28 décembre 2007

Une belle fin d'année...


L'année qui s'achève, l'hiver qui insinue doucement son froid engourdissant, et au loin les rumeurs d'un monde furieux, qui continue de s'agiter en mortelles vanités et vaines cruautés. Oscar Peterson, un des vénérables patriarches du jazz, qui disparaît comme quelques notes de musique issues d'un piano. Julien Gracq qui éteint en douceur sa petite lumière dans la constellation des écrivains. Je ne sais plus bien si tout cela revêt en somme un sens.
Dans ces moments d'incertitude et d'interrogation, j'aime à me tourner vers la tranquille béatitude artistique. Parmi les enchanteurs de ces instants mélancoliques s'élève la figure douce et fraternelle de John Keats (1795-1821).
Ce poète anglais, arraché à la vie dès l'âge de 26 ans, fut le quasi gémeau de Percy Bysshe Shelley (1792-1822). Comme ce dernier, il consacra sa courte existence au culte de la beauté intellectuelle. La quintessence de son art est d'ailleurs là : « a thing of beauty is a joy forever ». Tout est dit.
Les mots autour n'ont qu'une vocation : entrer en harmonie avec ce principe d'une simplicité biblique.
Ils sont rares et choisis comme s'il étaient des fruits cueillis sur l'arbre de la sagesse.
Mais à les entendre, tout devient si pur, si clair, si évident.

« Tender is the night » : Il ne faut pas avoir peur du noir dit le poète. Et dans la nuit qui enveloppe l'esprit de ses obscurs mystères, il faut trouver en plus de la tendresse, une douceur réconfortante : « O soft embalmer of the still midnight ». Rien n'est inquiétant s'il recèle la beauté.
Keats, c'est un peu Endymion. Il communie avec la Lune. Et cette extase fusionnelle avec le plus pâle des astres est un mélange parfait de sommeil et de beauté. Cette beauté songeuse, silencieuse, immobile, que rien ne peut altérer.
Bien sûr il y a comme une hésitation devant l'éternité. Tout être la perçoit lorsqu'il est confronté à la fin de quelque chose, jugé trop court. Une vie, un rêve, un voyage, une année...
Je livre ici un sonnet de celui qui pensait que son nom « avait été écrit sur l'eau », librement traduit par mes soins, à celles et ceux qui me font l'honneur de passer par ici de temps à autre. Que les derniers jours de 2007 vous soient doux et que de belles espérances commencent dès à présent à peupler l'avenir...

When I have fears that I may cease to be
Before my pen has glean’d my teeming brain,
Before high-piled books in charact’ry
Hold like rich garners the full ripen’d grain;

When I behold upon the night’s starr’d face
Huge cloudy symbols of a high romance,
And think that I may never live to trace
Their shadows with the magic hand of chance;

And when I feel, fair creature of an hour,
That I shall never look upon thee more,
Never have relish in the faery power

Of unreflecting love; — then on the shore
Of the wide world I stand alone, and think
Till love and fame to nothingness do sink.
---------------------
Lorsque je sens la crainte de disparaître m'envahir
Avant que ma plume n'ait extrait de ma tête ardente
Toutes les hautes piles de livres, auxquelles j'aspire,
A l'image d'un grenier rempli de grains bien mûrs

Lorsque je contemple la voûte étoilée de la nuit,
Ses lumières symbolisant une universelle romance,
Et que j'imagine ne pas pouvoir vivre assez
Pour bénéficier d'un destin doté d'un peu de chance

Et lorsque je pense, charmante créature éphémère,
Que je ne te verrai bientôt plus jamais
Et que jamais plus je n'éprouverai

Le pouvoir magique de notre indicible passion.
Alors, debout, seul au bord du vaste monde, je comprends
Que l'amour et la gloire, se confondent avec le néant.

