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18 octobre 2023

Intermède Goldberg

Depuis bien longtemps, j’ai pris l’habitude de me ressourcer dans l'affusion musicale inépuisable et indiciblement apaisante des variations Goldberg de Johann Sebastian Bach.
Pour échapper à l’horreur de l’actualité, au vertige de la barbarie et du non sens qui tel un trou noir nous aspire de plus en plus, je reviens donc à mon alpha, qui sera sans nul doute également l’oméga de mon destin, si tant est que je puisse pleinement en profiter jusqu’aux confins de mon existence terrestre.
La publication toute récente d’une nouvelle version de ce chef-d'œuvre par le pianiste danois Vikingur Olafsson donne l’occasion de plonger à nouveau dans cet absolu de bien et de beauté.
On retrouve sous les doigts de cet artiste, la grâce unique faite de légèreté, de fantaisie et d’inventivité qui ne sacrifie rien à la fidélité, mais qui la transcende et l’illumine. Il y a une puissance à la fois grave et joyeuse qui vous transporte quasi instantanément. Tout en faisant indéfectiblement partie d’un ensemble, chaque variation s’individualise à merveille comme un monde à part entière, empli d’une troublante évidence. Certaines sont époustouflantes de virtuosité (variation 1 et 5 enlevées avec tant de gourmandise qu'on les entend à peine passer, et 20, superbe), d’autres de profondeur (3, 13, 15, 21, 25, ainsi que le crescendo dramatique des dernières variations, et bien sûr l’énigmatique et envoûtante aria qui commence et qui termine le parcours). La prise de son est idéale, très précise, d'une pureté quasi cristalline, avec juste ce qu’il faut de réverbération et de rondeur.

Il y a tant d'interprétations à ce jour qu’il est bien difficile de savoir ce qu’apporte un énième regard, et pourtant…
Cette nouvelle exploration constitue assurément un trop bref moment d’extase et de plénitude…

16 février 2022

Splendeur de Bach

Toujours revenir à Johann Sebastian Bach. Tout simplement parce qu’il représente l’alpha et l'oméga de tout itinéraire musical, et qu’il offre à ses admirateurs un constant soutien spirituel. Objet d’incessantes redécouvertes et de vivifiantes réinterprétations, Bach est toujours là, omniprésent comme un astre bienveillant qui offre un réconfort si précieux dans “l’existence brumeuse”…
Trois artistes illustrent l’éternel renouveau du cantor de Leipzig à l’occasion d'enregistrements récents d'œuvres pour clavier.

David Fray vient de revisiter les variations Goldberg. Disons le tout de suite, cette nouvelle version n’apporte rien de fracassant par rapport à toutes celles qui l’ont précédée. Le toucher est toutefois délicat, le phrasé souple et léger et David Fray adopte un jeu très sobre, sans fioriture inutile, mais non dénué de sensibilité, d’élégance et de liberté. Ce serait donc une version très honorable, parmi bien d’autres, si l’oreille n’était désagréablement écorchée par un grésillement qui parasite très souvent la mélodie. Il est particulièrement net à l’écoute de la première variation mais il sévit tout au long de l’œuvre, notamment dans les forte. Cette défaillance dans la prise de son, très étonnante à notre époque, gâche hélas singulièrement le plaisir. On pourra donc préférer les récentes versions de Lang Lang, Zhu-Xiao Mei, ou encore celle de Céline Frisch au clavecin. Une fois n’est pas coutume ce n=bon vieil instrument à cordes pincées est ici exploité de manière splendide.

Vikingur Ólafsson, jeune artiste islandais apporte quant à lui toute sa fougue pour proposer une vision très originale et décapante, de quelques préludes, fugues et autres variations, inventions et sinfonias. On retient notamment dans ce florilège rafraichissant et acidulé, presque iconoclaste, la version, transcrite pour piano par August Stradal, de la sonate pour orgue BWV 528. Non moins surprenant est l’arrangement du à Alexander Siloti du prélude en mi mineur BWV 855. Il se dégage de ces interprétations une quiétude enivrante, comme nimbée de froides mais cristallines vapeurs de banquise. Un vent de fraîcheur et de jeunesse souffle sur Bach dont on peut dire avec émerveillement avec Ólafsson qu’il est “un miroir pour toutes les générations”.

