31 mai 2014

Guerres picrocholines

En somme l'affaire Bygmalion, ce n'est rien ou presque...
Un parti politique, l'UMP, est amené à soutenir son candidat à l'élection présidentielle. Qu'y a-t-il là de choquant ?
Rien dans un pays normal....
Mais voilà nous sommes en France et c'est sans compter avec ses lois sublimes qui réglementent le financement des campagnes électorales. Dans un souci d'égalité parait-il, elles imposent aux contribuables, via l'impôt, la charge d'une bonne partie des dépenses des candidats et plafonnent le reste, à savoir les dons, selon des normes qu'Ubu même, n'aurait pas désavouées. Plus les lois sont nombreuses et compliquées, plus le risque de les enfreindre grandit...
Dans l'élan des dernières illusions accompagnant l'équipe de Nicolas Sarkozy en 2012, l'UMP se laissa aller à quelques largesses par l'intermédiaire de l'obscure société Bygmalion.
Résultat, le plafond fatidique fut dépassé, et le pesant engrenage juridique se mit en marche, pour aboutir, deux ans plus tard, à un scandale en forme de psychodrame lilliputien dont notre pays raffole.
Les médias pointant leur gros oeil idiot et myope sur ce champ de bataille microscopique, se plaisent à monter en épingle les guerres picrocholines auxquelles se livrent des gnomes sans inspiration, animés uniquement par des considérations bassement  égoïstes ou partisanes.
Une des contributions les plus révélatrices fut celle d'une ancienne ministre dudit Sarkozy, candidat malheureux à sa succession. Reconvertie dans la retape télévisuelle au sein d'un talk show à deux balles, elle croit utile de feindre la venue des larmes en évoquant les prétendues malversations de son propre camp dans lesquelles elle s'ébrouait sans trop de scrupules, il y a peu.
Elle ne doit pas avoir plus de mémoire qu'un poisson rouge pour oublier qu'elle fut quant à elle la jeteuse d'argent public par les fenêtres à l'occasion du scandale de la grippe H1N1. Elle ne se souvient plus non plus qu'elle acheva la soviétisation de la santé avec sa funeste loi HPST. Peu lui importe sans doute le pays pourvu qu'elle puisse pérorer à son aise.
Quand on est c... on est c... chantait si bien Brassens...

27 mai 2014

Chronique d'une catastrophe annoncée

Au sein du cours changeant de l’actualité, si quelque chose pouvait être anticipé, c’est bien le résultat des élections européennes de ce 25 mai. 
Il fallait voir pourtant les mines affligées des dirigeants des partis politiques auto-prétendus “Républicains”, invités à faire leurs commentaires dès 20 heures ce même dimanche ! 
Sur les visages défaits, le gris des désillusions se mariait au vert d’une rage difficilement contenue. Surréalistes étaient les plateaux télévisés, où les représentants des partis traditionnels, assommés par le coup de massue envoyé par les électeurs, n’avaient vraiment plus grand chose à dire. Dans une ambiance sépulcrale, les déclarations s’apparentaient à des borborygmes confus, et plus rien ne distinguait ces adjudants loqueteux d’armées taillées en pièces.
Tandis que les leaders du Front National paradaient allègrement, avec l’assurance insolente des conquérants, les vieilles troupes humiliées pouvaient ruminer l’échec de plus de trente ans d’une stratégie calamiteuse, s’étalant au grand jour ! Jusqu’au bout, ils avaient cru intelligent de diaboliser celui qu'ils avaient désigné comme l’ennemi absolu et de faire comme s’il n’existait pas en l’excluant par principe du débat. Aujourd’hui, il est en passe d’en devenir l’arbitre ! Belle réussite... 
Ont-ils enfin honte d’avoir mené le pays dans ce bourbier infâme, c’est bien peu probable...
Ces gens ont perverti le jeu démocratique, en poussant à la radicalisation une partie croissante de l’opinion, à force de lâcheté, d’obscurs calculs politiciens, ou bien d’aveuglement devant les réalités. Ils ont par leur incurie et leurs croyances idéologiques bornées, mené la France à un état permanent de quasi faillite, et ils sont même parvenus par leur arrogance à la rendre méprisable ! Elle patauge, à genoux sous le regard dédaigneux du Monde, englué dans les miasmes d’un pseudo modèle social boursouflé de prétention, de démagogie et d’irresponsabilité. 
Le peuple, tant de fois berné, devenu lui-même sans foi ni loi, exprime comme il peut son désarroi. Personne ne saurait prévoir vers quelles extrémités il est capable de se laisser aller. Il risque d’entraîner dans sa navrante errance une Europe de plus en plus mal en point. Si elle s’étiole, c’en sera fini du beau rêve fédéral, seul porteur d’avenir pour les sociétés occidentales menacées par le déclin.
Dans son allocution misérable, débitée d’une voix blanche, sans conviction, François Hollande avoue que “l’Europe est illisible”. Il est temps de s’en apercevoir ! Plutôt que d’avouer ses erreurs, son impuissance, et d’en tirer de vraies conséquences, il se livre à ses habituelles incantations à la croissance, à la simplification et à une France forte ! Grotesque…
Avant lui, le premier ministre Valls, n’avait guère fait mieux en prenant des airs de tragédien aux mimiques ridicules et au phrasé caricatural, pour décrire le fiasco, et annoncer qu’il continuerait envers et contre tout... la même politique ! 
Non sans avoir dans un nouveau mensonge, tenté de racoler les classes populaires perdues avec des promesses en trompe-l’oeil de baisses d’impôts… 
Décidément, ils sont donc incorrigibles !

