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23 avril 2021

Par delà le Bien et le Mal ? (3)

A côté des grandes thématiques philosophiques dont il faut rassembler les éléments épars à la manière d’un puzzle, on trouve dans Par delà le Bien et le Mal, quantité d’incises sur des sujets très divers.
On trouve parmi celles-ci des considérations sur la femme qui pourraient rendre fou plus d’un(e) féministe. Qu’on en juge par quelques citations explicites :
“En comparant, dans leur ensemble, l’homme et la femme, on peut dire: la femme n’aurait pas le génie de la parure, si elle ne savait pas par instinct qu’elle joue le second rôle…”
“La femme veut s’émanciper: et cause de cela elle se met à éclairer l’homme sur la femme en soi. C’est là un des progrès les plus déplorables de l’enlaidissement général de l’Europe….”
“La femme dégénère… Depuis la Révolution française l'influence de la femme a diminué dans la mesure où ses droits et ses prétentions ont augmenté.. Nier l’antagonisme profond et la nécessité d’une tension hostile entre l’homme et la femme, Rêver de droits égaux, d’éducation égale, de prétention et de devoirs égaux, voilà des indices typiques de la platitude d’esprit..”
“Qu’importe la vérité à la femme ? Son grand art est le mensonge…”
“N’est-il pas vrai que, tout compte fait, “la femme” a surtout été mésestimée par les femmes et non par nous ?”
“Même les femmes, au fond de leur vanité personnelle, ont toujours un mépris impersonnel pour “la femme”...”

Et pour finir, voici quelques réflexions ciselées dans le marbre d’un froid mais étincelant nihilisme :
“Les cloîtres, maisons de correction de l'âme…”
“L’amour d’un seul est une barbarie, car il s’exerce aux dépens de tous les autres. De même l’amour de Dieu…”
“Celui qui a plongé son regard au fond de l’univers devine très bien quelle profonde sagesse il y a dans le fait que les hommes sont superficiels..”
“Vivre, n’est-ce pas précisément l’aspiration à être différent de la nature ?”
“Gardez-vous des principes téléologiques superflus”
“Personne ne ment autant que l’homme indigné”
“Tout ce qui est profond aime le masque”
“Le criminel n’est souvent pas à la hauteur de son acte: il le rapetisse et le calomnie…”
“L’objection, l’écart, la méfiance sereine, l’ironie sont des signes de santé. tout ce qui est absolu est du domaine de la pathologie”
“C’est dans la France contemporaine, comme il est facile de le montrer et de le démontrer, que la volonté est le plus malade.”
“Le philosophe en sa qualité d’homme nécessaire de demain et d'après-demain, s’est toujours trouvé et a dû se trouver toujours en contradiction avec son époque...”

Au sortir de cet ouvrage, l’impression est plus que jamais confuse, car si les idées, les concepts et les théories volent parfois très haut, c’est en toutes directions, sabrant souvent le bon sens, décapitant nombre de préjugés, tordant le cou à quantité d’idées reçues, mais ne permettant pas l’édification d’une construction solide.
Avec Gustave Thibon*, on peut faire le constat que “chez Nietzsche, la doctrine est toujours déterminée par les passions et les réactions de l'homme.” Dans son discours, on trouve de tout : “l’aigle et le serpent, l'éclair et le nuage, le démon qui ricane et l’ange qui bénit.../… La mesure apollinienne s’allie à l’ivresse dionysiaque, la lucidité, la réserve ondoyante du sceptique rejoignent l’ardeur aveugle du mystique; du pessimisme le plus sombre, jaillit l’espérance la plus radieuse; chaque chose est grosse de son contraire et tout cela alterne et se mêle dans une ronde à laquelle il faut participer pour en percevoir la mystérieuse harmonie…”

D’une seule phrase, terrible, Nietzsche révéla le superbe mais tragique isolement dans lequel il s’était lui-même enfermé : “Depuis ma plus tendre enfance”, écrivit-il à sa sœur, “je n’ai jamais trouvé personne qui partageât la détresse de mon cœur et de ma conscience.../… Je n’ai ni dieu, ni amis…” Tout est dit… A force d’avoir rejeté le monde, il se trouvait confronté à l’impossibilité de son fabuleux dessein et à l'absurdité de son projet...