Rarement on vit plus de grâce mélodique enfin que dans la vision donnée par Piotr Anderszewski du second livre du Clavier Bien Tempéré. Au travers d’extraits choisis et ordonnés au gré de l’artiste on peut apprécier son toucher subtil, tendre, mais très sûr, servi par un legato parfait. La prise de son est ici sublissime, faisant admirablement ressortir la rondeur du piano et son aptitude magique à rendre toute la quintessence du génie musical et spirituel de Bach. On pourrait regretter que cette vision de l'œuvre monumentale de ce dernier ne soit que fragmentaire, mais on ne peut dénier à l’interprète le droit de faire un choix. On aimerait simplement, vu le bonheur qu’on éprouve, qu’il nous en donne davantage ! A écouter et réécouter indéfiniment…

02 février 2021

Winter Blues

Le temps est comme suspendu.
On ne parle que du virus mais celui-ci ne fait jamais comme on prévoit qu’il fera. Au moment où on annonçait une nouvelle déferlante, il paraît vouloir soudain s’assagir. Alors que les variants se multiplient, les contaminations à travers le monde marquent le pas. Le vaccin est arrivé, fondé sur une technique immunisante innovante dont l’efficacité s’annonce redoutable. Et sans nul doute, bientôt les beaux jours reviendront…

Dans cet espace quelque peu confiné, aux contours fuyants, et à l’empreinte imprécise, s’insinue le blues. Baudelaire aurait parlé de spleen et aurait décrit cette sensation de manière jubilatoire. Tout paraît vain dans ce vague à l’âme, hormis l’étrange et pénétrante euphorie triste qu’on pourrait en somme appeler quiétude.
Il y a du chagrin, de l'angoisse et du tragique, mais tout cela peine à s’accrocher sur des choses déterminées, et le mélange contient une joie indéfinissable qui dit qu’il y a quelque chose au bout du chemin. C’est dans ces instants, que la musique n’a pas d’égal pour exprimer ce qui passe à travers l’esprit.

Récemment découverts par la magie d’Internet et de Youtube, trois blues m’ont bouleversé suffisamment pour me conduire à écrire ces lignes. Ils s’inscrivent à merveille dans ces détours pris par ma pensée au cœur des frimas et de la froidure.
Mists of Time, ça commence par les brumes du temps, léguées avec tendresse par John Mayall. Ce vétéran du blues, qui du haut de ses 87 ans, incarne largement  le renouveau du genre à partir de l'Angleterre, a mis toute sa puissance émotionnelle dans cette mélopée suggestive. Il est au chant et il est servi par ses Bluesbreakers, notamment par le jeu fluide du pianiste Tom Canning et par celui, hypersensible, du guitariste Buddy Whittington.
Guitare et piano, l’association fait mouche également dans Sometimes I’m Right chanté par Hubert Sumlin (1931-2011) et ponctué de riffs acides, juste adoucis par le ressac langoureux du clavier, le tempo clair de la section rythmique et les sonorités veloutées de la basse.
Floyd Lee (1933-2020), dont j’ignorais jusqu’au nom, avec sa voix rauque mais chaude, profonde et puissante se déleste quant à lui d’un Mean Blues, aussi pesant que la solitude, obsédant comme l’incommunicabilité des êtres et la douleur accompagnant la perte de ceux qui sont chers, mais transcendant l’obscurité comme une lueur au bout du tunnel... 

Je croyais assez bien connaître les quatuors de Beethoven. Je les ai tant écoutés qu’ils habitent mon for intérieur et participent de mes sensations comme une décoration et un mobilier donnent vie à une demeure. Pourtant j’ai eu un choc en écoutant l’adagio du 15ème, en La mineur, interprété par le Danish String Quartet. Incroyable exercice d’équilibre et de subtilité, duquel émane un sustain extatique de près de vingt minutes. C’est absolument poignant, sublime et magnifique, déchirant tout ce qui avait pu advenir auparavant. Quelle indicible douceur dans la vibration de ces cordes ! Quelle insoutenable légèreté de ces archers vibrionnant, comme s’ils étaient en apesanteur, et comme si toutes les peines depuis la nuit des temps s’effaçaient par magie. Sitôt achevée, on voudrait que cette mélodie recommence sans délai, car elle fait tant de bien... 
Et pour finir, Bach bien sûr. Tout simplement la transcription pour piano de la sonate pour orgue en Mi mineur BWV 528, exécutée par Vikingur Olafsson. Il est islandais, et il importe des sonorités vaporeuses de banquise dans ce tranquille lamento, dont on s’imprègne de la fraîcheur idéale, comme on se laisse envelopper par l’air trouble et réfrigérant de l’hiver...

