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06 mars 2020

Avec Pessoa dans Lisbonne (3)

Derrière la morgue du solitaire qui s’isole du monde, il y a toutefois la sagesse du philosophe. Revenu de tout et sans illusion sur l’humanité et les sentiments, Pessoa exprime une morale fort simple: “ne faire à personne ni bien ni mal.” S’il n’y a pas de chaleur dans sa manière de se comporter, il n’y a pas d’animosité non plus à l’égard de quiconque: “Je suis hautement sociable et l’être le plus inoffensif qui soit, mais je n’ai foi en rien, espoir en rien, charité pour rien…”
Pessoa aime à l’évidence la liberté, mais dans son esprit, c’est avant tout “la possibilité de s’isoler.” Car c’est seulement dans la solitude que l’être peut s'émanciper: “Tu es libre si tu peux t’éloigner des hommes et que rien ne t’oblige à les rechercher, ni le besoin d’argent, ni l'instinct grégaire, l’amour, la gloire ou la curiosité, toutes choses qui ne peuvent trouver d’aliment dans la solitude. S’il t’est impossible de vivre seul, c’est que tu es esclave… A un autre moment, il va plus loin encore: “l’argent est beau parce qu’il libère…”
Grand rêveur, Pessoa n’éprouve pas non plus le besoin de voyager pour s’évader ou se sentir libre. Rien que l’idée lui donne la nausée, et avant même d’être parti, il est revenu de tout:” J’ai déjà tout vu ce que je n’avais vu. J’ai déjà vu tout ce que je n’ai pas vu encore…”. Comme tous les êtres “doués d’une grande mobilité mentale”, il éprouve “un amour organique et fatal pour la fixité” et il déteste “les nouvelles habitudes et les endroits inconnus”. Lisbonne qui n’a plus de secret pour lui suffit à son bonheur.
A la fin des fins, c’est la résignation qui l’emporte sur tout, car “l'esclavage est la loi de cette vie, et il n’en est pas d’autre, car c’est à cette loi qu’on doit se soumettre, sans révolte ni refuge possibles.../… Ne pas tenter de comprendre; ne pas analyser…. Se voir soi-même comme on voit la nature; contempler ses émotions comme on contemple un paysage - c’est cela la sagesse.../… Personne ne pourra me dire qui je suis, ni ne saura qui j’ai été.”
Il ressent le temps qui passe “comme une immense douleur”, et pour en atténuer les effets, selon lui, “sage est celui qui monotonise la vie” dans l’attente de la mort, laquelle n’a pour lui rien de dramatique, bien au contraire: “Nous sommes faits de mort. Cette chose que nous considérons comme étant la vie, c’est le sommeil de la vie réelle, la mort de ce que nous sommes véritablement. Les morts naissent, ils ne meurent pas…” Paradoxalement, il n’est pas pressé, et reste attaché à la vie pour des raisons étranges, voir un brin contradictoires: “Je n’ai jamais envisagé le suicide comme solution, parce que je hais la vie, précisément par amour pour elle !”

Sur Dieu, son opinion n’est pas définitive, mais il se rapproche de l’agnosticisme voltairien: “si l’on considère sérieusement ce fait essentiel qu’est la grande horlogerie de l’univers, je n’ai jamais compris que l’on puisse en même temps nier l’existence de l’horloger.”
Il repousse en tout cas les arguments habituels de ceux qui doutent, et plus encore de ceux qui professent avec assurance l’athéisme : “Je comprends qu’on attribue à cette intelligence suprême quelque élément imparfait. Je comprends également, si l’on tient compte du mal qui existe dans le monde, on ne puisse admettre l’infinie bonté de cette intelligence parfaite. Je le comprends, sans l’admettre.../… Quant à nier l’existence de cette intelligence, c’est à dire de Dieu, cela me semble l’une de ces imbécilités qui affectent sur un point l’intelligence d’hommes qui, sur tous les autres points, peuvent fort bien être des esprits supérieurs…”

