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22 janvier 2007

De la liberté


Depuis Bentham, on accuse souvent l'utilitarisme de conduire au sacrifice de l'indépendance individuelle au motif de la satisfaction d'un standard de bien-être collectif.
John Stuart Mill (1806-1873) revendique l'utilitarisme comme fil conducteur de sa pensée sans ambiguïté : « Je considère l'utilité (dans son sens le plus large) comme le critère absolu dans toutes les questions éthiques. »
Pourtant, son ouvrage traitant de la Liberté démontre un attachement sincère à défendre avant tout l'individu, face à toutes les oppressions et contraintes notamment celles de l'Etat. Il analyse également avec beaucoup de pertinence et de prescience la nature et les limites du pouvoir que la société peut légitimement exercer sur l'individu et livre de fortes pensées sur la société moderne libre et responsable telle qu'il l'imagine idéalement.
La primauté de l'individu
Pour Mill, inspiré par le principe de l'habeas corpus, « sur lui-même, sur son corps et son esprit, l'individu est souverain ». Aucun pouvoir n'a donc de légitimité pour lui imposer des contraintes sauf pour une seule raison : l'empêcher de nuire aux autres.
Le philosophe juge toute autre coercition contraire à l'esprit de liberté, notamment celles qui s'exerceraient « sous prétexte que ce serait meilleur pour lui, que cela le rendrait plus heureux ou que dans l'opinion des autres agir ainsi serait sage ou même juste »
Certes, une personne peut nuire aux autres par sa seule inaction. La contrainte doit être exercée dans ce cas avec beaucoup de prudence : « rendre quelqu'un responsable de ne pas avoir empêché un mal c'est l'exception. »
Eloge de la contestation et de la dissidence
Il est nécessaire que les individus se servent de la liberté à bon escient. Elle doit avant tout leur servir à conserver un jugement critique en toute chose : « La tendance fatale de l'humanité à laisser de côté une chose dès qu'il n'y a plus de raison d'en douter est la cause de la moitié de ses erreurs. » A bien des égards, le droit de contester s'apparente à un devoir : « s'il était interdit de remettre en cause la philosophie newtonienne, l'humanité ne pourrait aujourd'hui la tenir pour vraie en toute certitude. » Cette opinion était d'autant plus méritoire à l'époque où elle fut écrite que personne n'aurait sérieusement douté du caractère intangible de la physique de Newton.
Autrement dit, même face à des idées quasi établies, il convient de rester critique car quoique « le bien être de l'humanité pourra presque se mesurer au nombre et à l'importance des vérités arrivées au point de n'être plus contestées », il importe de poursuivre aussi longtemps que possible, à l'instar de la dialectique socratique, « une discussion négative des grandes questions de la philosophie et de la vie » visant à remettre en question, ne serait-ce que pour garder la capacité de démonter leur bien-fondé, « les lieux communs de l'opinion reçue ».
Ceci amène Mill à défendre par principe, les avis minoritaires et à plaider pour que la plus grande diversité possible règne en matière d'opinions, au moins tant que l'esprit humain se trouve en un « état imparfait » :
« Lorsqu'on trouve des gens qui ne partagent pas l'apparente unanimité du monde sur un sujet, il est toujours probable – même si le monde est dans le vrai – que ces dissidents ont quelque chose de personnel à dire qui mérite d'être entendu, et que la vérité perdrait quelque chose à leur silence ».
