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19 octobre 2019

L'erreur et l'orgueil

En émergeant du foisonnement de références et de concepts passés au tamis de la critique par Roger Scruton, dans son ouvrage intitulé l’Erreur et l’Orgueil, je suis quelque peu abasourdi.
Cette plongée dans la jungle de la Gauche Moderne a de quoi déconcerter et l’on peut à certains moments s’y égarer.
La thématique principale, qui est l’infiltration depuis 1945 de toutes les strates culturelles de nos sociétés par la pensée de gauche, n’est pourtant pour ma part pas vraiment une révélation. C’est d’ailleurs une telle évidence qu’il faudrait être bien mal-voyant pour qu’elle vous échappe. A moins de vérifier l’adage qui dit qu’il n’y a pas plus aveugle que ceux qui ne veulent pas voir…

Le premier chapitre est en forme d’interrogation : Qu’est-ce que la gauche ?
A l’origine, une appellation des plus triviales pour qualifier en France le Tiers État, installé à la gauche du Roi lors des États Généraux de 1789 (la Noblesse se trouvant placée à droite).
Depuis cette date, des révolutions ont éclaté, des têtes sont tombées, beaucoup de sang a été versé au nom de l’idéologie, et beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Mais une question reste, fascinante pour l’auteur : “Comment expliquer qu’après un siècle de catastrophes socialistes, et avec un héritage intellectuel qui a volé en éclats à maintes reprises, la position de la gauche demeure, comme toujours, la position par défaut autour de laquelle gravitent automatiquement les intellectuels quand on leur réclame une philosophie globale ?”

C’est donc l’objet de l’ouvrage, de montrer comment ce mode de pensée est parvenu à s’imposer si durablement et si profondément dans les esprits. Pour cela, l’auteur s’attache à démonter méthodiquement les discours et les thèses propagés par les intellectuels peu ou prou liés "à la cause" à travers un engagement qui a une fâcheuse tendance à s’arroger “le monopole du cœur”. Ce travail est également l’occasion de mettre à jour la plupart des subterfuges de raisonnement et de langage sur lesquels s’appuie leur dialectique et donc l’idéologie.

La gauche est championne en matière de récupération et fonde une bonne partie de son apparente légitimité sur le ressenti victimaire. Les malheureux dont il fallait originellement prendre la défense étaient principalement les pauvres. Mais le concept s’est peu à peu relativisé à mesure que le progrès matériel et la prospérité s’étendaient et de moins en moins de gens croient encore objectivement au Grand Soir des riches pour améliorer leur situation. Toutefois, comme le fait remarquer Scruton, ”l’émancipation des victimes est un puits sans fond”, et de nouvelles thématiques de luttes surgissent continuellement à l’horizon: “libération des femmes de l’oppression masculine, des animaux de la maltraitance, des homosexuels et des transsexuels de l’homophobie, même des musulmans de l’islamophobie…”
Tous ces combats dressant les uns contre les autres, auxquels il faut ajouter celui de l’écologie, qui se targue de protéger la planète des prétendus méfaits du capitalisme ont été intégrés aux derniers programmes de la gauche, qui n’a pas pour autant abandonné ses objectifs chimériques de réduire toujours plus les inégalités et de faire régner une fois pour toutes ce qu’elle appelle avec de gras sanglots de bonne conscience, la “justice sociale”.
Scruton à cette occasion souligne les contradictions profondes dans lesquelles pataugent la gauche et tous ses thuriféraires. Si l’égalité et la liberté prônées par la révolution française s’opposent clairement, l’émancipation est tout aussi incompatible avec le concept de justice sociale. En effet, "si l’émancipation implique la libération du potentiel individuel, comment empêcher les ambitieux, les dynamiques, les intelligents, les beaux et les forts d’avancer, et quel degré de contrainte devons nous nous permettre d’exercer sur eux ?"
Ces contradictions expliquent selon Scruton la spirale croissante de violence inéluctable qui accompagne les transitions révolutionnaires entreprises au nom de la gauche, et qui conduit invariablement à l’échec : “il faut une force infinie pour mettre en œuvre l’impossible…”

Tout l’art des penseurs de gauche est de faire disparaître ces contradictions derrière la révolte, la rébellion ou l’insoumission face aux hiérarchies, aux institutions traditionnelles, à l’ordre bourgeois… C’est précisément l’objectif de la plupart des intellectuels dont la rhétorique artificieuse et répétitive est disséquée dans cet ouvrage.