21 décembre 2007

Le monde selon Andrew Wyeth


Cet hiver qui commence, froid et vif, avec des ciels de porcelaine, un soleil blanc suspendu juste au dessus de l'horizon et une atmosphère cristalline, nimbant de givre les paysages dénudés, cet hiver pur et clair comme l'âme du Christ me donne envie de parler d'un peintre qui semble venir d'un univers aussi pâle et frissonnant.
Il vit en Nouvelle Angleterre, a fêté cette année ses 90 ans et jouit d'une gloire paisible autant que discrète.
Loin des sunlights il a construit une oeuvre sobre et superbe. Une de celles qui sont faites pour durer, dans les coeurs d'êtres doués de raison autant que d'émotion. Elle parle d'un pays austère et sec où le destin se bâtit silencieusement, à force de volonté et d'abnégation. Où l'on respecte avec pudeur le monde qui vous entoure et ou chaque être et chaque objet, même le plus humble, possèdent une âme.
Ce peintre, Andrew Wyeth, est un Américain tranquille qui paraît vivre au rythme d'autrefois. Mais son oeil aiguisé sait voir la beauté là où on ne l'attend pas. Il l'extrait du quotidien en apparence le plus anodin avec une habileté et une tendresse extrêmes.
Enfant d'une civilisation vouée au progrès technique et au bien-être matériel, il témoigne de l'esprit qui continue d'animer le Nouveau Monde, les vestiges oxydés mais encore vivaces de la stoïque et rude simplicité des émigrants qui peuplèrent ces contrées riches d'espérances et de désillusions. Il montre l'Amérique sous un jour inhabituel. Sous son pinceau, elle est rustique, modeste, et dénuée de fastes futiles ou éphémères.

Il y a une indicible noblesse dans les personnages qu'il montre, il y a une inexprimable sérénité dans les paysages. Et il y a la matière, qu'on pourrait toucher, et qui, avec ses rugosités, ses imperfections, sa patine, vous parle de ses liens mystérieux avec la chair et avec la pensée.
A l'aide de l'aquarelle, de la gouache ou de la tempera, Wyeth dépose sur le papier une réalité fragile mais très prégnante. Elle n'a rien de révolutionnaire, rien d'idéologique, rien d'aguichant ni de racoleur. Mais elle attire le regard car elle suggère en même temps qu'elle dépeint. Chaque tableau est un tout qui signifie beaucoup plus que ses apparences.

Une jeune fille paralysée par la polio, comme abandonnée, allongée dans une vaste étendue d'herbes sèches, et qui se redresse sur ses bras décharnés en regardant vers une maison qui semble s'enfuir au loin, c'est « le Monde de Christina ». C'est une situation banale mais dont la représentation exhale une délicate métaphore de la solitude, de l'effort et un secret espoir de salut, derrière la monotonie triste du temps.

Il y a quelques semaines le président Bush a honoré Andrew Wyeth en lui remettant la médaille nationale des arts : « for a lifetime of paintings whose meticulous realism have captured the American consciousness, and whose austere vision has displayed the depth and dignity of American life. »

20 décembre 2007

Le cirque Kadhafi


Ouf, il est passé ! A l'évidence, il a fait la joie des petits et des grands... médias ! Pas un qui n'ait relaté par le détail les moindres instants de ce voyage savamment orchestré. Pauvres spectateurs impuissants de ces exhibitions braillardes, nous avons été gavés jusqu'à l'écoeurement par les rodomontades grotesques des tartufes de la morale en chambre.
Tous ces commentateurs zélés, bourrés de faux scrupules, courant aux basques du Guide qui affichait lui, sa splendide indifférence, ça valait son pesant de cacahuètes. Dans ce théâtre de marionnettes, ce fut édifiant de voir les mimiques tantôt ébahies, tantôt réprobatrices des sainte-nitouche au passage du grand padischah. Sa visite de Versailles, habillé comme un moujik de Sibérie, fut un des clous de ce barnum insolite.
Mais qui les obligeait donc, ces vertueux porte-voix de l'actualité, à donner un tel retentissement à un événement qui les choquait en apparence si fort ?
En vérité, beaucoup ont des indignations sélectives et surtout à retardement. Le colonel Kadhafi fut sans doute une menace autrefois. Chacun sait son soutien actif au terrorisme pro-palestinien pendant les années 80. A l'époque, les Etats-Unis cherchaient à l'empêcher de nuire et faillirent même réussir. Mais de l'aveu de celui qui était alors ministre des Affaires Etrangères, Roland Dumas, la France fit capoter l'opération montée par l'administration Reagan, en refusant au dernier moment le survol de son territoire par l'US Air Force... Résultat de cette brillante stratégie, Kadhafi eut le temps de se carapater. Seuls quelques militaires et sa fille adoptive périrent. Probablement décida-t-il de se venger. Deux attentats s'ensuivirent, à Lockerbie en 1988 (270 morts) et au Niger en 1989 (170 morts dont 54 Français).
Aujourd'hui, certes l'homme n'inspire toujours guère la sympathie, mais indéniablement il n'est plus ce qu'il a été. Son pays est loin d'être une démocratie, mais il est sur une meilleure voie que beaucoup d'autres dans la région. Il ne représente plus pour le monde un danger mais un espoir. Il est donc vraiment un peu tard pour s'égosiller contre lui, et ces récriminations semblent bien vaines voire contre-productives.
Heureusement dans l'univers superficiel qui vit de la chasse au scoop, un titre remplace vite l'autre. Après Kadhafi à Versailles, voici Sarkozy et Carla à Disneyland. Et on va crier naturellement à la peoplisation de la politique...