 Illustration: Paysage. Nicolas de Staël

14 octobre 2020

Bach au Zénith


Chaque nouvelle interprétation des Variations Goldberg constitue pour moi un évènement. Certes elles sont si nombreuses qu’il devient bien difficile de trouver encore quelque originalité dans la manière d’exprimer ce que contient cette partition merveilleuse.
Cette œuvre fut transcrite de tant de manières, qu’on se demande ce qu’on peut encore proposer. On en connaît des versions pour clavecin naturellement, puisque c’est pour cet instrument qu’elles furent écrites. Pour piano, c’est non moins évident depuis que Glenn Gould s’y est aventuré avec bonheur. Mais que dire des interprétations pour guitare, pour accordéon, pour trio à cordes, ou même pour orchestre de jazz ?
Sans doute avant tout que cette œuvre a quelque chose d’unique et d’universel, et qu’elle se prête sans être dénaturée à toutes les conceptions et à toutes les extrapolations aussi fantaisistes soient-elles. Le bonheur qu'elle procure est inusable et incorruptible et fascine autant que l’éclat de l’or ou du diamant.

Comme tout pianiste digne de ce nom, Lang Lang vient de produire “sa” version. Il paraît qu’il la mûrissait depuis 20 ans dans l’intimité de son salon ! C’est dire l’importance de l’enjeu et la quantité de travail que cela suppose, même pour un virtuose tel que lui.
Quoique sceptique de prime abord, je dois dire que je fus conquis dès la première écoute.
Il n’y a rien de vraiment révolutionnaire dans la manière choisie par l’artiste pour aborder ce Graal musical. Le parcours suivi est linéaire, sage et orthodoxe. Tout au plus peut-on mentionner le tempo, sensiblement plus lent que celui adopté par la plupart de ses prédécesseurs (hormis Rosalyn Tureck), mais sans aller jusqu’à l’extrême ralentissement confinant à l’extase hiératique qu’Anton Batagov conféra aux partitas. Tout de même, les plus de 10 minutes consacrées à la 25è variation en forme d’adagio presque romantique, n’en sont pas si loin…
Cela donne une intensité particulière à ces moments durant lesquels l’interprète semble se fondre dans la musique. Ici, il n’y a plus ni fioriture, ni effet de style, c’est limpide et bouleversant (variations 13, 15, 20, 25)).

A mesure que défilent les variations, ce qui frappe, c’est la plénitude du piano. Favorisée sans doute par une prise de son quasi parfaite, avec juste ce qu’il faut de réverbération et une belle rondeur harmonique, elle doit également à la douceur maîtrisée du toucher. Son velouté n’exclut pas vigueur et précision dans les attaques conférant une musicalité indicible aux lignes mélodiques et leur donnant un caractère tantôt joyeux tantôt apaisé mais toujours très affirmé. Bref, ce parcours est un pur enchantement, et procure à l’âme autant de jouissance, d’apaisement et de “récréation de l’esprit” que Bach le souhaitait, à n’en pas douter.. A ceux à qui ces réjouissances ne suffiraient pas, Lang Lang offre une autre version, non moins belle, mais enregistrée en public, au pied même du tombeau de Bach, suivant en cela l’exemple de Zhu Xiao Mei...

14 décembre 2018

Point d'Orgue

Peut-on encore trouver une manière originale d’interpréter la musique de Johann Sebastian Bach ?
La réponse est oui, je le dis tout de suite et en connaissance de cause, après l’écoute des partitas no 4 et no 6, jouées au piano par Anton Batagov*.
Il s’agit de quelque chose d’inattendu, d’exceptionnel, de bouleversant, pour tout dire quelque chose qui vous transporte ailleurs.
La première chose qui frappe évidemment c’est le tempo ralenti à l’extrême que l’artiste adopte. Pour s’en donner une idée, il faut imaginer que chaque œuvre dure plus d’une heure et qu’il faut donc 2 CD pour les contenir, là où la plupart des pianistes casent l’intégralité des 6 partitas !