Dès son origine, le mouvement socialo-communiste a en effet mené le combat du langage, élaborant avec opiniâtreté une novlangue habile mais sournoise, qui lui a permis entre autres falsifications de faire passer le marxisme pour une science et de parer la révolution de romantisme.

C’est en Grande-Bretagne que Scruton trouve les premiers idéologues qu’il accroche à son tableau de chasse, à savoir Eric Hobsbawm et E.P. Thompson. Assez oubliés aujourd’hui, ils étaient les compagnons de route du parti communiste britannique. Si le second s’en désolidarisa en 1956 lors de l’invasion de la Hongrie par les Soviétiques, le premier resta fidèle à sa ligne officielle même après qu’il fut dissous en 1990, et il continua jusqu’à sa mort en 2012 à approuver toutes les atrocités commises au nom du socialisme. Ce faisant il prétendait avoir “le cœur lourd” ce qui témoigne d’une hypocrisie monstrueuse et qui objective "jusqu’où il est possible d’aller dans la complicité lorsque le crime est l’œuvre de la gauche.” Au passage, Scruton démontre combien l’ouvrage “historique” que Hobsbawn consacra à la révolution russe est un chef d’œuvre de désinformation partisane.

Il est assez jubilatoire de suivre l’analyse scrupuleuse que l’auteur fait ensuite de nombre de penseurs ou d’intellectuels ayant peu ou prou servi les idéaux de gauche. Il y a les américains Galbraith et Dworkin que nous connaissons peu en France mais qui ont contribué à accréditer au cœur même du pays du capitalisme l’idée que ce dernier était aussi oppressif que le communisme et à faire croire que la liberté à l’anglo-saxonne n’était qu’un asservissement aux diktats de l’industrie et des lobbies. Il y aurait beaucoup à dire également sur la vision du système judiciaire proposée par Dworkin, proche parfois de celle du “libéral” John Rawls, qui tente d’infléchir le droit fondé sur la jurisprudence et le pragmatisme vers une conception privilégiant l’objectif “globalisant” de justice sociale.

Il y a de nombreux Français dans la série de portraits qui suit. De Sartre à Badiou, ils sont légions à avoir propagé la critique de l’ordre bourgeois, du capitalisme, et du libéralisme (dans sa définition française derrière laquelle on trouve tout ce qui fonde le système démocratique américain).
Tous n’ont pas revendiqué leur adhésion au modèle protéiforme du socialisme, mais tous penchent peu ou prou à gauche, et ont souscrit à un moment ou à un autre de leur existence à l’engagement intellectuel dit "de gauche".
A la vérité, selon Scruton, "deux accusations se sont glissées dans la tête des intellectuels étudiés dans ce livre: la première veut que la société capitaliste soit fondée sur le pouvoir et la domination; la seconde qu’il signifie la marchandisation processus par lequel les individus seraient réduits à l’état de choses, et la fétichisation des choses en tant qu’agents."
En fin de compte, par un délirant paradoxe, tous souhaitent "une société débarrassée de tout ce qui rend une société possible: le droit, la propriété, la coutume, la hiérarchie, la famille, la négociation, le gouvernement, les institutions…"
Il en est ainsi des philosophes, mais également des sociologues, et de ceux qui ont gravité autour de la sphère psychiatrique, des psychologues aux psychanalystes: Althusser, Foucault, Deleuze, Lacan, Derrida, Baudrillard, Guattari
Tantôt leur discours se pare d’arguties d’allure scientifique (les mathèmes de Lacan repris et enjolivés par Badiou, les rhizomes de Deleuze…), tantôt il esthétise la révolution ce qui permet d’occulter les souffrances des peuples qui la subissent, tantôt il noie l’attention dans une forêt de concepts plus inintelligibles les uns que les autres (la “machine à non sens” comme l’appelle Scruton).
En Europe dans la pléiade d’auteurs qui ont relayé ces divagations, aussi emphatiques que nébuleuses, Scruton s’emploie à décortiquer la rhétorique de gens comme Adorno, Lukacs, Habermas, Zizek. Retenons entre bien d'autres exemples, cette réflexion d'Adorno selon lequel, la seule alternative au capitalisme serait l’utopie. Autant dire qu’il n’y a pas d’alternative !