18 mai 2014

Tout va très bien

Donc, la France semble presque prendre plaisir à s’enfoncer en douceur mais toujours davantage, dans la faillite et la bureaucratie !
Globalement, les Français semblent s’en moquer comme de l’an quarante et leurs dirigeants, qui gambadent avec légèreté dans l'insouciance, sont à leur image. Il n’y a rien à dire en somme. Les citoyens sont bien représentés...

D'ailleurs, scrutin après scrutin, le verdict des urnes en témoigne : défaites en cascades pour les partis au pouvoir, déni de démocratie causé par l'exclusion systématique du Front National, triangulaires ineptes empêchant l'expression d'une majorité, et pour finir, la mascarade européenne, qui devrait être un temps fort, et qui va selon toute probabilité, consacrer par le biais d'une abstention record, le parti le plus anti-européen qui soit...

Alors que tout s’effondre autour de lui dans un bruit mou de chute d’edredons, le Président de la République, avec ses sourires béats, sa bedaine bourgeoise et son humour de garçon de bain, frétille des bajoues en prédisant des lendemains qui chantent, “l'inversion imminente de la courbe du chômage”, et un “retournement économique” miraculeux.
Lorsqu'on s'ébroue dans la nullité, tout est permis, et l'air de la marquise convient fort bien à cet homme désinvolte, affectant une indifférence hilare à tout ce qui l'entoure.
Sans doute est-ce communicatif car ses affidés sont à l'unisson.
La croissance qui devait redémarrer stagne désespérément à 0 depuis le début de l’année. Mais qu’importe, le bien nommé ministre de l’économie Sapin assure que “ce n’est pas grave”... Le nombre de demandeurs d’emplois ne cesse de croître, mais selon François Rebsamen, ministre du travail et de l’emploi, “la tendance est baissière”.

Pendant ce temps, à l’inverse du “choc de simplification” annoncé en grande pompe par le chef de l’Etat, chaque jour apporte son lot de lois ineptes asphyxiant un peu plus le pays dans des contraintes ubuesques. L’indécision le dispute à l’inefficacité. Code du travail, éducation, santé, sécurité, justice, écotaxe, tout se termine en inaction ou en contradictions.
Avec une opiniâtreté d’insecte bousier, le gouvernement s’échine à faire grossir la boule déjà monstrueuse des réglementations inutiles quand elles ne sont pas désastreuses.
Prenant de grands airs de Redresseur de Production, M. Montebourg mouline la farine et farde son incurie derrière des tombereaux de vaines admonestations, et des pelletées de nouvelles ukases étatiques. Accoutré d'une marinière de moussaillon, il se prend pour un amiral. Mais c’est un naufrageur. Les uns après les autres les vaisseaux-entreprises qu’il se targue de manoeuvrer coulent corps et biens sous le poids de ses bonnes intentions. Il met même un surcroît de zèle à saborder ceux qui cherchent à s'en sortir par eux-mêmes ! Mourir franchouillard c’est tout le panache qui s’attache à sa gestuelle de Don Quichotte...