Il faut passer cette première surprise quelque peu déroutante, ne pas avoir d’obligation trop pressante à satisfaire, et faire preuve d’un peu de patience. Mais au bout du compte, la récompense est là. On comprend peu à peu qu’on a plongé dans un nouveau et merveilleux continuum espace temps dans lequel on évolue avec une troublante délectation.
Chaque mouvement s’étire avec suavité au gré du toucher gracile de mains inspirées, et de la plénitude ronde, quasi parfaite, de la prise de son. C’est chaud, lent et indicible. Le temps fait presque mine de suspendre son cours ou en tout cas de se perdre en d’ondoyants détours.

Par une étrange coïncidence, je découvre cet enregistrement au moment même où ma vie professionnelle arrive à son terme, et ces notes de musique tournant autour de l’infini me procurent un sentiment étrange. C’est une sorte de vide inouï qui se déploie dans mon esprit, mais je n’éprouve aucun vertige ni aucune crainte car il se remplit tranquillement d’une délicieuse certitude. Je n’éprouve pas d’appréhension à m'y laisser flotter en douceur et à m’y abandonner sans retour sachant que rien de mal ne pourra plus arriver.
Une fois encore la preuve est faite de l’universalité de la musique de Bach.
Il n’y a dans cette interprétation ni trahison ni infidélité, mais une tentative réussie de transcender ce que l’on croyait acquis et de voir les choses sous un jour nouveau.
Tout étant relatif, à l’approche de Noël, la joie naît de l’éternel recommencement. Le mystère de la Nativité n’est pas moins éclairant que les lumières de l’été et l’insondable stupidité humaine se noie pour un instant dans le génie de l’Être…

* JS BACH : Partita n° 4 en ré majeur, BWV 828, Jesus bleibet meine Freude, choral de la Cantate Herz und Mund und Tat und Leben, BWV 147, Partita n° 6 en mi mineur, BWV 83. Par Anton Batagov. Melodiya 2017.

06 mars 2017

Bach et le Tao


Il est peu d’émotions artistiques qui côtoient les sommets que permet d’atteindre la musique de Johann Sebastian Bach. A la vérité, c’est une telle merveille qu’elle n’a pas d’égal...

Parmi la profusion de ses œuvres, toutes plus enchanteresses les unes que les autres, celles pour clavier seul offrent une évidence et une pureté absolument bouleversantes.

Depuis qu’à la suite de Glenn Gould revisitant les Variations Goldberg, certains artistes se sont risqués à interpréter au piano ces oeuvres, originellement destinées au clavecin. Elles s’en sont trouvées magnifiées.


Je croyais difficile de trouver encore des interprètes apportant une touche d’originalité à l’interprétation des chefs d’œuvres que j’affectionne tant : Goldberg naturellement, mais également Clavier Bien Tempéré, Partitas, Suites Françaises, Suites Anglaises, Inventions à deux voix et Sinfonias…

Pourtant, par le plus grand des hasards, je tombai il y a quelques jours sur une version du Clavier Bien Tempéré par une pianiste chinoise à laquelle je n’avais pas prêté attention jusqu’alors : Zhu Xiao-Mei. Touché par la grâce de son jeu, j’essayai d’en savoir plus et découvris bientôt l’étonnant destin de cette pianiste, native de Shangai en 1949.


Des fées, ou bien des Muses, s’étaient manifestement penchées sur son berceau. Née dans une famille musicienne, elle manifesta très tôt des dispositions exceptionnelles, qui lui permirent de se produire en concert dès l’âge de 8 ans.
Hélas pour elle, dans le même temps son pays bascula dans le communisme et sous la férule de Mao, tous les intellectuels, tous les artistes devinrent suspects par nature, de porter la contre-révolution. Le seul fait de jouer de la musique occidentale et d’avoir des parents cultivés, lui valut d’être déportée en Mongolie et enfermée dans un camp de rééducation par le travail durant cinq ans. Dans cette geôle, elle dut subir quantité de privations et dut à longueur de journées entendre et répéter les absurdités du socialisme fanatique, allant jusqu’à devoir renier ses propres parents.

