28 octobre 2019

Des trains pas comme les autres

Ironie de l’actualité, au moment où la France s’est trouvée paralysée par un mouvement soudain “de retrait” des agents SNCF, qui à l’occasion d’un récent accident, réclamaient illico davantage de moyens et notamment une présence renforcée dans les trains express régionaux (TER), sortait un Rapport de la Cour des Comptes épinglant les dépenses extravagantes de ladite SNCF, particulièrement sur son réseau TER.
Le budget affecté à ces lignes est en effet de 8,5 milliards d’euros, financés à 88% par les subventions publiques donc par les contribuables. La vente des tickets ne couvre quant à elle que les 12% restant. Le TER est ainsi le moyen de transport le plus cher au km. Dans certaines régions, comme la Creuse, le coût supporté par l’Etat peut aller jusqu’à 8€/km et par passager, dépassant ainsi largement celui du taxi qui tourne autour de 1,8€/km ! Interrogé à ce sujet par TF1, le Président de la Nouvelle Aquitaine Alain Rousset, invoque le service public des transports, qui comme celui de la santé ou de l’école “est l’honneur de la France”. Ainsi dans l’esprit de ceux qui gèrent nos impôts, peu importe ce que cela coûte et que cela ne serve à rien, seule compte la beauté de la dépense...

En l’occurrence, les raisons d’une telle gabegie sont nombreuses, à commencer par la désaffection de ce mode de transport. On apprend par exemple que 285 gares accueillent moins de 3 voyageurs par jour !
Est-ce le prix des billets qui s’avère dissuasif pour les "usagers" lorsqu’on le compare à celui des cars ou bien du covoiturage ? Sont-ce les horaires inadaptés dont ils se plaignent lorsqu’on les interroge ? Sont-ce les retards auxquels ils sont confrontés de manière récurrente (jusqu’à 27,2% des trains dans le Sud) ? Un peu de tout cela probablement…

Hélas, à cette raréfaction des passagers s’ajoutent d’autres problèmes, plus structurels. Parmi ceux-ci la Cour des Comptes pointe une organisation peu efficace des ressources humaines, une faible polyvalence des agents et des augmentations “trop” automatique des salaires.
Parallèlement les voies ferrées ne cessent de se dégrader faute d’un entretien suffisant et force est de constater que les trains se comportent de manière très peu respectueuse de l’environnement. Nombre de rames font encore appel aux hydrocarbures pour se propulser et même les TER hybrides continuent souvent de rouler au diesel lorsqu’ils passent sur une voie électrifiée, faute paraît-il d’une signalisation adéquate…

Compte tenu de toutes ces tares accumulées, une question se pose : est-il envisageable qu’un jour la SNCF parvienne à l’auto-financement tout en offrant un service efficace, même sur les petites lignes (par un paradoxe étonnant, ces dernières, qui représentent 5% du chiffre d’affaires de la SNCF seraient très rentables puisque ce sont les régions qui paient…)?
On peut en douter surtout lorsqu’on entend les syndicats réclamer selon leur bonne vieille habitude toujours plus de moyens. Comme dirait Jacline Mouraud, fugace égérie des Gilets Jaunes, “mais que font-ils donc de tout ce pognon ?”