Tout au long de son ouvrage, Roger Scruton, qui revendique la position de conservateur, secoue donc vigoureusement le cocotier de la Révolution. Son analyse est aussi profonde que décapante, et parfois féroce. il traite Sartre de marxiste rétrograde, Lacan de charlatan fou, Foucault de mythomane paranoïaque, Althusser de vacuité fondamentale, Habermas d’écrivain confus et bureaucratique dont la plupart des pages ne mérite que la corbeille à papier...
On comprend dès lors que pour certains, ce soit de la pure provocation, pour ne pas dire du blasphème, et l’auteur dut affronter une belle levée de boucliers parmi les notables acquis à l’idéologie maltraitée. Il prétend que ce livre dont la première publication remonte à 1985 fut préjudiciable à sa carrière. On veut bien le croire lorsqu’on voit l’ostracisation qui frappe quiconque s’oppose au mainstream qu’est devenue la bien-pensance de gauche.
On peut craindre hélas qu’un tel pavé dans la mare reste longtemps sans conséquence positive. Il est si facile et reposant de se laisser porter par le courant, voire d’en rajouter pour se donner l’illusion d’avancer plus vite sur la voie du progrès...
* Roger Scruton L'erreur et l'orgueil. L'Artilleur 2019

14 juillet 2018

Spinoza en été (2)

En décryptant l’ouvrage majeur de Spinoza, à savoir L'Éthique, Roger Scruton montre que tout le discours est fondé sur Dieu en tant que primum movens absolu. Cela pourrait évidemment être un commencement logique, mais l'hypothèse hélas n'est pas vérifiable, ce qui laisse penser que Spinoza met la charrue avant les bœufs, autrement dit qu’il se livre à une interprétation téléologique. Ce d’autant plus que l’existence de Dieu repose pour lui sur une preuve ontologique qui est une sorte de tautologie : Dieu existe car il ne peut qu’exister…
Selon cette conception, Dieu est défini comme “un étant absolument infini, c’est à dire une substance consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie”, il serait donc vain de lui dénier la qualité d’exister…

Le second parti pris par Spinoza, consiste à assimiler Dieu à la Nature, et à en faire une substance plutôt qu’un être. Cela le conduit conséquemment à considérer que tout ce que nous voyons ou ressentons, y compris nous-mêmes, faisons partie intégrante de Dieu, qui de facto régit tout, réduisant notamment le libre arbitre humain à néant, et pulvérisant au passage les concepts de bien et de mal.
En prenant cette voie, Spinoza se montre à la fois moniste et déterministe, amoral et matérialiste, ce qui fit dire à Deleuze non sans délectation, qu’on pouvait trouver dans ces théories “certaines thèses particulières qui participent d’une tradition athée”. C'est précisément ce qui fut sévèrement reproché au philosophe à son époque...