Pour achever cette incursion dans l’univers foisonnant de Pessoa, il ne reste plus qu’à s'appesantir un peu sur le seul sujet qui lui tint à coeur dans sa vie, la littérature. Il s’agit sans aucun doute pour lui, “du plus beau des arts”, un domaine “où seule compte l’excellence”. On a vu son intransigeance vis à vis de la langue. S’agissant de l’art en général, Pessoa n’est pas moins exigeant, ce qui l’amène à répudier maintes formes prétendues artistiques, qui ne sont rien d’autres pour lui que l’expression de banalités sans intérêt. La création n’est pas à la portée de tout le monde, et si le fond importe, la perfection de la forme lui paraît essentielle: “lorsque le critère de l'art était une construction solide, un respect scrupuleux des règles, bien peu pouvaient se risquer à être des artistes, et parmi ceux-là, la plupart étaient fort bons. mais lorsque l’art cessa d’être considéré comme une création, pour devenir l’expression des sentiments, alors chacun put devenir artiste, puisque tout le monde a des sentiments…”
La littérature quant à elle, constitue la quintessence de ce que l’esprit humain peut construire, et sa force est sans nul doute d’être en lien direct avec les rêves. Elle s’en nourrit pour l’auteur et les alimente pour le lecteur : “ce mariage de l’art et de la pensée, cette réalisation que ne vient pas souiller la réalité - m’apparaît comme le but vers lequel devrait tendre tous les efforts de l’être humain s’il était vraiment humain, et non pas une excroissance superflue de l’animal.../… Pour être son être véritable, on n’y parvient qu’en rêvant, parce que la vie réelle, la vie humaine, loin de vous appartenir, appartient aux autres. remplace donc la vie par le rêve et ne te soucie que de rêver à la perfection. Dans aucun des actes de la vie réelle, depuis celui de naître jusqu’à celui de mourir, tu n’agis vraiment: tu es agi; tu ne vis pas: tu es seulement vécu.”

Avant tout poète, et attaché à la beauté des formes autant qu’à la force du rêve, Pessoa a quelque chose de parnassien. A l’instar de Mallarmé, il se plaît à évoluer dans une symbolique éthérée, ce qui éclaire une de ses devises, qu’il livre au lecteur en forme de conseil: “Deviens aux yeux des autres un sphinx absurde.”
Il y aurait encore des foules de choses à dire et à retirer de cet étrange et envoûtant Livre de l’Intranquillité, tantôt caustique et désespéré, tantôt extra-lucide et résigné. Avant de le refermer, voici deux extraits poétiques en diable qui disent bien l’essence de ce rêve éveillé, et de l’âme lisboète, célestes mais nourris de sensations:

Rêve triangulaire
La lumière avait pris une teinte jaune d’une lenteur excessive, un jaune sale et blême. Les intervalles entre les choses s’étaient élargis, et les sons, espacés selon un ordre nouveau, résonnaient de façon décousue. On les avait à peine entendus qu’ils cessaient d’un seul coup, comme cassé net. La chaleur, qui semblait avoir augmenté, paraissait - chaleur à l’état pur - toute froide. Les volets intérieurs de la fenêtre, juste entrouverts, laissaient apercevoir par cette fente étroite l’attitude d’expectative exagérée, du seul arbre visible. Il était d’un vert différent, tout imbibé de silence. dans l’atmosphère se fermaient des pétales. Et dans la composition même de l’espace, une corrélation différente, entre des choses analogues à des plans, avait modifié et brisé la façon dont les sons, les lumières et les couleurs utilisent l’étendue.