16 décembre 2007

Attention, culture en péril


Un joli pavé dans la mare, l'article de Don Morrison dans le numéro de Time Magazine Europe, paru le 3 décembre.
Son titre provocateur « La Mort de la Culture Française » a fait son petit effet. Nombre d'émissions, de blogs, de chroniques ont relaté l'évènement, le plus souvent pour s'en offusquer, ou bien pour en contester le bien fondé
Pourtant, d'un constat même sévère, ne pourrait-on tirer quelques leçons ?
Car l'auteur, qui ne semble pas ennemi de la France, ne déplore pas tant le manque de créativité que son peu d'ambition et son incapacité à s'exporter : plus de 200 films par an, 700 livres par rentrée littéraire, des pléiades de chanteurs, mais pas grand chose à sortir des frontières de l'hexagone. Il serait idiot de contester les chiffres, ils s'imposent d'eux-mêmes.
Pour autant, les raisons de cette faiblesse bien que triviales, ne sont pas forcément désespérantes ou définitives.
Bien sûr le fait que le français ne figure plus qu'au 12è rang des langues les plus parlées dans le monde est une réalité difficile à contrecarrer. Mais il n'est pas certain que cela soit la cause essentielle du désastre actuel. Le rayonnement français de jadis dépassait largement les seuls pays francophones et c'était précisément la french touch qui était appréciée.
Pour Morrison, il faut surtout prendre en considération la tendance en France depuis maintenant plusieurs décennies, qui consiste au repli méprisant sur soi et au dénigrement quasi systématique de toute oeuvre récompensée par un succès commercial. A cause de cet entêtement idéologique à refuser toute « marchandisation » de la culture, à cause de ce refus obstiné de prêter attention à ce qui plaît, la France s'est enlisée dans une sorte de nombrilisme austère. Facteur aggravant, elle donne des leçons à tout le monde comme si seule elle détenait la vérité.
Parallèlement, sous l'effet de cet intellectualisme quelque peu hermétique, dont l'origine se situe clairement « à gauche », l'emprise étatique n'a cessé de croître. Non contente d'entretenir à grand frais un absurde ministère de la culture, riche de 11200 employés, la France consacre en subventions culturelles 1,5% de son PIB (contre 0,7 en Allemagne, 0,5 en Angleterre et 0,3 aux USA). Toujours à cours d'argent, l'Etat dans son zèle à « redistribuer les richesses », pompe en taxes 11% des recettes de l'industrie cinématographique. Et il s'échine à maintenir envers et contre tout, le principe vain de « l'exception culturelle », jusqu'à imposer aux chaînes de télévision et de radio, un ratio de productions autochtones, d'au moins 40%. Or ces mesures protectionnistes n'endiguent en rien le déferlement des cultures étrangères et ne peuvent que pénaliser l'exportation de la nôtre dans les autres pays.
Combien faudra-t-il de temps pour admettre cette évidence criante ?