Illustration: dessin de Chappate. https://www.chappatte.com/

27 octobre 2019

Complément d'enquête à charge

En attendant la mise en place des cataplasmes de madame Buzyn sur la plaie béante des urgences, les critiques continuent de pleuvoir sur le système de santé et notamment sur le monde hospitalier. Hélas, pas toujours fondées...
Dans l’émission “Complément d’enquête” diffusée le 24 octobre dernier sur France 2, on a pu assister une nouvelle fois au procès de la tarification à l’activité (T2A) qui régit la gestion des établissements de santé court séjour depuis 2008. On a pu entendre de la bouche même de médecins, qui “balancent”, quelques énormités, traduisant soit une méconnaissance du système, soit un soupçon de mauvaise foi. Ainsi, pour le docteur Sophie Crozier, neurologue affectée au groupe hospitalier la Pitié-Salpétrière la T2A, c’est la course à la rentabilité et “c’est bingo pour l’hôpital”, notamment lorsqu’elle valorise les complications survenant lors des soins. Par exemple la présence d’escarres, qui permet d’ajouter chaque jour quelques centaines d’euros supplémentaires au tarif du séjour.
Derrière l’apparent paradoxe, il n’y a pourtant rien d’anormal. D’ailleurs, que dirait-elle si ces complications ne faisaient pas l’objet d’une augmentation du tarif des séjours ? Sans doute comme on l’entend parfois, que les hôpitaux seraient pénalisés par rapport aux établissements privés, sachant que ces derniers ne soignent par hypothèse que des patients “simples” tandis que le secteur public hérite des cas les plus lourds et les plus compliqués.
Madame Crozier affirme naturellement qu’elle fait tout pour éviter les complications à ses patients, mais le fait est qu’elle insinue que d’autres auraient intérêt à les laisser survenir, voire à les déclarer de manière abusive. Parallèlement elle affirme de manière péremptoire (comme la ministre au demeurant), que le système pousse à multiplier les actes superflus, voire inutiles.

Il n’est évidemment pas souhaitable pour un patient d’être victime de complications surajoutées (en termes techniques, on appelle ça des comorbidités associées). Lorsque surviennent des escarres, on peut évidemment s’interroger sur la qualité de la prise en charge préventive. Mais une fois là, il est évident qu’elles alourdissent significativement la prise en charge, contrairement à l’affirmation entendue dans le reportage selon laquelle elles ne nécessiteraient que “peu de moyens et peu de personnel”. Non seulement elles révèlent habituellement un état précaire, voire une grabatisation du patient, mais encore faut-il préciser qu’elles exigent de la part des soignants beaucoup de patience et de temps. Or le temps c’est de l’argent…

Il paraît donc vain d’accuser la tarification à l’activité de tous les maux ou quasi, dont souffrent les hôpitaux. Curieusement dans le même temps où l’on s’insurge contre le jackpot engendré par les morbidités, on déplore le manque de moyens. Allez comprendre...
La T2A n’est certes pas parfaite. Elle affecte les ressources financières au séjour et non à la journée d’hospitalisation comme on le laisse entendre dans le reportage. De ce point de vue elle est vertueuse puisqu’elle n’incite pas à prolonger les séjours pour des raisons économiques. Elle est certes inflationniste en termes de soins dans la mesure où elle valorise l’activité, mais sa nature forfaitaire limite cette tendance et elle fait l’objet de contrôles réguliers de l’Assurance Maladie et de sanctions en cas de manquement aux règles.
Il faut enfin préciser que “ce qui rapporte” n’est pas forcément source de profit comme on le suggère trop souvent, notamment dans cette enquête. Tout dépend des dépenses mises en face des recettes. L’objet de la T2A est de procurer aux établissements de santé des ressources financières en adéquation avec les soins qu’ils réalisent. Il importe donc de veiller à fournir une description la plus exacte possible de ces soins et dans cette perspective, la rentabilité n’est que l’expression de l’équilibre entre les dépenses et les recettes.
En dépit de ses imperfections, la T2A est un système plus équitable, moins pervers et plus motivant que ceux qui l’ont précédée, à savoir les prix de journées et le budget global.
Malheureusement le gouvernement, égaré sans doute par la pression médiatique et les tabous idéologiques relatifs à la prétendue “marchandisation de la santé” semble prêt à faire machine arrière.
Lors du débat qui suivit le reportage, Olivier Véran qui défendait la politique du gouvernement, en l’absence courageuse de madame Buzyn et de M. Hirsch, annonça la suppression de la T2A et son remplacement par un nébuleux financement au parcours de soins fondé sur des “responsabilités populationnelles”. Plutôt que d’améliorer un système en vigueur depuis à peine plus d’une dizaine d’années, on nous promet donc une usine à gaz qui ajoutera de nouvelles strates au mille feuilles administratif. Il y a fort à parier que le malaise des hôpitaux perdure encore un bout de temps...