Enfin, une incantation aux ténèbres que Novalis n’aurait pas reniée: “Ô nuit, où les étoiles mentent de leur lumière, ô nuit, seule chose à la taille de l’Univers, change-moi, corps et âme, en une partie de ton propre corps afin que je me perde, devenu pur ténèbre, et devienne nuit à mon tour, sans rêves telles des étoiles au fond de moi, sans astre dont l’attente resplendirait depuis l’avenir…

04 mars 2020

Avec Pessoa dans Lisbonne (2)

Lorsqu’on est entré dans la touffeur ensorcelante du Livre de l’Intranquillité, il s’avère difficile d’en sortir. Il n’y a ni chemin, ni récit, ni histoire, ni même action. C’est tout l’art de l’auteur que d’accrocher le lecteur par la seule force de ses rêveries, et de créer une complicité durable. Par petites touches, se dessine un être très humble, presque effacé, mais attachant et souvent déconcertant, auquel on ne peut s’empêcher de s’identifier par moments, et qu’à d’autres on cherche vainement à comprendre. C’est un peu du mystère de l’âme humaine et de l’essence de l’existence qui se dévoile au long de pages souvent poétiques, parfois hermétiques, mais très accaparantes.
Pour tenter d’en faire goûter la saveur, rien ne vaut la méthode qui consiste à cueillir de ci de là dans cette forêt de symboles, quelques citations et de les présenter en une sorte de pot-pourri thématique suggestif.

Pour cela, commencer naturellement par le rêve : “C’est la pire des drogues car elle est la plus naturelle de toutes. Elle se glisse dans nos habitudes avec plus de facilité qu’aucune autre, on l’essaye sans le vouloir, comme un poison offert. Elle n’est pas douloureuse, elle ne cause ni pâleur ni abattement - mais l’âme qui en fait usage devient incurable, car elle ne peut plus se passer de son poison, qui n’est rien d’autre qu’elle-même.”
Le rêve, c’est une sorte d’ontologie : “Toutes mes pensées, malgré mes efforts pour les fixer, se transforment tôt ou tard en rêverie. Nous ne sommes véritablement que ce que nous rêvons, car le reste, dès qu’il se trouve réalisé, appartient au monde et à tout un chacun. Si je réalisais l’un de mes rêves, j’en deviendrais jaloux car il m’aurait trahi en se laissant réaliser…/... Cependant, même le rêve né au cours de ma réflexion finit par me lasser. Alors j’ouvre les yeux qui rêvaient, je vais à la fenêtre et je transpose le rêve vers les rues et les toits.../… Dans cette contemplation mon âme se voit réellement délivrée, et je ne pense plus, ne vois plus, n’éprouve plus aucun besoin; c’est alors que je contemple réellement l’abstraction de la Nature - de la Nature, différence entre l’homme et Dieu…”
Le rêve en somme, c’est ce qui nous permet de tout imaginer, de concevoir les projets les plus complexes sans jamais être obligé de les réaliser. Le rêve, c’est aussi ce qui préserve de l’ennui dont Pessoa livre une belle définition: “souffrir sans souffrance, vouloir sans volonté, penser sans raisonnement… C’est comme être possédé par un démon négatif, être ensorcelé par quelque chose d’inexistant.”