* Nietzsche où le déclin de l'esprit. Gustave Thibon. Fayard.

17 avril 2021

Par delà le Bien et le Mal ? (2)

Dans sa démarche de destruction des valeurs morales, loin de s’arrêter aux considérations sociétales,
Nietzsche s’attaque à "un autre préjugé moral", qui est de “croire que la vérité vaut mieux que l’apparence.”
Cette attitude, qui ressemble à un retour en arrière anti-copernicien, l'amène, à force de pousser le raisonnement jusqu’à l’absurde, à poser une question existentielle fondamentale : “Pourquoi le monde qui nous concerne ne serait-il pas une fiction ?” et à se demander in fine, “pourquoi une fiction nécessiterait-elle un auteur ?”
Il évacue au passage la problématique du libre arbitre. Ses propos sur le sujet sont lapidaires : “Ce n’est certes pas le moindre charme d’une théorie que d’être réfutable. Je crois que la théorie cent fois réfutée du libre arbitre ne doit plus sa durée qu’à cet attrait…”
Pour Nietzsche, cette notion n’exprime tout au plus “qu’une supériorité vis-à-vis de celui qui doit obéir : Je suis libre, il doit obéir…”
Comme il n’est pas avare de contradictions, il précise que si quelqu’un s’avise de “la naïveté grossière de ce concept monstrueux, et qu’il souhaite le retrancher de son cerveau, je le prierai de faire un pas de plus et se retrancher également le concept contraire de déterminisme !” 
Mais que reste-t-il, si nous ne sommes ni libres, ni déterminés ?

Le nouveau démiurge ayant décrété que le monde était une fiction dénuée de morale et même de créateur, il peut, à la manière de Prométhée, s’arroger le droit de proclamer que “Dieu est mort”.
Dès lors que le feu sacré est tombé des cieux, tout devient permis. Il n’y a plus ni bien ni mal, et la religion doit être honnie comme étant “le sacrifice de toute indépendance, de toute fierté, de toute liberté à l'esprit. Ravalée au rang de “servilité”, “d’insulte à soi-même”, de “mutilation de soi”, la foi n’a plus de raison d’être ici-bas et pas davantage évidemment ses “trois dangereuses prescriptions: la solitude, le jeûne, la chasteté..”
Curieusement Nietzsche garde toutefois une certaine indulgence pour l’Ancien Testament. Ce qu’il ne supporte pas, c’est qu’on lui ait accolé le Nouveau, “au goût si rococo”, pour en faire la Bible. C’est à ses yeux, “le plus grand péché que l’Europe littéraire ait sur la conscience !”

Les deux religions qui ont régné durant des siècles sur l’Europe seraient donc pour l’imprécateur moustachu, “une des principales causes qui ont maintenu le type “homme” à un niveau inférieur…” Elles auraient grandement contribué à “briser les forts, affadir les grandes espérances, rendre suspect le bonheur dans la beauté, abattre tout ce qui est souverain, viril, conquérant et dominateur, écraser tous les instincts qui sont propres au type “homme” le plus élevé et le mieux réussi, pour y substituer l’incertitude, la misère de la conscience, la destruction de soi…”
Le résultat d’un tel avilissement, nous l’avons sous les yeux : c’est “une espèce amoindrie, presque ridicule, une bête de troupeau, quelque chose de bonasse, de maladif et de médiocre, l’Européen d’aujourd’hui..”
De ce point de vue, les nouveaux philosophes (issus des Lumières…) sont les alliés de facto des Églises. Ce sont des niveleurs : “ce à quoi ils tendent de toutes leurs forces, c’est le bonheur général des troupeaux sur le pâturage, avec la sécurité, le bien être et l’allègement de l'existence pour tout le monde” Les deux rengaines qu’ils chantent le plus souvent, sont “égalité des droits” et “pitié pour tout ce qui souffre”, et “ils considèrent la souffrance elle-même comme quelque chose qu’il faut supprimer.”
Après avoir éliminé Dieu, il faudrait donc abandonner le mouvement démocratique qui est “une forme de décadence, c'est-à-dire de rapetissement chez l’homme, comme le nivellement de l’homme et sa diminution de valeur”; c’est en d’autre termes, “l’abêtissement de l’homme jusqu’au pygmée des droits égaux et des prétentions égalitaires.”
Pour contrecarrer cette évolution débilitante, Nietzsche prône l’avènement du fameux “surhomme”. “Quel bien-être”, s’exclame-t-il, “quelle délivrance d’un joug, insupportable malgré tout, devient, pour ces Européens, bêtes de troupeau, la venue d’un maître absolu !”
C’est à Napoléon qu’il pense en l’occurrence, lui qui vint après “l’horrible farce” de la Révolution française, et qui résume à lui seul “l’histoire du bonheur supérieur, réalisé par ce siècle tout entier, dans ses hommes et dans ses moments les plus précieux.”