La volonté du nouveau président de la république de démocratiser davantage la culture et d'encourager le mécénat privé va sans nul doute dans le bon sens. Ses efforts pour donner plus d'autonomie aux universités jusqu'alors asservies à la seule Culture d'État, s'inscrivent dans le même dessein louable. En montrant aux Américains et au monde, un visage de la France un peu moins arrogant, il fait également oeuvre utile.
Mais voyez le tollé des gens bien intentionnés ! Voyez ces foules vociférant contre ce qu'ils appellent une braderie du patrimoine culturel ! Voyez par exemple les protestations à l'encontre du projet du Louvre d'Abu Dhabi, au simple motif que ça pourrait rapporter de l'argent...
Pour Bernard-Henri Levy, qui cherche un angle d'attaque original (Le Point 13/12/07), il ne s'agit pas de savoir si le constat est vrai, il ne s'agit pas de se dresser sur ses ergots en hurlant « à l'honneur national bafoué ». S'imaginant beaucoup plus subtil, il tente de déjouer la critique en montrant qu'elle est avant tout le fruit de préjugés anglo-saxons. Et sous la plume de celui qui se défend d'en être un colporteur, les bons vieux arguments de la dialectique anti-américaine reviennent en foule : selon lui, les Américains par nature, croient que la force d'une culture se mesure en audience, et ils sont si certains d'avoir raison, et ignorants du reste du monde, qu'ils ne jugent nécessaire d'évaluer cet impact que chez eux ! Les Américains comme chacun sait, sont des êtres vénaux et simples d'esprit, donc ils ne peuvent penser l'art autrement qu'en terme d'industrie et rejettent tout ce qui est compliqué à l'entendement. Dans leur logique de consommation niaise, la culture doit être accessible à tous et surtout sans délai. Bref, ils ne connaissent rien au sujet et leur critique est donc sans objet. CQFD.
Par un remarquable raccourci vengeur, BHL achève sa diatribe en assimilant le sort de la culture française à celui qui attend sans tarder son alter ego américaine. Selon lui c'est évident : tant d'attaques sur notre pays révèlent « une forme déplacé d'une panique qui ne s'avoue pas mais qui se manifeste à chaque ligne ». Bref, à le croire, les Américains ont peur de leur déclin imminent... Pauvre BHL, il ne parvient donc toujours pas à sortir des sentiers battus.
Il y a plus fort que la réaction somme toute assez prévisible de Bernard-Henri Lévy.
Autour de Guillaume Durand, dans l'émission « Esprits Libres », on a discuté ferme du sujet le 14 décembre. Mais davantage que la controverse, ce fut la méconnaissance du problème qui frappait, en écoutant les invités. Il fallait voir la surprise consternée sur les visages lorsque Florent Pagny révéla humblement que jamais au cours de ses voyages il n'entendait parler d'artistes français, à l'exception de .... Nana Mouskouri et Charles Aznavour !
Le sommet de la cuistrerie fut toutefois atteint lorsque le metteur en scène Jean-Michel Ribes déclara à propos de la faible pénétration de la culture française aux Etats-Unis, que ce n'était pas bien grave car l'inquiétude serait au contraire de rayonner sur le Middle-West américain...
Décidément, il n'y a pas plus idiot que celui qui ne veut pas comprendre.