Cette cruelle et débilitante séquestration non seulement n’aliéna pas sa raison, mais ne fit que renforcer sa passion. Durant ces années terribles, elle put continuer grâce à quelques complicités, à jouer clandestinement du piano et conçut une vraie dévotion pour la musique de Bach qui l’aida à sublimer cette épreuve.


Ayant survécu à l'enfer, elle parvint à s’exiler aux Etats-Unis en 1980, quatre ans après la mort du tyran, alors que le pays commençait tout juste à s’ouvrir un peu au monde et à la liberté.

Après quelques années passées outre atlantique, elle finit par choisir la France comme nouvelle patrie, où elle réside depuis plus de 30 ans, tout en menant une carrière internationale modeste mais magnifique. Elle retourna en Chine où elle souleva l’enthousiasme d’un public étonnamment jeune, contrairement à ce qu’elle voit en Occident dans les salles de concerts, pluôt peuplées de seniors.


Zhu Xiao-Mei raconte cette épopée peu banale dans un livre (La Rivière et son Secret) et une émission qui lui a été consacrée sur Arte. Elle a gardé de ses origines l’essentiel de ce qui fait l’esprit d’Extrême Orient : élégance distanciée, discrétion, humilité et grande élévation d’âme. C’est sans doute ce qui la rapproche de Bach. Le fait est qu’elle a parfaitement assimilé toutes les subtilités de sa musique. Elle en a pénétré la profondeur sublime, comme en témoigne les lumineuses versions de toutes les partitions qu’elle grava sur CD, jusqu’à l’Art de la Fugue, dont la polyphonie est si complexe à exprimer, et si étrangère a priori à la musique chinoise.
Un des temps forts de son existence fut le concert qu’elle donna en 2014 à Leipzig dans l’église Saint-Thomas, là même où le grand homme repose. Elle y interpréta ses chères Variations Goldberg, qu’elle conçoit comme l’expression d’un message proche de celui du Tao Te King.


On sait combien Bach était empreint d'une foi intense, et comme sa musique s’en ressent, mais on peut parfois s’interroger sur l’idée qu’il avait de Dieu. Selon Zhu Xiao-Mei, comme elle le confie avec humour, il n’y a pas de doute, s’il était chrétien, il n’en était pas moins bouddhiste…

Il est vrai que le livre de la Voie et de la Vertu de Lao Tseu pourrait si bien se marier, sur les cimes de l’entendement humain, avec le flux indicible et indéfini de la musique de Bach… 

Quel bonheur de voir à cette altitude les cultures se rejoindre, et tendre vers un langage universel !

03 décembre 2014

Chaconne



Ce chant si beau demain peut-être
Aura vaincu les pesanteurs
Dont il émane avec des pleurs
Sans oser vraiment tout promettre

Il traverse tendrement l'être
Comme le silence des fleurs
Leurs parfums ou bien les douceurs
Du jour au  moment d'apparaître

Il dit plus que les infinis
Qui sont au dessus de nos têtes
Et dans ses accents inouïs

Résonnent d'indicibles fêtes
Au cœur d'un grand jardin radieux
Peuplé d'archanges et de dieux...


****************************
Inspiré par l'écoute de la Chaconne de la Partita no2 en ré mineur de J.S. Bach, magistralement interprétée à la guitare par John Feeley (à voir et à entendre derrière ce lien)

26 février 2014

Bach est une fête...

La musique de Johann Sebastian Bach (1702-1766) procure une telle joie, une telle béatitude, qu'elle conduit nécessairement à un moment où un autre, l'esprit vers un abîme de perplexité.

Lorsqu’on a la chance d’être un tant soit peu initié aux bienfaits de cette “offrande musicale”, il est bien difficile d'imaginer en effet la vie sans elle, et on perçoit alors l'indicible vertige de l'inconnu sous-tendu par cette fragile mais irréfragable présence.

Elle est assurément une réalité pleine de splendeur pour ceux qui en jouissent, mais combien d'âmes n'ont pu ou ne peuvent profiter de ce trésor ? Et pour un Bach s'exprimant dans ce monde sublunaire, combien d'autres sont restés dans les limbes éthérés ?