On a trop souvent assimilé ce désir d’ordre et de puissance aux diktats totalitaires qui allaient faire tant de ravages au XXème siècle, et on a fait un peu trop vite de Nietzsche le mentor de Hitler. S'il en fut hélas l'un des inspirateurs, il paraît clair que le national-socialisme ne fut qu’un avatar grossièrement dénaturé de sa pensée.
Il n’est pas difficile de s’en convaincre, car il est évident que Nietzsche détestait par avance à peu près tout ce que ces idéologies désastreuses portaient aux nues.
Il avait par exemple en horreur le nationalisme, opposé à l’union des peuples, qu’il souhaitait ardemment : “Grâce aux divisions morbides que la folie des nationalités a mises et met encore entre les peuples de l’Europe.../… on méconnaît ou on déforme mensongèrement les signes qui prouvent de la manière la plus manifeste que l’Europe veut devenir une…”
S’il voyait au sein de l'Humanité, des hommes "supérieurs", le racisme lui était manifestement étranger, et s’il faisait le constat que l’Allemagne avait “largement son compte de juif”, il ne partageait nullement l’anti-sémitisme qui commençait à monter dans l’esprit de ses contemporains. Il redoutait avec beaucoup de clairvoyance “les déchaînements et les malfaisantes et honteuses manifestations que provoque ce sentiment une fois débridé…”
Dans ses écrits, il exprime d’ailleurs une sincère admiration pour les Juifs, “incontestablement la race la plus énergique, la plus tenace et la plus pure qu’il y ait dans l’Europe actuelle !” Dans le même temps, il constate qu’ils “ont soif d’avoir un endroit où ils puissent enfin se poser et jouir enfin de quelque tolérance et de considération.” Étonnante anticipation de la création d’Israël…
On ne trouve enfin aucune sympathie pour le socialisme dont il donna dans un autre ouvrage (Humain trop humain) une définition très percutante, applicable aussi bien au national-socialisme qu’aux régimes d’inspiration marxiste-léniniste : “Le socialisme est le frère cadet du despotisme mourant dont il s’apprête à recueillir l’héritage: aussi ses efforts sont, en profondeur, réactionnaires. Il est avide en effet, de porter la puissance de l’État à un degré de plénitude que le despotisme n’a jamais connu; mieux encore, il renchérit sur tous les excès du passé, en ce sens qu’il poursuit méthodiquement la destruction de l’individu qu’il considère comme un luxe injustifié de la nature et qu’il prétend corriger en en faisant un membre bien réglé de l’organisme collectif…”
A suivre...

11 avril 2021

Par delà le Bien et le Mal ? (1)

Après avoir tourné pendant des années, qui me semblèrent des siècles, autour de cet astre tout à la fois ténébreux et flamboyant, je me suis enfin risqué à l'approcher…
J’ai donc plongé dans l’ouvrage de Friedrich Nietzsche (1844-1900) que j’avais à portée de main, afin d’explorer le monde étrange et redouté qui se situe Par delà le Bien et Le Mal.
Et j’ai découvert un étonnant patchwork anti-philosophique, fait de maximes, d’aphorismes et de sentences disparates. Une sorte de kaléidoscope multicolore dans lequel on peut trouver de vraies pépites mais aussi un foutoir confus, sans structure autre qu’une foule d’affirmations péremptoires, jetées tous azimuts, sans transition mais non sans périphrases et contradictions.
Pourquoi cette impression ?

