisin, on trouve d’étonnantes traces d’un passé, sans doute trop oublié. A Pauillac, la capitainerie arbore fièrement une statue dans le genre naïf du marquis Gilbert du Motier de de La Fayette. Elle rappelle aux visiteurs que ce dernier, âgé de 19 ans, embarqua précisément de cet endroit sur la Victoire en avril 1777 pour son premier voyage vers l’Amérique, dans le but de prêter main forte aux troupes de Washington.

Lorsqu’on remonte au bout du Médoc, à Soulac, c’est à une réplique de la statue de “la Liberté éclairant le monde” à laquelle on est confronté. Erigée en 1980 pour commémorer dans le même esprit l'alliance franco-américaine, elle fait face fièrement à l’océan, flanquée de la bannière étoilée qui claque ce jour dans ciel d’un bleu immaculé. Il n’en faut pas plus pour réjouir le cœur d’un amoureux de la Liberté….