Le raisonnement mathématique donne une idée de l'infini côtoyant sans cesse l’univers perceptible. Il est toujours au moins un nombre, et sans doute une multitude, au dessus du dernier qu'on puisse concevoir. Et dans tout système de logique formelle affirmait Gödel, il existe toujours au moins une proposition indécidable.
Dans le Monde, serait-on tenter de penser, il y a toujours au moins une porte donnant sur l’Incommensurable, grande ouverte, mais impossible à franchir...
Il est donc imaginable qu'au dessus de ces sommets artistiques en apparence insurpassables, résident des merveilles encore plus inouïes… La musique est peut-être une sorte de seuil au bord de l’éternité.
En attendant de pouvoir apporter quelque réponse tangible à ces mystères, une chose est sûre : Bach ne cessera d’enchanter la vie intérieure de ceux qui lui prêteront une oreille attentive…


Le DVD permet de profiter pleinement de cette magie, dans des interprétations exceptionnelles. Quelques réalisations remarquables donnent la mesure de l’inspiration qui anima l’immortel Cantor de Leipzig.

Les variations Goldberg constituent l'un des sommets de cette oeuvre prodigieuse. Il est difficile même de trouver les mots pour qualifier toute la fulgurance de ces 30 petites variations enchâssées dans un double aria. Ce mystère qui fait qu'on est plongé dans une extase unique dès les premières notes, et ce jusqu'à la fin. Ce mystère qui fait que l'effet se reproduit sans aucune usure ni lassitude au fil des écoutes successives, tant il y a dans cette musique, de beauté, d'équilibre, de simplicité et de complexité mélodique tout à la fois. Les variations Goldberg ont donné lieu à tellement d'interprétations qu'on pourrait imaginer qu'il n'y a plus vraiment la place pour une nouvelle. Pourtant chacune a sa légitimité assurément, et il n'est pas rare qu'un même artiste ressente le besoin d'en enregistrer plusieurs versions. Ce fut le cas de Glenn Gould dont le nom reste indéfectiblement attaché à la transcription pour piano qu'il fit des ces oeuvres.
Il est indéniable que le passage du clavecin au piano permit d'ouvrir des perspectives inespérées à cet inoxydable trésor. L'instrument, très bricolé de Gould avait une sonorité mate, parfois un peu métallique, évoquant les premiers piano-forte. Il sublima ce manque d'ampleur par ses célèbres vocalises en arrière plan. Sa version la plus aboutie, réalisée à la fin de sa vie, filmée en 1981 par Bruno Monsaingeon, reste un repère incontournable. En resserrant son jeu sur l'essentiel, le dépouillant d'artifices et de fioritures, et avec un remarquable esprit de synthèse, il conféra à l'oeuvre une puissante unité, une homogénéité extraordinaire. Il est quasi impossible d'interrompre l'écoute une fois commencée.


Pareillement, il faut se laisser saisir par l'Allemande qui débute la première des six suites qui n'ont de françaises que le nom... C'est à un doux ravissement, ininterrompu, qu'elle invite le mélomane.
Jouées en public, quasi sans reprendre haleine, par Andras Schiff, ces mélodies, à la fois simples et pénétrantes forment un continuum merveilleux.
La présentation est pourtant austère et les amateurs de jeux de scène en seront pour leurs frais assurément. L'artiste est vêtu à la manière d'un clergyman, et à part les mains dansant avec grâce sur le clavier, le spectacle est inexistant. Il faut même fermer les yeux pour goûter pleinement la saveur indicible de ces mélodies. Pourquoi donc avoir les images me direz-vous ? Sans doute parce qu'elles témoignent de la réalité de ce concert (pourquoi le public s'est-il déplacé, puisqu'il est assis douloureusement sur des bancs de bois, et qu'il n'a même pas le privilège de voir les mains du pianiste ?)
Sans doute aussi parce qu'il y a un supplément d'âme dans une interprétation vivante, dénuée de tout artifice technique. Et pourquoi s'en priver, sachant que rien n'empêche de s'en passer ?