24 octobre 2019

Démocraties en crise

L’interminable valse-hésitation du Parlement anglais face au brexit donne une bien médiocre image de la démocratie. Non seulement cette institution, qu’on croyait vénérable, donne l’impression de vouloir repousser sans fin les conséquences du référendum du 23 juin 2016, mais elle semble au surplus se faire une joie de contrarier systématiquement le Premier Ministre. Après la démission de David Cameron, l’échec de Theresa May, c’est Boris Johnson qui est malmené par des élus qu’on dirait aussi irresponsables que des collégiens. Le pays paraît crispé depuis plus de trois ans, quasi bloqué par cette pierre d’achoppement qui cristallise toute l’attention jusqu’à l’épuisement. Lors d’une récente interview, l’ancien Beatle Paul McCartney a bien résumé la situation: “Je pense que c’est un vrai bordel et je serai heureux quand ce sera fini…”
Malheureusement, ces mésaventures ne sont pas isolées dans le monde démocratique. Pour tout dire, c’est d’une véritable épidémie qu’il s’agit. Tergiversations, indécision, compromissions, incohérence, contradictions, rébellion, tout semble se conjuguer pour miner les bases même d’un modèle en voie de dépérissement.
En Italie, après le marché de dupes qui porta au pouvoir l’attelage hétéroclite de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles, c’est l’alliance de la carpe et du lapin qui gouverne dans le seul but d’éloigner Matteo Salvini du pouvoir. Pour combien de temps ? Nul ne sait mais une chose est certaine: ce n’est vraiment pas sérieux.
L’Espagne n’est guère mieux lotie. Après la chute de la maison Rajoy pour cause de corruption, le pays est en proie au chaos politique. Les partis traditionnels se sont effondrés, tandis que le bipartisme se morcelait en une myriade de nouveaux mouvements (Ciudadanos, Podemos, Vox…). Résultat, le pays est pour l’heure quasi ingouvernable, la rébellion indépendantiste fait rage en Catalogne et le pays rouvre même ses cicatrices avec la procédure sordide d’exhumation de Franco…
En France, on sait que le jeu démocratique est faussé par la montée en puissance régulière depuis quelques décennies du Rassemblement National, ostracisé, pestiféré, pour tout dire exclu du jeu politique. Il suffit de se retrouver en lice contre un représentant ce parti pour être sûr d’être élu, ce qui fait dire à certains que dans un tel cas de figure, même une chèvre pourrait faire l’affaire… L’irruption spectaculaire d’Emmanuel Macron dans le paysage politique et sa consécration rapide furent liées en grande partie à un effet de conjoncture, ce qui explique sans doute la violence déraisonnable et anti-démocratique de ses opposants dans la rue. Même peu nombreux, ils sont la cause de dégradations majeures et entretiennent durablement un climat de défiance qui contrarie la marche du gouvernement.
Même l’Allemagne semble déstabilisée par des scrutins de plus en plus incertains, obligeant à mettre sur pied des coalitions floues ou improbables. Quant à l’Europe, elle continue de dériver sans vrai but, sans âme et sans unité. L’impuissance de la Communauté lors de la récente opération militaire Turque en Syrie en apporte une nouvelle preuve...

Si l’on sort de l’Europe, ce n’est guère mieux. Aux Etats-Unis c’est le Président qui depuis son investiture se trouve sous le feu d’une opposition aussi peu inspirée que revancharde, qui n’a pas digéré le résultat de son élection. Pas un jour sans que ses moindres faits et gestes ne soient critiqués de manière primaire, quasi pavlovienne par ses adversaires littéralement enragés. Désormais, au motif d’un douteux coup de téléphone avec le président ukrainien, c’est la procédure d’impeachment qui est brandie par les soi-disant Démocrates. Pourtant, Trump depuis le début de son mandat ne fait qu’appliquer les mesures de son programme de campagne et il continue de jouir d’un solide soutien populaire...
On pourrait pareillement évoquer le sort d’Israël, confronté à un scrutin sans majorité, celui du Chili dont les dirigeants élus il y a deux ans à peine, sont contestés avec une extrême violence par une insurrection, motivée par une augmentation de quelques centimes du ticket de métro.