On trouve pourtant dans l'Éthique une approche très humble de Dieu. Le philosophe le regarde d’en bas en quelque sorte, et donne à admirer sans limite sa puissance tutélaire, alors que la plupart des religions se placent sans vergogne à hauteur de Dieu qu’elles n’hésitent pas à faire parler et dont elles prétendent connaître le dessein et la volonté.
Loin d’avoir cette arrogance, Spinoza cherche à chasser les illusions sur les prétendues “révélations” et plus encore sur les croyances et superstitions que la foi religieuse a tendance à engendrer.
Au contraire, il nous invite, pour vivre pleinement en Dieu, à sortir de l’ignorance dans laquelle nous nous trouvons en naissant, en se ralliant de facto au principe cartésien “de ne rien admettre pour vrai que nous ne puissions prouver être tel” (à l’exception de l’existence de Dieu bien sûr). La philosophie spinoziste s’apparente donc davantage à une "théologie raisonnable" qu’à un traité d’athéologie préfigurant ceux de Nietzsche ou d’Onfray.

L’Ethique est construite très rigoureusement selon un plan géométrique: elle est fondée sur une logique déductive nourrie de définitions, d’axiomes, de postulats, et débouche sur des propositions, des démonstrations, et des scolies.
Mais en posant des principes intangibles en tête de tout raisonnement, le discours penche plus vers le rationalisme que l’empirisme et il n’est pas étonnant qu’il ait influencé Hegel, Marx et quantité de ses épigones, ainsi que les scientifiques matérialistes tels Antonio Damasio.
En définitive cette philosophie qui relève avant tout du champ métaphysique, n’évite pas les écueils de cette approche, à savoir des affirmations qui relèvent d’une logique apodictique (existence de Dieu) ou au contraire qui conduisent à l’aporie (placer l’éternité en dehors du temps).

On pourrait également critiquer la théorie de la connaissance proposée par Spinoza dont l’objectif un peu nébuleux serait de mettre nos idées et concepts en adéquation avec ceux de Dieu, rien de moins.
Pour y parvenir, nous disposerions selon lui de trois types de connaissances.
La première est celle qui se fonde sur l’opinion ou imagination. Elle “consiste à former des notions universelles à partir des singuliers qui se présentent à nous par le moyen des sens de manière mutilée et confuse.” Peu fiable, elle serait même “l’unique source de fausseté”. A l’évidence Spinoza n’est pas un empiriste…
Il ne reconnaît comme vrais facteurs de progrès que la connaissance du deuxième type, qu’il appelle raison, et celle du troisième type qui relève de l’intuition, qu’il entend comme étant “la perception de la vérité d’une proposition ou de sa démonstration en un acte d’intelligence unique et immédiat.”
Si l’intuition, dont fit grand cas Bergson, paraît jouer un grand rôle dans les expériences de pensée scientifiques, la raison qui procède “par notions communes et idées adéquates” semble quant à elle relever de la spéculation et elle ouvre la voie à beaucoup d'interprétations…

Une controverse est possible également au sujet de la morale. Elle ne connaît pour Spinoza ni bien ni mal et se borne à distinguer le bon, qui consiste à se rapprocher de Dieu donc à être en harmonie avec la Nature, et le mauvais qui serait incarné par l’ignorance et les superstitions.
On ne serait sans doute pas si éloigné de l’impératif catégorique de Kant si l’auteur de l’Ethique ne déniait à l’Homme la liberté et ne réduisait pas à la portion congrue la notion de libre arbitre. De ce point de vue, le conatus reste flou et moyennement convaincant. Il n’incarne pas tant la conscience qu’une forme d’énergie vitale et ne résout en rien la problématique de l’âme. Le corps et l’esprit n’étant selon Spinoza que deux modalités complémentaires d'une même entité, l’individu en tant que tel n’est quasi rien et la vie éternelle n’a pas plus de sens pour l’esprit que pour le corps. Or qu’est-ce que la nature, et toute la matière qu’elle contient s’il n’y a pas de conscience, ce qui fut le cas durant les millénaires qui précédèrent l’avènement des êtres humains ?