Splendide idée, à l'inverse, que de proposer l'interprétation du colossal chef d'oeuvre musical intitulé Clavier bien tempéré, par quatre musiciens différents ! Deux livres de 24 préludes et fugues, il faut dire que le sujet, par son ampleur monumentale, s'y prêtait.
Ils sont magnifiquement enregistrés et filmés dans des conditions très originales : celles du direct mais sans public, chaque artiste étant au piano dans un décor unique et à la fois changeant. Pour Andrei Gavrilov ce sont les lignes épurées et l'austère dépouillement des salles de la New Art Gallery à Walsall. Pour Joanna McGregor c'est l'étrangeté baroque du palais Güell de Barcelone. Nikolai Demidenko évolue quant à lui dans le cadre somptueux du Palazzo Labia à Venise. Angela Hewitt enfin, joue derrière les murailles médiévales du château Warburg d'Eisenach.
Que retenir de cette expérience ? Des sensations merveilleuses, car il règne au long de ces deux DVD un climat empreint d'une sérénité extatique et l'impression d'une grande homogénéité, en dépit de l'alternance voulue dans l'interprétation aussi bien que dans le choix des lieux. Les prises de vues sont absolument magnifiques et plutôt que d'assister à un spectacle statique devant une assistance recueillie, on apprécie cette promenade intimiste, ravissant les yeux autant que les oreilles. S'agissant de ces dernières, disons en quelques mots, qu'elles apprécient la plénitude fluide du jeu de Gavrilov, la puissance retenue et l'élégance de celui de Demidenko, la saveur fruitée, et la grâce mutine caractérisant le phrasé d'Angela Hewitt, la technique éblouissante et le souci d'authenticité de Joanna McGregor.
On dit que ces œuvres se situent à un niveau si haut, qu'elles découragèrent tous les musiciens qui vinrent après Bach de s'attaquer au genre contrapuntique. Il est vrai qu'on se demande ce qu'on pourrait encore ajouter. Plus on écoute cette musique, plus on en perçoit l'inépuisable richesse. Et bien sûr plus on comprend le supplément d'âme indicible qui fait que Bach est aussi essentiel à l'expression musicale que l'air et l'eau le sont à la vie…


Avec ses manières de sale gosse, Le jeune pianiste à la mèche rebelle David Fray a de quoi en énerver a priori plus d’un. Mais lorsqu’il s’installe au piano, il faut bien reconnaître qu’il émane de lui quelque chose d’autre qu’une simple allure. A-t-il pour autant l’envergure d’un Glenn Gould qui fut lui aussi, en dépit d’un immense talent, un tantinet cabotin ? C’est une question finalement accessoire, si l’on admet prendre du plaisir à entendre les concertos BWV 1055, 1056 et 1058, joués par ces doigts juvéniles.
Or le charme opère. Au clavier, le toucher s’avère gracieux, subtil et original, et l’artiste montre qu’il sait s’élever beaucoup plus haut que son instrument. Grâce à la caméra décidément inspirée, de Bruno Monsaingeon, qui sait se faire petite souris durant les répétitions, on mesure la capacité du sémillant maestro à concevoir ces fabuleux concertos comme des ensembles cohérents où l’orchestre n’est pas seulement le faire valoir du piano, mais le partenaire à part entière d’un dialogue équilibré (sublime adagio tout en délicats pizzicati du BWV 1056, durant lequel l'artiste et le Deutsche Kammerphilharmonie Bremen qui l'accompagne, semblent littéralement en apesanteur...). Au surplus, on perçoit comment il est possible de trouver dans ces mélodies rebattues, la possibilité de renouveler les phrasés, pour leur garder leur merveilleuse intemporalité… Plus que jamais, Bach est une fête !

Et pour achever ce parcours initiatique, comment ne pas revenir encore et toujours aux Variations Goldberg, dans la transcription pour trio à cordes, violon, alto et violoncelle, qu’en fit Dimitri Sitkovetsky. Interprétée par l’ensemble ZilliacusPerssonRaitinen, elle est d’une pureté formelle quasi absolue, sublimant les voix dont le chant s’élève sans retenue. On rejoint par anticipation, l’émotion suscitée par les plus bouleversants instants des derniers quatuors de Beethoven. Comment JS Bach parvint-il à partir des sonorités grêles et stridulantes du clavecin, à exprimer tant de grâce, tant d’universalité, et tant d’éternité, voilà sans doute une des questions les plus troublantes qui soient en matière artistique...

Pour y goûter un peu :
Concerto BWV 1055 (David Fray)
Goldberg Variations (Glenn Gould)