06 décembre 2007

Ivresses



Je m'interroge souvent sur l'attitude que doit adopter la Société vis à vis de l'usage de ce qu'on appelle communément les « drogues ».
Etant libéral par nature, j'imagine qu'il est sot et vain d'interdire à des gens responsables des expériences dans ce domaine. Nombre de personnes éminentes et respectables ont essayé les paradis artificiels sans causer de tort à personne, et n'ont pas craint de relater publiquement leurs impressions : Ernst Jünger, Aldous Huxley, Charles Baudelaire, Thomas De Quincey, Edgar Poe, Henri Michaux, Pierre Loti, Jean Cocteau, Claude Farrère...
Les drogues, mystérieuses, envoûtantes constituent souvent de merveilleux médicaments. Elles permettent de lutter contre la douleur, et donnent l'apaisement à ceux qui souffrent désespérément. Et si on les considère comme une source de sérénité pour l'esprit, ou comme un moyen d'élargir la fameuse porte des perceptions, il n'y a pas lieu de les rejeter comme choses maléfiques, définitivement proscrites ni même d'en faire un tabou.
La vie est courte et les occasions de s'élever sont si rares qu'il semble bien légitime d'essayer les provoquer. « Rarely, rarely comest thou spirit of delight », se lamentait Shelley...
Les drogues à mon sens s'apprécient un peu comme les parfums des fleurs. D'ailleurs elles leur sont souvent liées. Elles doivent sublimer la réalité, jamais l'occulter. Ce qui est fascinant, c'est l'idée de se doter de nouveaux pouvoirs sensoriels et spirituels, tout en gardant une pleine conscience de son existence. De s'affranchir de certaines pesanteurs liées à la matière et à la médiocrité du quotidien.
Car entre autres vertus, l'ivresse possède souvent la caractéristique de transcender la durée. Jünger* l'affirmait : « dans l'opium vous disposez d'un temps inouï, une nuit peut durer mille ans. L'homme qui possède du temps est un homme libre ». L'opium pourrait donc constituer une sorte d'épanouissement...
Mais sitôt dit cela, il faut bien convenir que deux périls gigantesques menacent celui qui tente d'ouvrir la Porte : perdre le sens du réel, et s'abîmer dans l'accoutumance. Dans les deux cas, c'est la descente aux enfers qui attend l'imprudent voyageur. Et le retour est quasi impossible. On sort rarement indemne d'une telle déchéance et les exemples de ce genre de malédiction pullulent hélas.
L'approche des drogues ne peut donc se concevoir que dans une perspective où à chaque instant, on veille à rester maître de soi-même. Il faut rejeter catégoriquement toute ivresse qui ferait perdre l'esprit. Qu'y a-t-il d'ailleurs à espérer n'être plus soi-même ?
Pour ces raisons, personnellement, je n'apprécie que très modérément les effets de l'alcool. Le spectacle de gens perdant totalement la raison, se livrant à des actes ridicules, grotesques ou délictueux, et ne se souvenant plus le lendemain de leurs frasques, m'effraie.
L'alcool ne procure au mieux qu'une éphémère levée des inhibitions. Au surplus, l'euphorie est rapidement suivie dans mon cas par une sorte de capharnaüm intérieur : une griserie anarchique, désordonnée, qui s'empare à la fois du corps et de la pensée, qui cède peu à peu la place à une sorte de barre lourde, qui broie lentement la tête, provoque la nausée et fait tanguer le monde comme lors d'un mauvais voyage sur une mer agitée, froide et grise. Au bout du compte, mon crâne éclate et je ressors vidé, un peu honteux et insatisfait.
Pour tout dire, mon expérience des drogues est limitée : à part quelques inhalations d'éther, de Nitrite d'Amyle, elle est faite essentiellement de Zamal. Ce dernier n'est rien d'autre que la Marijuana qu'on appelle ainsi dans l'île de la Réunion où elle pousse aussi facilement que du chiendent. Pendant les quelques mois que dura mon Service National, il y a 25 ans, j'avoue m'être adonné assez régulièrement à ce plaisir illégal. Comme quoi l'armée mène à tout !
L'expérience ne combla pas vraiment mes espérances. En dépit de sensations très agréables, d'une douce euphorie, et de séances hilarantes, je ne fus pas touché par la grâce qui m'eut permis d'écrire des poèmes ou de réaliser des dessins inspirés.
Ce n'est pas qu'on n'éprouve aucune idée, mais hélas tandis qu'on est sous l'emprise de la substance, plus rien ne paraît important hormis l'extase, et surtout pas l'effort surhumain qu'il faudrait faire pour s'asseoir à une table et tenter de coucher sur le papier tout ce qui passe par l'esprit. De toute manière, il est clair que la drogue, qui illumine le champ du réel, ne procure en aucune manière le génie...
Tant que j'étais au milieu de l'Océan Indien, j'aurais volontiers succombé aux délices de l'opium. Autrefois la Réunion et l'île Maurice, qui comptent dans leurs populations beaucoup de personnes d'origine chinoise, recelaient de nombreuses fumeries plus ou moins clandestines. Aujourd'hui elles semblent avoir disparu.
N'ayant pas ressenti personnellement les effets du pavot, je prends la liberté de relater ici les impressions de mon grand père maternel qui fut officier en Chine au début du XXè siècle, telles qu'il les décrivit dans ses souvenirs. Sa carrière militaire répondait avant tout à un besoin d'aventure. Il n'est donc pas étonnant que sa curiosité l'ait poussé à tenter l'expérience. Je ne l'ai hélas pas connu, mais je sais qu'il n'avait rien d'un mystificateur et qu'il était d'une grande droiture. Son témoignage m'a ému car il m'a démontré qu'avec de la volonté et une bonne connaissance de soi-même, on pouvait aisément franchir les limites des convenances.