Nietzsche commence par envoyer en enfer la philosophie et avec elle tous les philosophes qui ont eu le malheur de le devancer. De Platon à Schopenhauer, tout le monde y passe. Le premier parce qu’il a commis l’erreur d’inventer le socratisme qui introduisit l’utilitarisme dans la morale, autrement dit le ver dans le fruit....
Le ton est donné, mais ce n’est que le début du festival dévastateur.
Plus proche de nous, le vénérable Kant est méchamment tourné en dérision. Son “impératif catégorique”, et sa découverte de “la faculté morale de l’homme”, sont qualifiés “d’amphigouri germanique”, “prolixe, solennel”, “un étalage de profondeur”...
Dans la foulée, le lecteur est invité à se méfier “des jongleries mathématiques dont Spinoza a masqué sa philosophie” et des pensées de Pascal, trop marquées par la foi, laquelle s’apparente “à un continuel suicide de la raison”...
L’école anglo-saxonne n'est pas davantage épargnée. Elle est même traitée avec le plus profond mépris. Hobbes, Locke et Hume sont condamnés sans appel pour avoir été la cause, plus d’un siècle durant, “d’un ravalement et d’un amoindrissement de l’idée même de la philosophie…” Il faudrait donc, entre autres jugements expéditifs, réfuter absolument “l’esprit superficiel de Locke en ce qui concerne l’origine des idées…” mais aussi rejeter l’enseignement de Bacon, qui constitue “une attaque contre tout esprit philosophique”. Enfin, si Darwin, John Stuart Mill, Herbert Spencer sont qualifiés “d’Anglais estimables”, leur apport se cantonne à “des vérités qui ne pénètrent nulle part mieux que dans les têtes médiocres, parce qu’elles sont faites à leur mesure”...

En somme, pour Nietzsche, le péché fondamental des philosophes est de “créer toujours le monde à leur image”. Ils ne peuvent pas faire autrement car “la philosophie est cet instinct tyrannique, cette volonté de puissance la plus intellectuelle de toutes, la volonté de créer le monde, la volonté de la cause première…”
Mais comment suivre les errements d’un tel guide, fussent-ils parfois éclairés par des trouvailles géniales, fussent-elles incandescentes comme des scories sous le marteau brûlant du forgeron ? Comment trouver une cohérence à un discours aussi destructeur, aussi bourré de contradictions ? Et qu’est-il donc, s’il n’est pas philosophique ?
Son architecture a beau paraître claire, décomposée en chapitres sobrement intitulés, et subdivisée en réflexions numérotées avec un zèle d’entomologiste, il s’avère difficile d’y trouver un chemin logique. Tout au plus peut-on rassembler sous des chapeaux idéologiques les quelques constantes d’une pensée très éparpillée.

Prenons l’exemple de la Morale qui est un des sujets récurrents de l’ouvrage, dont le titre est au demeurant explicite de ce point de vue.
On comprend vite que celui qui se targuait de pouvoir faire parler Zarathoustra se positionne ailleurs qu’à l’endroit où végète selon lui le commun des mortels, en tout cas pas dans un monde régi par des canons éthiques classiques.
On a déjà vu comme il bouscule les concepts kantiens en la matière, on verra comme il piétine avec jubilation les fondamentaux religieux.
Pour Nietzsche, c’est simple, la morale, dans le sens de la “morale d’intention”, n’est rien d’autre “qu’un préjugé , une chose hâtive et provisoire peut-être, de la nature de l'astrologie et de l’alchimie…” C’est tout dire !
On a beaucoup glosé sur la distinction qu’il fait entre “morale des esclaves” et “morale des maîtres”, mais elle est tout sauf morale, et paraît tellement ambiguë dans son esprit qu’il en vient à admettre que “parfois les deux sont accommodées au sein de la même civilisation”, voire “au sein d’une même personne à l’intérieur d’une seule âme”... Comprenne qui pourra !
On ne peut toutefois pas lui retirer une certaine prescience lorsqu’il déclare consterné, que “partout où la morale des esclaves arrive à dominer, le langage montre une tendance à rapprocher les mots “bon” et “bête”...” N’est-ce pas la préfiguration de la correction politique, de la cancel culture, et du fatras de bien-pensance, de bienveillance, de remords et de mauvaise conscience qui rongent à présent nos sociétés ? (à suivre...)