Seul à faire mine de garder son sérieux, le nouveau premier ministre déclame à la manière d'une oraison funèbre ses calculs savants sur le désendettement du pays. Mais il s'emmêle les pinceaux dans les additions et les soustractions. Il est tellement convaincu d'avoir trouvé 50 milliards d'économies par l'opération du Saint-Esprit, qu'il se paie le luxe de les dépenser par anticipation, comme Ubu tirant avec jubilation les leviers de sa chimérique pompe à phynances.

Et dans ce beau pays, comme tout finit en chansons, tandis qu'on voit la ministre de la justice assimiler l'hymne national à un "karaoké d'estrade", d'autres reprennent en choeur l'ineffable niaiserie d'un chanteur de variétés, en agitant comme les fameuses serviettes de Patrick Sébastien, le " chiffon rouge " d'une improbable révolution, aux relents écoeurants des massacres d'antan...

10 mai 2014

Turgot, lumineux (5)

Les quelques textes laissés par Turgot suffisent à mesurer la profondeur de sa pensée, qui à la jonction entre deux mondes, l’ancien et le moderne, s’attache à décrire sans tabou idéologique, mais avec beaucoup de clairvoyance, les lois naturelles qui régissent l’économie, en faisant de cette dernière le ressort indispensable du progrès et de la richesse des nations.

A ce titre, quelques grandes idées mériteraient d’être inscrites dans cette science, au titre d’axiomes :
- La valeur des choses n’a rien d'un a priori, et même n'a rien de stable. Elle dépend du besoin, de la rareté, et de la quantité d’énergie, c’est à dire de travail, qu’on fournit pour les produire.

- Le libre-échange dope le commerce, augmente la production globale de richesses, et garantit que les échanges se fassent au juste prix, réglé par l’offre et la demande, et à la meilleure qualité grâce à la concurrence. En toute circonstance, le commerce libre privilégie les solutions les moins onéreuses et les plus simples. Toute intervention extérieure, notamment gouvernementale, pour tenter de restreindre par principe la liberté, s’avère néfaste et dispendieuse. Elle suggère parfois de manière illusoire une plus grande justice, une meilleure répartition des biens et une maîtrise des prix, mais elle entraîne une foule de conséquences indésirables, et un enchaînement de complications, de réglementations et d’obstacles difficiles à inverser, aboutissant en règle, à l’inverse de l’effet recherché.

- La monnaie est le langage du commerce. Elle constitue une échelle efficace de mesure et de comparaison des valeurs, facilite les échanges et assure la circulation des biens, aussi indispensable à la société que celle du sang l’est pour un animal.

- La constitution de capitaux est essentielle au développement des entreprises. Elle permet de faire les avances indispensables à toute activité, avant que celle-ci ne devienne rentable. Il est normal que celui qui investit ses capitaux dans une entreprise en tire un profit, fonction du risque qu’il prend. A cet égard, la rémunération de l’investissement doit être supérieure à celle du placement, laquelle doit être supérieure à la rente locative.

- Le gouvernement n’a aucune légitimité naturelle pour se mettre à la place des entreprises. Par nature il sera toujours moins compétent, moins réactif, moins responsable, moins économe que l’entrepreneur. Au surplus, il ne peut alléguer aucune supériorité a priori en terme d’honnêteté, et son intervention fausse le libre jeu de la concurrence en créant des situations de monopole.

- L’inégalité est naturelle. Loin d’être un fléau, elle peut être source d’émulation, d’amélioration et elle stimule les échanges qui n’auraient aucune raison d’être dans un monde uniforme, fait d’êtres totalement égaux. A ce propos, rien ne prouve que l’enrichissement même massif de certains, entraîne nécessairement l’appauvrissement des autres…


Turgot peut être considéré comme le premier économiste de l’époque moderne. Il devance chronologiquement Adam Smith et de l’aveu de Schumpeter le dépasse largement en pertinence et en originalité. Ses prédictions éclairantes auraient pu éviter pour un peuple sensé, les sanglants égarements de la Révolution, et réduire à néant la bouillie nauséabonde du marxisme. La justesse de ses propositions a été vérifiée en maints endroits du monde et en de nombreuses occasions. Comme les lois physiques expliquées par Newton, jamais elles n’ont été démenties. L’essor fabuleux des Etats-Unis en est une illustration éloquente et l’explosion économique actuelle de la Chine ou de l’Inde apportent de nouvelles confirmations à ces théories.
On sait hélas, que le proverbe “nul n’est prophète en son pays”, s’applique parfaitement à Turgot dont les conseils n’ont guère été suivis... qu’à l’étranger !