« J’ai quelquefois fumé l’opium, en Chine, en Cochinchine et même à Madagascar. Et malgré tout le mal que disent des fumeurs les gens qui ne les connaissent pas, je déclare que je ne m’en repens pas. Il est vrai que j’ai toujours pu me défendre d’une absorption de ma vie par cette drogue. Jamais l’opium ne m’a empêché de monter à cheval, de travailler et de chasser des journées entières.
Les vrais fumeurs d’opium ne sont jamais ni des farceurs, ni des noceurs, ni des fanfarons de vices; on n’y rencontrerait pas d’ivrognes. Ils se recrutent parmi les gens d’une distinction à petit bruit, les personnages enclins à l’intellectualisme, à la philosophie, aux conversations à mi-voix, et aussi et surtout, à la rêverie en solitaire. Le plus souvent ils fument seul; la fumerie à deux se justifie par la présence d’un invité, lui-même fumant, ou bien parce qu’on ne veut pas faire soi-même ses pipes.../...
Le regard se fixe sur la petite boule mordorée qui virevolte au dessus de la lampe, le corps s’allège et se détend comme si la fumée lui avait enlevé une partie de son poids, les narines se dilatent à l’odeur tiède, pénétrante et tout doucement enivrante de la fumerie. On sent l’effet de l’opium se répandre par tout le corps comme un velours. La vie se ralentit et se concentre autour de la petite flamme jaune. Le décor de la pièce s’estompe et va finir par se dissoudre dans la pénombre environnante, pas un bruit, ni dehors, ni dedans, que le léger grésillement de la pipe qui se consume sous l’aspiration du fumeur: c’est l’état de grâce qui commence.
Alors disparaît, comme par enchantement, toute impression de fatigue physique. J’ai souvent fumé après une journée passée à cheval et deux pipes suffisaient à m’enlever toute trace de courbature. J’étais plus dispos qu’au matin. C’est, en mieux, l’effet d’un bain tiède. On se sent devenir immatériel, comme si l’on n’avait pas de corps, plus de vêtements, plus rien d’autre qu’un esprit détaché de toutes les contingences d’ici-bas. Les sens réalisent ce paradoxe d’être à la fois assoupi et aiguisé: assoupi, parce qu’on se trouve dans une sorte d’état de sur-veille qui fait qu’il est impossible de se rendre compte si on sommeille ou si on veille; aiguisé, parce que la pensée se creuse, s’affine, s’hypertrophie comme dans un rêve qui ne serait jamais absurde.
L’opium ne s’accommode guère des excités; il se venge d’eux en les rendant malades; c’est un vice de gens réfléchis, bien élevés, discrets et de tendances spiritualistes; c’est le plus intellectuel et le plus philosophique des vices. Le vrai reproche qu’on puisse lui faire, à mon avis, c’est de finir par absorber son homme au point de le rendre incapable de s’intéresser à autre chose qu’à sa fumerie.
On prétend que rien n’est difficile et aléatoire comme de désintoxiquer un habitué des paradis artificiels, qu’il y faut des mois, des dosages et des précautions infinies. Eh bien, j’ai fumé plus de deux mille pipes d’opium en quatre ou cinq ans de pratique, et je m’en suis déshabitué tout seul, du jour au lendemain, sans aucun secours et sans en souffrir le moins du monde. Il est vrai que ma vie n’a jamais cessé d'être active... »
* Entretiens d'Ernst Jünger avec Frédéric de Towarnicki
** Souvenirs. Michel Alerme