A vouloir faire de l’Homme une partie intégrante de Dieu, Spinoza jette le trouble. Certes comme le fait remarquer Ariel Suhamy au cours de la très intéressante série d’émissions de France Culture consacrées en 2016 à l’auteur de l’Ethique, l’Homme ne peut pas davantage se confondre avec Dieu que son petit doigt ne se confond avec lui. Mais cela suffit-il à nous procurer une explication rationnelle de notre rapport au monde, à nous donner la direction à suivre pour mieux le connaître, et in fine à donner un sens à notre conscience ?

04 juillet 2018

Spinoza en été (1)

Il n’est pas de saison plus propice à la réflexion philosophique que l’été. Tout s’y prête : la quiétude, la chaleur, la nature plus proche que jamais… Le ciel, le soleil et la mer disait la chanson...
C’est aussi le moment où je suis ramené à Baruch Spinoza (1632-1677), par le biais d’un auteur récemment découvert par hasard: Roger Scruton.
Citoyen britannique, il incarne le conservatisme auquel il s’attache à donner toutes ses lettres de noblesse, envers et contre toutes les critiques, et contre le mépris naturel que ce terme inspire presque naturellement à beaucoup de gens.
Il n’est pas question d’aborder ici cette thématique au demeurant fort intéressante mais d’évoquer la courte introduction à la pensée spinoziste* qu‘il publia en 1998 et par laquelle j’ai choisi de faire sa connaissance. Au surplus, le philosophe auquel j’avais consacré un billet il y a peu, est plutôt à la mode si l’on en juge sur le nombre de publications dont il est l’objet depuis quelques années.

Faire en moins de 100 pages l’exégèse de l’œuvre du philosophe hollandais relève de la gageure. On ne reprochera donc pas à celui qui s’y attelle de survoler les concepts parfois ardus qui peuplent l’Éthique ou le traité Théologico-politique. On lui saura gré au contraire, de montrer que derrière leur aspect rebutant, ces ouvrages recèlent une belle actualité.

A notre époque où le fait religieux donne lieu à toutes les dérives, du torve laisser-aller à la radicalisation la plus fanatique, en passant par la négation scientiste ou matérialiste, il est intéressant de rappeler le rapport tout à fait particulier de Spinoza avec la religion et avec Dieu.
On sait que sa famille dut quitter l’Espagne, puis le Portugal où les Juifs étaient contraints de se convertir au catholicisme, pour s’installer en Hollande, beaucoup plus tolérante à l’époque. Hélas, comme le déplore M. Scruton, “la liberté de penser est plus vite perdue que gagnée” et la rigueur calviniste rattrapa Spinoza et les siens, et lui-même fut purement et simplement excommunié à l’âge de 23 ans, avant même d’avoir rien écrit ! Il fut ensuite anathématisé toute sa vie pour son prétendu athéisme, l’obligeant à faire éditer son œuvre dans l’anonymat.

Ce destin contrarié eut probablement quelque influence sur sa pensée. Il conçut en effet une vraie aversion pour toute croyance religieuse qu’il assimila à de la superstition, jamais loin de l’intolérance voire du fanatisme. Il en est ainsi du mythe de l’espérance en une vie future dans laquelle seraient récompensées les bonnes actions et châtiées les mauvaises. C’est pour lui, “chose tellement absurde qu’elle mérite à peine d’être relevée”. Il rejette pareillement la croyance aux miracles qui ne fait selon lui “pas honneur à Dieu”. Quel besoin Dieu en effet aurait-Il “d’intervenir et de modifier les événements dont Il est l’origine” ?

Paradoxalement, s’il manifeste une aversion profonde pour les religions, Spinoza fait pourtant de Dieu le pivot central de son oeuvre. Il y est omniprésent et omnipotent. Mais il ne s’agit pas d’une entité qu’on pourrait personnifier et qui serait distincte du monde. Dieu est le Monde. Deus sive Natura, Dieu se confond avec la Nature.
Contrairement aux dogmes véhiculés par nombre de religions, pour Spinoza, “Dieu ne saurait éprouver quelque passion, joie ou tristesse. Il n’aime ni ne hait personne”. Pour cette raison, le philosophe affirme que “qui aime Dieu ne peut faire effort que que Dieu l’aime en retour.” L’amour que l’on porte à Dieu est absolument désintéressé...