Lorsque l’auteur sort du royaume des songes et qu’il aborde le sujet de la conscience de soi et des autres, il exprime un sombre pessimisme, que d’aucun pourrait qualifier d’égocentrisme: “Aucun homme ne peut comprendre les autres. Comme l’a dit le poète, nous sommes des îles sur l’océan de la vie; entre nous ondoie la mer, qui nous définit et nous sépare.../… Nous ne possédons ni un corps, ni une vérité - pas même une illusion. Nous sommes des fantômes de mensonges, des ombres d’illusions, et notre vie est aussi creuse au-dehors qu’au-dedans…”
Plus loin, la frontière entre le moi et les autres est encore plus explicite: “L’une de mes constantes préoccupations est de comprendre comment d’autres gens peuvent exister, comment il peut y avoir des âmes autres que la mienne, des consciences étrangères à la mienne, laquelle étant elle-même conscience, me semble par là même être la seule…
A la vérité, Pessoa ressent une profonde solitude. Rien ne peut vraiment la combler, car envers et contre toute compassion, “lorsqu’on souffre on est seul...” En retour, il ne parvient à s’émouvoir du sort de ceux qui l’entourent, même s’il éprouve de la sympathie pour eux: “Quelque amitié que je porte à quelqu'un, et si véritable que soit cette amitié, apprendre que cet ami est malade ou qu’il est mort ne me cause rien d’autre qu’une impression vague, indistincte, comme effacée, qui me fait honte../… J’éprouve seulement de la peine d’être incapable d’en ressentir…”
La misanthropie qui semble l’affecter repose sur des expériences douloureuses et des constats désabusés sur les comportements humains : “j’ai toujours voulu plaire. J’ai toujours souffert de ne trouver qu’indifférence.../… je reconnais en moi l’aptitude à inspirer le respect, mais non l’affection.../… je ne possède ni les qualités d’un chef, ni celles d’un subalterne. Je ne possède pas même celles de l’homme satisfait de son sort.../… Ayant constaté avec quelle lucidité, quelle cohérence logique certains fous justifient, pour les autres et pour eux-mêmes, leurs idées les plus délirantes, j’ai perdu à tout jamais la ferme certitude de la lucidité de ma propre lucidité…”
Au fond, pour lui, ce qu’on nomme habituellement l’amour n’est qu’un pis aller: “Aimer c’est se lasser d’être seul; c’est donc une lâcheté, une trahison envers soi-même (il importe souverainement de ne pas aimer…)”

Conséquence logique du sentiment de vanité de l’existence et des rapports humains, Pessoa regarde le monde qui s’agite avec lassitude. Il le contemple, mais rechigne à prendre part à l’agitation qui l’anime : “L’action est une maladie de l’esprit, un cancer de l’imagination. Agir c’est s’exiler. toute action est incomplète et inachevée. Le poème dont je rêve n’a de défaut que lorsque je tente de l’écrire…”
L’idéal, pour l’écrivain, “ce serait de n’avoir d’autre action que l’action fictive d’un jet d’eau - monter pour retomber au même endroit, bref éclat au soleil dénué de toute utilité, et faisant un bruit quelconque dans le silence de la nuit, pour que le rêveur pense à des fleuves dans son rêve, et sourie distraitement…”
Il n’est admirateur, ni des hauts faits d’armes ni des épisodes glorieux de l’histoire, ni du progrès social: “ Cela me fait mal à l’intelligence que quelqu’un puisse s’imaginer qu’il va changer quoique ce soit en s’agitant. La violence quelle qu’elle soit, a toujours représenté pour moi une forme hagarde de la bêtise humaine.../… Tous les révolutionnaires sont stupides, comme le sont, quoiqu'à un degré moindre, parce que moins gênants, tous les réformateurs.../… Impuissant à dominer et à réformer sa propre attitude, le révolutionnaire cherche une échappatoire en essayant de changer les autres et le monde extérieur.../… Rien ne me rebute autant que les vocables de la morale sociale.../… les termes de “devoir civique”, “solidarité”, “humanitarisme”, et d’autres du même acabit, me répugnent comme autant d’ordures qu’on me jetterait à la tête…”
Son mépris pour ceux qui dirigent le peuple est gigantesque et face à la foule, il se retranche dans l'individualisme: “Le gouvernement des hommes repose sur deux principes: réprimer et tromper. L’ennui c’est qu’ils ne parviennent ni à réprimer, ni à tromper. Ils saoulent tout au plus…/… J'admets toujours difficilement la sincérité des mouvements collectifs, étant donné que c’est l’individu seul avec lui-même qui pense réellement…

On dit souvent de Pessoa, qu’il incarne le Portugal. Pourtant sa vision de la patrie se limite à celle de la langue, à laquelle il voue un culte exclusif: “il me serait totalement indifférent qu’on prenne ou qu’on envahisse le Portugal, à condition qu’on ne me cause pas d’ennuis, à moi personnellement. Ma patrie c’est la langue portugaise. J’éprouve de la haine véritable, non pas contre ceux qui écrivent mal le portugais, qui ignorent la syntaxe ou qui écrivent selon l’orthographe simplifiée, mais contre la page mal écrite, que je déteste comme une personne réelle.”
 