Par voie de conséquence Mill, dont la nature anglo-saxonne transparaît ici de manière évidente, attache la plus grande importance à l'originalité et à l'excentricité : « Les individus capable d'apporter originalité et idées nouvelles sont le sel de la terre. Sans elles la vie deviendrait une mare stagnante. » Ou bien encore : « L'excentricité et la force de caractère vont toujours de pair, et le niveau d'excentricité d'une société se mesure généralement à son niveau de génie, de vigueur intellectuelle et de courage moral. »
Par anticipation il voit déjà le péril représenté par la pensée unique : « A présent les individus sont perdus dans la foule. En politique c'est presque un lieu commun de dire que c'est l'opinion qui aujourd'hui dirige le monde »
Prenant l'exemple de la Chine, dont il admire la civilisation très précoce, il déplore qu'elle se fusse figée depuis si longtemps dans un formalisme stérilisant : « elle a réussi à uniformiser un peuple en faisant adopter par tous les mêmes maximes et les mêmes règles pour les mêmes pensées et les mêmes conduites.../... Si l'individualité n'est pas capable de s'affirmer contre ce joug, l'Europe, malgré ses nobles antécédents et le christianisme qu'elle professe, tendra à devenir une autre chine »
Si John Stuart Mill est intransigeant s'agissant de la liberté d'opinion, il se garde bien d'en avaliser certaines conséquences pratiques : « Personne ne soutient que les actions doivent être aussi libres que les opinions. Au contraire, même les opinions perdent leur immunité lorsqu'on les exprime dans des circonstances telles que leur expression devient une instigation manifeste à quelque méfait. » On peut se demander ce qu'il aurait pensé des ayatollahs de l'alter-mondialisme qui se croient autorisés au nom de leur croyance et fort du principe de la « désobéissance civile », à détruire des champs de maïs transgéniques ou à démonter des restaurants fast-food...
A cet égard il fustige également l'attitude de nombre d'autorités religieuses ayant édicté des idées en dogmes, poussant notamment les hommes à abandonner leur liberté et leur esprit de contestation. Par exemple, « Selon la théorie calviniste le plus grand péché de l'homme c'est d'avoir une volonté propre. Tout le bien dont l'humanité est capable tient dans l'obéissance. La nature humaine étant corrompue il n'y a de rachat pour quiconque n'a pas tué en lui la nature humaine. » « Nombreux sont ceux qui croient sincèrement que les hommes ainsi torturés et rabougris sont tels que les a voulus leur créateur, tout comme beaucoup croient que les arbres sont bien plus beaux taillés en boule ou en forme d'animaux que laissés dans leur état naturel »
Or, « Il existe un modèle d'excellence humaine bien différent du calvinisme, à savoir que l'humanité n'a pas reçu sa nature seulement pour en faire l'abnégation. » Car « si l'homme a été créé par un Être bon, il est alors logique de croire que cet Être a donné à l'homme ses facultés pour qu'il les cultive, les développe, et non pour qu'elles soient extirpées et réduites à néant. »
De la relativité des opinions
En vrai sage, Mill se méfie de la prétendue vérité de certaines opinions tant elle s'avère relative et sujette à variation en fonction de l'endroit et de l'époque : « Les causes qui font de quelqu'un « un anglican à Londres sont les mêmes qui en auraient fait un bouddhiste ou un confucianiste à Pékin. »
Chaque époque professe nombre d'opinions « que les suivantes ont estimé non seulement fausses, mais absurdes. »
Au surplus, « le caractère impressionnant d'une erreur se mesure à la sagesse et à la vertu de celui qui la commet » : Mill cite à l'appui de cette thèse les exemples édifiants de Socrate, et de Jésus, jugés coupables de méfaits imaginaires alors qu'ils incarnaient au contraire des modèles de justice et de moralité, il évoque également Marc-Aurèle, si sincèrement soucieux du bien et qui pourtant laissa persécuter tant de gens.