23 octobre 2006

La sagesse tragique

Je pensais mal connaître Nietzsche. Je n'avais jamais rien lu du philosophe "hédoniste" actuellement en vogue, Michel Onfray. Excellentes raisons pour me plonger dans l'ouvrage « de jeunesse » de ce dernier, récemment revu et corrigé, destiné à faire un « bon usage » de l'auteur du « gai savoir ».
Je commence par quelques éloges. L'analyse n'a rien d'un pensum ésotérique. Le livre est court et plutôt bien écrit, très accessible, même si le style est parfois un peu emphatique : « avec lui s'ouvre un millénaire de clartés nouvelles : rayons froids et aseptisés qui tombent du chaos primitif et inondent de leur glace les cristallisations provisoires » et la rhétorique expéditive : « le souci nietzschéen consiste à promouvoir Dionysos contre le Crucifié, la Vie contre la Mort »...
Cela étant, ce petit compendium offre une vue assez large mais synthétique sur la pensée touffue de l'homme à la moustache. Il se décompose en deux parties d'allures antinomiques. La première traite de la déconstruction du monde (« Orages négateurs »), la seconde, de la genèse du surhomme, incarnant la volonté de puissance (« la grande santé »).
Onfray n'y va pas avec le dos de la cuiller. Passons sur l'exécution sommaire qu'il fait de la soeur du philosophe, coupable de l'avoir fait inhumer, lui le païen irréductible, sous « une croix d'argent massif », et d'avoir offert sa canne à pommeau à son vibrant admirateur le führer Hitler... De toute manière Nietzsche ne voyait pas « de pire signe de bassesse que de vouloir se sentir apparenté à ses parents ».
J'avoue toutefois que la lecture de ce portrait ne me porte guère à rejoindre le club des laudateurs dont l'auteur fait à l'évidence partie.
La vision du monde selon Nietzsche est proche de l'absurde : « de cette boue brûlante ne sortiront jamais ni ordre ni harmonie, ni sens ni évidence. Le projet Nietzschéen consiste à saisir l'austère rigueur de l'insensé vouloir » !
Un absurde froidement et définitivement athée : « Négativement cette lecture immanente du réel est prolégomène à la mort de Dieu. Elle annonce la bonne nouvelle du Dieu mort ».
Cette acception du monde ne s'embarrasse pas de chercher des preuves à la non existence de Dieu, car il lui suffit de considérer que « l'athéisme est la vérité induite ». Pourquoi ? Tout simplement parce que : « Refuser le réel c'est générer Dieu. L'accepter c'est le congédier. Fin d'une hypothèse. »
Dès lors, il suffit de « comprendre l'existence du monde par l'action d'une puissance dominatrice aveugle. ».
Nietzsche sous la plume de Michel Onfray, c'est donc « l'irreligion pure ».
Mais il a beau faire de ce constat un sujet de réjouissance, en proposant en échange « une cosmologie de la transe », et « des virevoltes dionysiaques » je reste dubitatif.
Dans ce contexte quasi nihiliste, la morale s'effrite et le libre-arbitre est pulvérisé : « lorsque les hommes agissent, ils subissent l'oeuvre de la Volonté de puissance au même titre que l'albatros ou le crapaud. » Du coup il devient naturel de « nier l'altruisme, la sympathie, la bonté, la douceur et la prévenance » et de dire « l'erreur de croire une action bonne ».
Il convient de voir la civilisation « comme cause des névroses » et repenser la notion même d'âme, « invention de l'homme impuissant à s'assumer champ de forces ». In fine, « il n'y a que du corps, l'âme en est l'une des modalités. »
Aucune des préoccupations propres à l'organisation de la vie en société n'a plus d'ailleurs de réelle importance. Mettre cette dernière « à l'abri des voleurs et de l'incendie, la rendre infiniment commode pour le trajet et les transports de toute sorte et transformer l'Etat en une providence, ce sont là des buts inférieurs, médiocres et nullement indispensables. Quand on est l'homme des hautes cimes et des espaces hyperboréens, on ne se préoccupe pas de la basse-cour. »