Ses diagnostics et ses recommandations gardent une fraîcheur incroyable. Ils pourraient sans peine être transposés à l’époque actuelle. Hélas, les barbouilleurs de lois qui prétendent gouverner la France sont bien loin d’en mesurer le potentiel. Ils restent englués dans des principes d’un autre âge, et quoiqu’ils en voient l’échec patent, ils continuent de s’inspirer d’une idéologie désastreuse.


Certes la France a du se résoudre à laisser entrer un peu de capitalisme dans son système économique, et le socialisme arrogant sous la pression de la réalité, est contraint de rabattre sans cesse ses prétentions, mais c’est avec une telle réticence, et en pérennisant tant de contraintes, tant de réglementations, tant d’étatisme, qu’on ne peut que louer les entrepreneurs qui malgré tous ces boulets, réussissent encore à faire de notre pays une nation développée !
Comment peut-on avoir dans notre pays, un peu plus de 2 siècles après les écrits lumineux de Turgot, une conception toujours aussi bornée, aussi rétrograde des mécanismes de l’économie, c’est un bien grand mystère, si ce n’est un vrai scandale, car seule une ignorance coupable peut expliquer cela….

08 mai 2014

Turgot lumineux (4)

Dans le court essai sobrement qualifié de projet d'article, intitulé Valeurs et monnaies, daté de 1769, Turgot peaufine les principaux concepts qu'il a précédemment forgés. L'épure est d'autant plus convaincante, qu’elle est dénuée de toute rhétorique ou d’effet de style. Seul le raisonnement se déploie, étape par étape et d’évidence en évidence pourrait-on dire, tellement il paraît limpide, jusqu’à atteindre une portée universelle, intemporelle.

Turgot s’emploie tout d’abord à montrer combien est essentielle la détermination de la valeur des choses, qui conditionne pour ainsi dire notre vie. Il montre qu'il s'agit d’une notion éminemment fluctuante, qui s’apprécie en fonction des circonstances et des besoins, et bien souvent par comparaison. Il n’y a en l’occurrence pas de valeur absolue.
Ainsi un sauvage esseulé sur une île déserte fera plus de cas s'il a faim, "d’un morceau de gibier que de la meilleure peau d’ours, mais que sa faim soit satisfaite et qu’il ait froid, ce sera la peau d’ours qui lui deviendra précieuse…”

Quoique le prix qu'on accorde à une chose dépende donc largement du besoin qu'on en éprouve, il est encore plus lié à la difficulté qu'on rencontre à se la procurer. Par exemple, “l’eau malgré sa nécessité et la multitude d’agréments qu’elle procure à l’homme n’est point regardée comme précieuse dans les pays bien arrosés.”
La rareté est donc un autre déterminant de la valeur des choses, tout comme le travail nécessaire à leur production.

Ces préliminaires posés, la vision peut s'élargir. Si dans la même île déserte, deux êtres viennent à se rencontrer, et s'ils ne trouvent pas l'occasion de se battre, ils comprendront sans doute assez vite tout l’intérêt des échanges.
Plutôt que de s’enquérir chacun de son côté des mêmes biens : chasser ou pêcher pour se nourrir, faire des vêtements pour s’habiller, chercher du bois pour se chauffer, il leur apparaîtra tôt ou tard plus efficace de s’échanger ce que chacun aura acquis, en plus du nécessaire. En se spécialisant, ils ne peuvent en effet que s'apercevoir qu’ils gèrent mieux leur temps, mais aussi qu'ils acquièrent de l’habileté, sont mieux à même de développer des compétences ou des techniques, et finalement produisent
plus de biens en se répartissant les tâches, que si chacun devait les accomplir toutes successivement.
Autrement dit, “l’introduction de l’échange entre les deux hommes augmente la richesse de l’un et de l’autre, c’est à dire leur donne une plus grande quantité de jouissances avec les mêmes facultés.”
A l'inverse, si chacun avait exactement de quoi satisfaire ses besoins, il n’y aurait plus ni échange, ni commerce, ni émulation et donc pas de progrès. Ce serait un monde dont l’uniformité tiendrait plus de l’animalité que de l'humanité.