« Les chrétiens qui sont tentés de croire que ceux qui lapidèrent les premiers martyrs furent plus méchants qu'eux-mêmes devraient se souvenir que Saint-Paul fut au nombre des persécuteurs. » En réalité, « ils auraient agi exactement de même s'ils avaient vécu à cette époque et étaient nés juifs. »
Les hommes et les gouvernements doivent donc « agir du mieux qu'ils le peuvent. Il n'existe pas de certitude absolue, mails il y en a assez pour les besoins de la vie » et « l'histoire regorge d'exemples de vérités étouffées par la persécution », mais « lorsqu'une opinion est vraie, on a beau l'étouffer une fois, deux fois et plus encore, elle finit toujours par réapparaître dans le corps de l'histoire pour s'implanter définitivement. »
Eloge de la responsabilité citoyenne
Selon Mill, « La liberté comme principe ne peut s'appliquer à un état de chose antérieur à l'époque où l'humanité devient capable de s'améliorer par la libre discussion entre individus égaux. » Autrement dit, « Le despotisme est un mode de gouvernement légitime quand on a affaire à des barbares, pourvu que le but vise à leur avancement. »
La liberté se mérite donc et il n'y a aucune gloire à vivre dans un pays libre. Au contraire, il s'agit d'un bien fragile qu'il est de la responsabilité citoyenne de faire fructifier. Plus une société fait bon usage de la liberté, plus elle mérite que celle-ci soit étendue.
Ces notions sont fondamentales pour tenter de répondre à certaines interrogations très actuelles:
-La liberté de travailler le week end à laquelle le philosophe anglais ne voit guère de raison de s'opposer : « le plaisir et la récréation d'une majorité de gens vaut bien le travail d'une minorité, pourvu que leur occupation soit choisie librement et puisse être librement abandonnée. » Après avoir évoqué la légitimité d'un surcroît de salaire proportionnel et l'établissement d'un jour compensatoire de congé dans la semaine, la seule raison qui reste pour justifier les restrictions sur les amusements du dimanche, c'est de dire « qu'ils sont répréhensibles du point de vue religieux. » Mais lorsqu'on refuse à certains le droit de faire ce que leur religion leur permet au motif que c'est interdit par sa propre religion, « c'est croire que non seulement Dieu déteste l'acte du mécréant, mais qu'il ne nous tiendra pas non plus pour innocents si nous le laissons agir en paix. »
-La vente libre de produits toxiques notamment des drogues, n'est pas davantage choquante dans une société éclairée : « Si l'on achetait de poison ou si l'on en s'en servait jamais que pour empoisonner, il serait juste d'en interdire la fabrication et la vente. » On peut en revanche invoquer sans violation de liberté une précaution telle que d'étiqueter la drogue de façon à en spécifier le caractère dangereux, « car l'acheteur ne peut désirer ignorer les qualités toxiques du produit. »
-Idem pour la vente d'armes, légitime à condition de proposer une réglementation minimale avec la date de la vente, le nom et l'adresse de l'acheteur, la qualité et la quantité précises vendues ainsi que l'usage prévu de l'objet.
-Idem enfin pour les établissements de jeux ou pour ceux destinés par nature à un public restreint : « les contraindre à entourer leurs affaires d'une certain degré de secret et de mystère, afin que personne ne les connaisse hormis ceux qui les recherchent. »
Parmi les lois que Mill pense légitimes, il en est toutefois certaines qui paraissent discutables, tant elles semblent inspirées par un malthusianisme désuet : celles « qui interdisent le mariage aux couples qui ne peuvent pas prouver qu'ils ont les moyens de nourrir une famille, n'outrepassent pas le pouvoir légitime de l'Etat. » car « dans un pays trop peuplé ou en voie de le devenir, mettre au monde trop d'enfants, dévaluer ainsi le prix du travail par leur entrée en compétition, c'est faire grand tort à tous ceux qui vivent de leur travail. »
Hormis cette exception un peu étonnante mais compréhensible dans l'Angleterre du XIXè siècle, pour Mill, « toute contrainte en tant que contrainte est un mal », et il faut se méfier des bonnes intentions en matière de prévention, car « Il est beaucoup plus aisé d'abuser de la fonction préventive du gouvernement au détriment de la liberté que d'abuser de sa fonction punitive. »