A suivre...

28 février 2020

Avec Pessoa dans Lisbonne (1)

Rarement un écrivain aura autant fait corps avec une ville. Fernando Pessoa (1888-1935) c’est un peu l’âme de Lisbonne. Ce personnage déroutant est à l’image de cette cité, à la fois noble et belle mais également imprégnée d’une étrange et distante fatalité tragique. Héritage possible du drame qui la secoua en 1755, bien qu'elle fut presque entièrement reconstruite sous l’égide du marquis de Pombal, Lisbonne garde un parfum de vieille ville derrière ses grandes et nostalgiques places et avenues.
On aime ou on n’aime pas ce mélange un peu déconcertant qui fait naître des sentiments contradictoires. Il y a dans Lisbonne quelque chose de géant et de désespéré; de vastes proportions mais une sensation d’absence, et des couleurs délavées balayées par les vents océaniques. Les azulejos ont des teintes de ciels et de nuages, de mer et d’écume. Ils sont là, bien présents, mais vous parlent d’ailleurs, et d’un autre temps. Et le long de ruelles tortueuses, les tramways poussifs mais infatigables gravissent les pentes et les redescendent tels de modernes et désuets sisyphes.
Il y a dans Lisbonne comme un subtil mélange d’espérance et de désillusion, de sérénité et d’intranquillité.
C’est exactement ce qui traverse l’œuvre monumentale et inquiète de Fernando Pessoa. Lire Pessoa, c’est donc comprendre un peu mieux Lisbonne...

Le fait même que l’écrivain crut bon de recourir à plusieurs identités, qu’il qualifiait d’hétéronymes, dit bien la complexité de cet esprit tourmenté. Tantôt Fernando Pessoa, tantôt Bernardo Soares, ou bien encore Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos, on se perd en conjectures devant tant de facettes d’une même personne, même si depuis Rimbaud, on sait que le Je est un autre…
Quant au Livre de l’Intranquillité, son monumental chef d’oeuvre en prose, comment le qualifier ? Richard Zenith écrivait en introduction qu’il ne s’agissait pas d’un livre, mais de “sa subversion”, voire de “sa négation”, d’un “livre en puissance, ou mieux, d’un livre en ruine, un livre-rêve, un livre-désespoir, l’anti-livre par delà toute littérature…”
Lorsque l’on se plonge dans cette “autobiographie sans évènement” comme la nomme l’auteur lui-même, on n’est pas certain d’en ressortir indemne. Comment ne pas vaciller en effet, en lisant qu’il se situe “à cette distance de tout, que l’on appelle communément la Décadence”, ou encore que selon lui “l’inconscience est le fondement de la vie”.
Et comment garder la tête froide lorsque pour être plus explicite, il tourne en interrogation ce décalage existentiel: “à nous qui vivons sans savoir vivre, que reste-t-il, sinon le renoncement comme mode de vie, et pour destin la contemplation ?”
“Je voudrais, écrivait-il encore, que la lecture de ce livre vous laisse l’impression d’avoir traversé un cauchemar voluptueux.”