Avec l’accroissement du nombre des individus, les effets de cette mécanique s'amplifient grâce à la diversité des compétences, et surtout de la concurrence qui s'installe entre les individus pour optimiser les échanges et améliorer leur qualité.…
Turgot souligne cependant qu’une des puissantes incitations poussant à échanger des denrées réside dans “la supériorité de la valeur estimative attribuée par l’acquéreur à la chose acquise sur la chose cédée.” En d'autres termes, il faut ressentir davantage de nécessité pour le bien qu'on acquiert que pour celui qu'on cède.
Le plein épanouissement de ce système passe par l'invention de la monnaie, qui facilite l’évaluation des biens et décuple la portée des échanges. Ainsi naît le commerce dont la monnaie est en quelque sorte l’expression naturelle. Celle-ci "a cela de commun avec toutes les espèces de mesures, qu’elle est une sorte de langage qui diffère, chez les différents peuples, en tout ce qui est arbitraire et de convention, mais qui se rapproche et s’identifie, à quelques égards, par ses rapports, à un terme ou étalon commun.”

*****

On ne saurait évoquer le legs intellectuel laissé par Turgot sans citer les lettres sur le commerce des grains qu'il écrivit à celui qui le précéda immédiatement dans la fonction de Contrôleur Général des Finances, l’Abbé Terray.
Ecrites en 1770, elles attestent du génie visionnaire de leur auteur qui préfigura étonnamment l’avènement du capitalisme industriel, en en faisant une description résolument optimiste, aussi solide que les démonstrations éclatantes de Newton en physique. Seulement trois des 7 lettres sont parvenues jusqu’à nous, mais quelle leçon !

Il faut préciser qu'à la fin du règne de louis XV, le pays se trouvait en quasi faillite tant l'Etat était endetté, tant il y avait de pauvreté, et tant le système économique était asphyxié sous une chape de réglementations plus archaïques les unes que les autres. Face à cette misère proliférante, un certain nombre d'idées reçues circulaient, dont l’abbé Terray était un des partisans, qui faisaient de la liberté du commerce une des causes du désordre, car “elle n’était favorable qu’au plus petit nombre des citoyens, indifférent aux cultivateurs et très préjudiciable à l’incomparablement plus grand nombre des sujets du Roi.”
Les mêmes imaginaient qu’il était donc opportun de rogner les revenus des propriétaires terriens par tous les moyens, dont l’augmentation des charges et des impôts. On prônait également l’alourdissement des taxes sur le commerce avec l’étranger.

Complètement à contre courant de la pensée dominante de l'époque,Turgot démontre dans ces missives inspirées que ce genre de politique est non seulement inopérant, mais qu’il ne peut très probablement qu’aggraver la situation.
Il lui paraît absurde notamment de penser qu'en appauvrissant systématiquement les riches, on puisse améliorer le sort des pauvres, et en défendant l'idée inverse, il invente tout simplement le capitalisme moderne.
“L'accroissement de richesses pour la classe des fermiers cultivateurs", écrit-il, "est un avantage immense pour eux et pour l’Etat. Si l’on suppose que l’augmentation réelle du produit des terres soit le sixième du prix des fermages.../... ce sixième accumulé pendant six ans au profit des cultivateurs fait pour eux un capital égal à la somme du revenu des terres affermées. Je dis capital, car le profit des cultivateurs n’est pas dissipé en dépenses de luxe. Si l’on pouvait supposer qu’ils le plaçassent à constitution pour en tirer l’intérêt, ce serait certainement un profit net pour eux, et l’on ne peut nier qu’ils en fussent plus riches ; mais ils ne sont pas si dupes, et ils ont un emploi bien plus lucratif à faire de leur fonds; cet emploi est de le reverser dans leur entreprise de culture, d’en grossir la masse de leurs avances, d’acheter des bestiaux, des instruments aratoires, de forcer les fumiers et les engrais de toute espèce, de planter, de marner les terres, s’ils peuvent obtenir de leurs propriétaires un second bail à cette condition…”

La facilité pour les entrepreneurs d'accumuler des capitaux, loin d'être nuisible à la société, dynamise donc l'industrie et le commerce, conduit à l'augmentation du nombre des marchands, et ce faisant, contribue non pas à augmenter les prix mais à les diminuer.
A contrario, ni les taxes, ni les règlements contraignants "ne produiront un grain de plus", mais ils ne peuvent que brider le marché et empêcher que le grain, surabondant dans un lieu, ne soit porté dans des lieux où il est plus rare.