Puisque tous les êtres existent en Dieu et par Dieu, qu'ils dépendent entièrement de Lui, il découle que Dieu est le seul être absolument libre. Le libre arbitre de l’homme “n’est qu’une illusion qui a pour causes et origines des perceptions inadéquates et confuses” et il est impératif pour Spinoza de “construire une éthique où la notion commune de liberté ou de libre arbitre soit totalement absente”.
Cette vision très déterministe, pourrait être profondément déprimante si le philosophe n’y ajoutait pas quelque pondération susceptible de redonner un peu d’espoir.
Ainsi, si la liberté absolue ne convient qu’à Dieu, il existe une autre forme de liberté, relative, qui résulte de la théorie du conatus, ce dernier qualifiant l’effort par lequel nous tâchons de durer et persévérer dans notre être.
C’est précisément par ce conatus, que “nous pouvons prendre conscience de la vertu contraignante des chaînes causales qui se trouvent en nous, et que nous pouvons espérer nous en affranchir, pour accéder à l’unique forme de liberté à laquelle nous puissions prétendre.”

En d’autres termes, “Dieu ayant une idée adéquate de toute chose, nos propres idées sont adéquates en tant que nous participons de l’intellect divin.../… Plus nos conceptions sont adéquates, et plus nous dépassons notre finitude pour atteindre à la substance divine dont nous sommes un mode.”
Dieu conçu comme “Nature naturante” est “une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie.” Nous ne connaissons que deux de ces attributs et encore très partiellement : la pensée et l’étendue.
Le corps est un mode fini de la substance infinie, appréhendé comme étendue. L’esprit est un mode fini de la substance infinie, appréhendé comme pensée.
Pour Spinoza, les deux sont indissociablement liés au sein de la Nature et l’on peut même généraliser le raisonnement : “comme la musique n’est pas séparable des sons, tout objet physique a un homologue spirituel, et ces objets sont identiques comme en moi le corps et l’esprit.”

Notre nature, en plus d’être finie, est soumise à la contrainte du temps. La Nature quant à elle, est éternelle: sub specie aeternitatis. Existant par nécessité, elle n’a donc ni cause ni origine.
Pour tenter de comprendre ce que cela signifie, il faut “cesser de penser l’éternité en termes temporels” et considérer que la quête de la Vérité se confond avec l’amor intellectualis Deo, l’amour intellectuel de Dieu.
On peut exciper de ce raisonnement pour construire une morale des plus simples : "l’esprit agit en tant qu’il a des idées adéquates et pâtit en tant qu’il a des idées inadéquates”, les premières riment avec joie, les secondes avec tristesse.
De ce point de vue nous dit Scruton, “L’homme libre est un personnage hiératique mais plein de joie, sans nulle trace de morosité calviniste.”

En somme, l’intellection, la réconciliation avec les réalités physiques dont nous faisons partie, constituent pour Spinoza la seule, la vraie religion. C’est également le moyen de réconcilier en quelque sorte science et religion, et par là même philosophie et science.
Comme Blaise Pascal, Spinoza "a bien perçu que la science nouvelle allait désenchanter le monde." Mais "par ce désenchantement, nous pouvons parvenir à un enchantement nouveau, reconnaissant Dieu en chaque chose, et aimant Ses œuvres dans l’acte même de les connaître…"
Le tout est de savoir si le Dieu de Spinoza est encore Dieu...
Mais comment taxer d’athéisme celui qui au moment de mourir aurait déclaré : “j’ai servi Dieu selon les lumières qu’Il m’a données, s’il m’en avait donné d’autres je L’aurais servi autrement…” ?

* Spinoza. Roger Scruton. Points Essais. Le Seuil.
Illustration: stature Spinoza. La Haye