C’est un fait, Pessoa est avant tout un rêveur, un inactif, un contemplatif, quasi jusqu’à l’absurde. Il n’est pas extérieur au monde bien au contraire. Il est dans l'événement, il navigue presque désincarné, dans le présent qui se déroule sous ses yeux. Mais il est seul, tel un marin, exilé volontaire sur l’océan, qui se confronte
aux éléments, sans but évident pour le commun des mortels...
Pour Pessoa, plus encore que pour la Tortue, rien ne sert de courir, rien ne sert même de partir à point, il suffit d’être... et de rêver. Car tout ce qui n’est pas rêve n’est qu’illusion. Même écrire, pour important que cela fut pour lui, apparaît dérisoire : “Je relis, lentement, lucidement, morceau par morceau, tout ce que j’ai écrit. Et je trouve que cela est nul et que j’aurais mieux fait de ne pas l’écrire…” Plus loin, il enfonce un peu plus encore le clou: “ le seul destin noble pour un écrivain, c’est de ne rien publier…”
Dans ces conditions, pourquoi diable lire ?
Parce que nous dit Pessoa, “Lire, c’est rêver en se laissant conduire par la main….”

A suivre...

19 novembre 2019

Lisbonne, ville ouverte

Au dessus de l’embouchure du Tage, Lisbonne s’ouvre en majesté sur l’océan. Elle surplombe fièrement le fleuve du haut de ses miradouros et s’impose au Sud comme le fer de lance occidental du continent européen.
Je n’y suis allé que deux fois mais à chaque fois j’ai ressenti d’étranges sentiments, mélange d’étonnement et d’émerveillement.
Étonnement tout d'abord pour la langue portugaise, un tantinet rebutante pour le béotien. Elle n’a pas l’accent chantant des régions méridionales et l’idiome est austère et complexe, formant un vrai barrage pour l’étranger.
La ville elle-même est déroutante. Sans doute un peu à cause de ses sept collines qui font du dédale de ses rues un imbroglio de montagnes russes pavées et chaotiques, mettant à rude épreuve le cœur et les articulations. Mais aussi par le caractère hétéroclite de son architecture dû aux drames qui ont jalonné son histoire. Le terrible séisme de 1755 détruisit une bonne partie de la cité, et lorsqu’il s’est agi de la reconstruire, sous l’impulsion du Marquis de Pombal (1699-1782), on entreprit de tailler à travers les décombres, de larges perspectives rectilignes. C’est ainsi qu’à côté des quartiers historiques pittoresques mais encaissés et bondés, comme le fourmillant Alfama, on trouve de longues et amples avenues (Avenida da Liberdade), de vastes places (Praça do Comércio) et de grands jardins (Parque Eduardo VII) à l’aspect moderne et classieux mais un peu froid et altier.

Lisbonne n’en est pas moins accueillante et enchanteresse.
Lorsqu’on arrive de l’aéroport, il est aisé de rejoindre directement le centre ville grâce à l’excellent réseau de métro, en l’occurrence la ligne vermelha qui amène le voyageur à San Sebastião, à deux pas de la fondation Calouste Gulbenkian. Celle-ci porte le nom d’un homme d’affaires d’origine turque et amateur d’art, qui souhaita rassembler ses collections dans ce musée, sis au sein d’un élégant parc. On y trouve naturellement de nombreux azulejos, des pièces d’origine arabe ou ottomane, des objets antiques, des porcelaines d’extrême-orient et beaucoup de chefs-d’œuvre du classicisme européen, notamment un splendide portrait de vieillard par Rembrandt, plusieurs très beaux tableaux de Guardi et de Corot. Les salles consacrées à l’art moderne sont d’un intérêt plus discutable, hormis la superbe collection de verreries, et de bijoux signés Lalique.

De cet endroit, on peut rejoindre à pied le cœur de ville (a baixa) en passant par le majestueux Parque Eduardo VII, puis par le rond-point géant dédié au marquis de Pombal, statufié en compagnie d’un lion, et enfin par l’avenue de la liberté. Plus large et presque aussi longue que les Champs-Elysées de Paris, elle n’en a pas le faste mais dégage un charme beaucoup plus tranquille, grâce à son terre-plein central ombragé par d'épaisses rangées arbres. Les grandes enseignes du luxe y sont présentes quoique discrètes.
Avant d’arriver à la Praça dos Restauradores on repère le funiculaire de la Gloria qui monte vers le Miradouro de São Pedro de Alcântara. Antique machine toujours en service, mais affreusement peinturlurée de tags criards. Hélas, Lisbonne est également la ville du street art et nombre de belles façades, et de murs aux couleurs vives ont été défigurés par cette forme d’expression aussi laide qu’arrogante.