In fine, il apparaît évident que les intérêts du propriétaire, du cultivateur et du consommateur sont liés et qu'il n’y a donc aucune raison pour que la liberté du commerce profite ou nuise plus aux uns qu’aux autres, ce qui fait s’interroger Turgot : “Qu’imagine-t-on gagner en gênant la liberté ?"

Turgot s'oppose également avec force à la sur-taxation du commerce extérieur ainsi qu'à toute mesure protectionniste.
En premier lieu, il souligne l’importance pour un pays d’avoir une balance commerciale équilibrée car “sans cette égalité de balance, la nation qui ne ferait qu’acheter sans vendre serait bientôt épuisée, et le commerce cesserait.”
Ainsi tombe l'unique argument plaidant pour le protectionnisme, car “Ce n’est que sur l’excès dont l’exportation surpasse l’importation, qu’on peut imaginer de faire porter la portion de l’impôt qu’on voudrait faire payer aux étranger." Dans tous les autres cas, "les propriétaires nationaux resteront toujours chargés de la totalité de l’impôt."
Ainsi, l'idée "de faire contribuer les étrangers aux revenus de l’Etat et de détourner le poids d’une portion des impôts de dessus la tête des propriétaires nationaux.../... n'est qu'une pure illusion", et “tous les efforts que l’ignorance a fait faire aux différentes nations pour rejeter les unes sur les autres une partie du fardeau n’ont-ils abouti qu’à diminuer, au préjudice de toutes, l’étendue générale du commerce, la masse des productions et des jouissances et la somme des revenus de chaque nation.”

Non seulement la vision de Turgot s'inscrit dans une modernité étonnante, mais elle pressent le caractère néfaste de l'étatisation et des nationalisations.
Il commence sa démonstration par une observation de bon sens : "Quand le gouvernement [par ses réglementations et ses impôts et taxes] a détruit le commerce qui l’aurait fait vivre, il faut que le gouvernement s’en charge.../…
Mais lorsque ce dernier se met à la place des entrepreneurs, cela génère de l'inertie, sans pour autant prémunir contre le risque de malversations, "parce qu’il emploie des agents subalternes aussi avides au moins que les négociants, et dont l’avidité n’est pas, comme celle de ces derniers réprimée par la concurrence." Au surplus, "ses achats, ses transports se feront sans économie.../... il ne commencera d’agir qu’au moment du besoin."
A cet égard, il met en garde contre le projet proposé par plusieurs experts, de “former une compagnie qui, au moyen du privilège exclusif d’acheter et de vendre, se serait chargée d’acheter toujours le grain au même prix, et de le donner toujours au peuple au même prix”. Ce système revient à instituer un double monopole : “Monopole à l’achat contre le laboureur, monopole à la vente contre le consommateur.”
En outre et surtout, même en n’employant que des gens dotés d’une “probité angélique” et d’une “intelligence plus qu’angélique” on ne parviendrait qu’à mettre sur pied une machinerie complexe et inefficace: comment garantir un prix constant si plusieurs années de disette se succèdent, et si “par la mauvaise régie, par les fautes et les négligences, par les friponneries de toute espèce attachées à la régie de toute entreprise trop grande et conduite par un nombre trop grand d’hommes, que deviendra la fourniture qu’elle s’est engagée à faire ?.” “Daignez envisager”, s’exclame Turgot, “l’effet qui résulterait de la banqueroute d’une pareille compagnie.”
Par cet avertissement dont l’écho se prolonge jusqu’à l'époque contemporaine, pour ceux qui veulent bien l’entendre, Turgot tente de prévenir l’émergence de trusts publics ou privés, si énormes, que la perspective de leur défaillance peut faire vaciller le système entier. Cette idée est parfaitement résumée par le fameux “too big to fail” anglo-saxon...

En définitive, Turgot s’interroge sur les raisons qui poussent certains à vouloir “s’échiner à produire par les moyens les plus compliqués, les plus dispendieux, les plus susceptibles d’abus de toutes espèce, et les plus exposés à manquer tout à coup.../… ce que le commerce laissé à lui-même doit faire infailliblement, à infiniment moins de frais et sans aucun danger, c’est à dire égaliser autant qu’il est possible les prix du grain dans les bonnes et dans les mauvaises années….”C’est pourquoi il propose à l’abbé Terray, de supprimer tous les droits de minage et de péage existant encore sur les grains, l’abrogation de la maîtrise de boulangers nuisant à une saine concurrence, et en revanche, de promouvoir toute mesure destinée à encourager les meuniers à produire de la bonne mouture et de bonnes farines…