Dans cet ordre d'idées, les restrictions imposées au commerce, à la production commerciale ou à l'industrie, sont des contraintes inutiles puisqu'il est prouvé que « le seul moyen de garantir des prix bas et des produits de bonne qualité c'est de laisser les producteurs et les vendeurs parfaitement libres, sans autre contrôle que l'égale liberté pour les acheteurs de se fournir ailleurs. » pour John Stuart Mill, la doctrine dite de libre-échange repose donc sur « des bases non moins solides que le principe de liberté individuelle. »
Contre la toute puissance de l'Etat
John Stuart Mill, tout comme Tocqueville avec lequel il entretint une amitié et une grande communauté de vues, se méfiait des doctrines étatistes : « L'argument le plus fort contre l'intervention du public dans la conduite purement personnelle, c'est que lorsqu'il intervient il y a fort à parier que ce soit à tort et à travers. »
« Nous n'avons qu'à supposer une diffusion considérable d'opinions socialistes pour voir qu'il peut devenir infâme aux yeux de la majorité de posséder davantage qu'une quantité très limitée de biens... »
« Toute fonction ajoutée à celle qu'exerce déjà le gouvernement diffuse plus largement son influence sur les espoirs et les craintes et transforme davantage les éléments actifs et ambitieux du public en parasites ou en comploteurs. »
« Si tous les meilleurs talents du pays pouvaient être attirés au service du gouvernement une proposition visant à ce résultat aurait assurément de quoi inquiéter. »
S'agissant de la fonction publique, Mill développe une conception à l'évidence minimaliste. En matière d'éducation par exemple, il n'accorde guère à l'Etat qu'un rôle d'incitation et de contrôle : « Si le gouvernement prenait la décision d'exiger une bonne éducation à tous les enfants, il s'éviterait la peine de leur en fournir une. »
En réalité, la diversité de l'éducation lui parait au moins aussi essentielle que celle d'opinions. Or « une éducation générale dispensée par l'Etat ne peut être qu'un dispositif visant à fabriquer des gens sur le même modèle. » Et comme le moule ne pourrait être que celui satisfaisant le pouvoir dominant au sein du gouvernement, « plus cette éducation serait efficace, plus elle établirait un despotisme sur l'esprit qui ne manquerait pas de gagner le corps. »
Dernier argument incitant à limiter les pouvoirs et l'influence de l'Etat, c'est celui qui part du constat que dans un pays où il a pris trop d'importance, les citoyens ont tendance à tout attendre de lui mais aussi à le rendre responsable de tout ce qui leur arrive de fâcheux. Lorsque les maux excèdent leur patience, ils se soulèvent et font ce qu'on appelle une révolution. Après quoi le gouvernement change de mains mais « tout reprend comme avant sans que la bureaucratie ait changé et que personne soit capable de la remplacer. »
A l'inverse remarque Mill, laissez n'importe quel groupe d'Américains sans gouvernement et « il serait capable d'en improviser un et de mener cette affaire ou toute autre affaire civile, avec assez d'intelligence, d'ordre et de décision. Voilà comment devrait être tout peuple libre. »
En définitive, « Un Etat qui rapetisse les hommes pour en faire des instruments dociles entre ses mains, même en vue de bienfaits, un tel Etat s'apercevra qu'avec de petits hommes rien de grand ne saurait s'accomplir, et que la perfection de la machine à laquelle il a tout sacrifié n'aboutit finalement à rien, faute de cette puissance vitale qu'il lui a plus de proscrire pour faciliter le jeu de la machine. »
Pour conclure, la vision de ce philosophe modeste paraît extrêmement percutante et moderne. Sa conception de la liberté, très humaine, très humble constitue un modèle pour les démocraties modernes soucieuses de s'améliorer.
Un de ses points forts est de placer l'individu au coeur de la problématique, et d'en faire le premier bénéficiaire en posant qu'assortie de la responsabilité, la liberté de chacun débouche naturellement sur la liberté et le bien-être de tous.
Toutefois, à l'instar des chrétiens avec leur morale, il faut souvent trouver un compromis entre ce qu'on estime juste et bon et ce qu'on est capable de s'imposer à soi-même. Plus la distance est grande entre les deux et moins la condition humaine a de chances de progresser.
En définitive il est probablement raisonnable de ne pas avoir un idéal trop haut, mais de s'y tenir et d'y tendre de manière pragmatique et critique.