On aborde dès lors la vieille ville : le quartier du Chiado, le fameux Rossio, avec ses deux fontaines jumelles de bronze verdi et de pierre marmoréenne encadrant la colonne où trône Dom Pedro IV, 28è roi du Portugal et premier empereur du Brésil. A ses pieds le sol est pavé d’ondulations gracieuses, quasi psychédéliques. C’est en tanguant qu’on se dirige alors vers les quais en empruntant un des nombreux axes parallèles qui y mènent, par exemple la Rua Augusta et son arc de triomphe débouchant emphatiquement sur la gigantesque place carrée du Commerce. Au centre, la statue équestre du roi Joseph 1er, contemporain de Pombal. Au delà c’est la mer, qui vient lécher le Terreiro do Paço, et se lover en ce jour estival autour des colonnes de la Cais das Colunas, suggérant des rêves de départs et d’horizons lointains. Au loin, le Ponte 25 de Abril a un petit air de Golden Gate…

Il y a mille détours à faire dans Lisbonne, chacun réservant un point de vue original sur ce “paradis clair et triste” évoqué par Saint-Exupéry. Le plus époustouflant est sans doute celui qui s’offre au sommet de la tour du centre commercial Armoreiras. Pour cinq euros, on monte au ciel et on peut embrasser du regard toute la cité et plus encore. La butte la plus haute, sur laquelle est posé le Castelo de São Jorge, paraît presque dérisoire dans le panorama. Au loin, au pied des montagnes, on distingue l’aéroport, et de l’autre côté l’embouchure du Tage, magnifique et léthargique delta, traversé par le pont suspendu vers Almada, sur l’autre rive.
Retour sur terre, vers la vieille ville. A chaque carrefour on découvre ces beaux immeubles carrelés qui ravissent le regard et charment l’esprit.

Les trams circulent infatigablement, brinquebalant dans leurs wagons burlesques les foules de touristes paresseux. Certains préfèrent prendre l’elevador San Justa qui dresse vers les cieux son obscure et frêle silhouette de ferraille. Les autres se résignent à crapahuter au sein de ce désordre plein de noblesse, à la fois gai et nostalgique, évoquant si bien la saudade, terme difficile à traduire en français. Le fado incarne également à merveille cet état d’âme indicible, à mi chemin entre le blues et l'euphorie. Il arrive parfois qu’en entrant pour dîner dans un restaurant de Lisbonne, on assiste à un concert impromptu donné en toute simplicité par des amateurs. Alors, on se prend à aimer passionnément ce Portugal qui s’ouvre tout à coup, libérant ses ensorcelants sortilèges et sa généreuse hospitalité. Et l’on fait une place de choix dans sa mémoire à cette ville qui s’éveille et se couche plus tard que les autres. Et à l’instar de Fernando Pessoa, on imprime profondément en soi ce “Tage onctueux ancestral et muet, Humble vérité où le ciel se reflète !”
J’aurai l’occasion de revenir sur cet écrivain hors norme qui incarna si bien la nature taciturne et grandiose de sa patrie. Personnage excentrique, humble mais “intranquille”, il déclina son identité sous de multiples hétéronymes, à l’image de la ville aux nombreuses facettes.
Laissons lui pour clore ce billet, par nature inachevé, le dernier mot:
“Je passe parfois des heures sur le Terreiro do Paço, au bord du fleuve à méditer en vain.../...
Je sentirai toujours comme les grands maudits, qu’il vaut mieux penser que vivre…”