J'avais peur de trop bien comprendre la nature de l'idée nietzschéenne. Je crains désormais de ne pas m'être trompé et ressens une sorte d'effroi en lisant qu'elle « instille une charge monstrueuse de dynamite dans les interstices des morceaux majeurs de la civilisation. »
Le concept de Surhomme traité ensuite, n'est pas de nature à me rassurer. Il évolue dans un monde « dans lequel les oppositions entre bien-mal, vérité-erreur, responsable-irresponsable n'ont plus de sens », il n'éprouve « ni amour, ni amitié, ni tendresse, ni compassion », il n'est qu'une « bête de proie qui masque sous de multiples figures l'impérialisme de l'énergie brutale et aveugle qui le conduit » et fait de la cruauté l'alpha et l'oméga de toute éthique.
Seule touche un peu détonante, mais presque cocasse et dérisoire, il exprime « son consentement joyeux au monde » par le rire, la danse et l'ivresse, se préoccupe de diététique et pratique l'exercice physique.
Bref après cette description assez apocalyptique on ne s'étonne plus trop que la conception nietzschéenne du monde ait pu souffrir de tant d'erreurs d'interprétations ou qu'on puisse y trouver presque tout et son contraire, sauf évidemment Dieu. Onfray peut bien nous assurer que « le surhomme n'est pas ce fou furieux qui détruit et sème feu et batailles derrière lui », il faut reconnaître qu'il y a de quoi douter.
D'ailleurs on s'étonne qu'il s'étonne de voir le philosophe au marteau « transformé en militariste outrancier, en thuriféraire du nationalisme belliqueux, tout simplement parce qu'il écrit telle ou telle phrase vantant les mérites de la guerre ou des vertus militaires. » ou encore qu'il se lamente des accusations d'antisémitisme portées contre lui au motif qu'il a écrit que « les Juifs sont le peuple le plus funeste de l'histoire du monde »...
En vérité, la responsabilité du philosophe est réelle et son message doit se garder de toute ambiguïté s'il a la prétention de vouloir changer – en mieux, faut-il le préciser - l'existence des hommes. Tant d'horreurs ont été commises au nom d'idéaux nébuleux, exposés souvent brillamment, qu'il paraît urgent de revenir à la vraie sagesse. Depuis Socrate on n'a guère progressé sur ce point hélas.
Pour ma part, j'ai une répulsion certaine pour les théories qui nient avant toute chose l'existence de Dieu et tout autant pour celles affirmant le contraire. D'autant que le plus souvent elles mélangent joyeusement Dieu et religion. Onfray cite Nietzsche : « Le christianisme fut à ce jour la plus grande catastrophe de l'humanité ». En quoi Dieu serait-il responsable de ce que les hommes ont fait en son nom sous cette appellation (ou sous une autre) ?

En ce sens, sans avoir lu ses propres oeuvres, je sais ne pouvoir partager la conception philosophique de Michel Onfray, qui revendique, derrière la notion allégorique d'hédonisme, une triple inspiration : athéisme, anti-libéralisme et gauchisme « libertaire », tendance Besancenot, pour lequel il appela à voter en 2002.
Un philosophe athée m'inspire de la défiance. S'il y ajoute un engagement aussi sectaire et dogmatique que l'adhésion à la Ligue Communiste Révolutionnaire, j'ai tendance à fuir. Au moins Nietzsche se méfiait-il des opinions politiques et notamment du socialisme.
A contrario, j'apprécie chez la plupart des penseurs libéraux (c'est à dire dans mon esprit : libres), l'absence de tout postulat relatif à l'existence de Dieu, car considéré comme superflu pour améliorer la condition humaine. J'apprécie également que le libéralisme ne soit pas une opinion politique ni une idéologie et encore moins une doctrine immanente, mais en paraphrasant le cher Voltaire au sujet de Locke, « qu'au lieu de définir tout d’un coup ce que nous ne connaissons pas, il examine par degrés ce que nous voulons connaître. »