En définitive, quand ce n’est pas le peuple qui remet en cause de manière factieuse le verdict des urnes, ou qui manifeste son indécision dans le choix de ses gouvernants, ce sont les élus qui se comportent de manière anti-démocratique, en faisant fi de la volonté populaire, en protégeant avec un jusqu’au-boutisme consternant ses prérogatives, ou bien en se discréditant à l’occasion de querelles pricocholines...
Dans cette cacophonie assourdissante, le cas de Hong Kong est sensiblement différent, voire opposé. Le peuple, dans la relative indifférence du monde dit libre, ne se mobilise pas contre les règles du jeu démocratique ni contre le libéralisme, mais pour obtenir la garantie de leur maintien !
D’un côté des enfants gâtés, qui ne savent plus apprécier les mérites de leur situation privilégiée et la prospérité inégalée de leurs pays de cocagne, de l’autre ceux qui craignent avec raison les périls qui menacent leur destinée et le modèle de société auquel ils sont attachés. Décidément, cela devrait peut-être poser question, et des plus sérieuses...

19 octobre 2019

L'erreur et l'orgueil

En émergeant du foisonnement de références et de concepts passés au tamis de la critique par Roger Scruton, dans son ouvrage intitulé l’Erreur et l’Orgueil, je suis quelque peu abasourdi.
Cette plongée dans la jungle de la Gauche Moderne a de quoi déconcerter et l’on peut à certains moments s’y égarer.
La thématique principale, qui est l’infiltration depuis 1945 de toutes les strates culturelles de nos sociétés par la pensée de gauche, n’est pourtant pour ma part pas vraiment une révélation. C’est d’ailleurs une telle évidence qu’il faudrait être bien mal-voyant pour qu’elle vous échappe. A moins de vérifier l’adage qui dit qu’il n’y a pas plus aveugle que ceux qui ne veulent pas voir…

Le premier chapitre est en forme d’interrogation : Qu’est-ce que la gauche ?
A l’origine, une appellation des plus triviales pour qualifier en France le Tiers État, installé à la gauche du Roi lors des États Généraux de 1789 (la Noblesse se trouvant placée à droite).
Depuis cette date, des révolutions ont éclaté, des têtes sont tombées, beaucoup de sang a été versé au nom de l’idéologie, et beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Mais une question reste, fascinante pour l’auteur : “Comment expliquer qu’après un siècle de catastrophes socialistes, et avec un héritage intellectuel qui a volé en éclats à maintes reprises, la position de la gauche demeure, comme toujours, la position par défaut autour de laquelle gravitent automatiquement les intellectuels quand on leur réclame une philosophie globale ?”

C’est donc l’objet de l’ouvrage, de montrer comment ce mode de pensée est parvenu à s’imposer si durablement et si profondément dans les esprits. Pour cela, l’auteur s’attache à démonter méthodiquement les discours et les thèses propagés par les intellectuels peu ou prou liés "à la cause" à travers un engagement qui a une fâcheuse tendance à s’arroger “le monopole du cœur”. Ce travail est également l’occasion de mettre à jour la plupart des subterfuges de raisonnement et de langage sur lesquels s’appuie leur dialectique et donc l’idéologie.

La gauche est championne en matière de récupération et fonde une bonne partie de son apparente légitimité sur le ressenti victimaire. Les malheureux dont il fallait originellement prendre la défense étaient principalement les pauvres. Mais le concept s’est peu à peu relativisé à mesure que le progrès matériel et la prospérité s’étendaient et de moins en moins de gens croient encore objectivement au Grand Soir des riches pour améliorer leur situation. Toutefois, comme le fait remarquer Scruton, ”l’émancipation des victimes est un puits sans fond”, et de nouvelles thématiques de luttes surgissent continuellement à l’horizon: “libération des femmes de l’oppression masculine, des animaux de la maltraitance, des homosexuels et des transsexuels de l’homophobie, même des musulmans de l’islamophobie…”
Tous ces combats dressant les uns contre les autres, auxquels il faut ajouter celui de l’écologie, qui se targue de protéger la planète des prétendus méfaits du capitalisme ont été intégrés aux derniers programmes de la gauche, qui n’a pas pour autant abandonné ses objectifs chimériques de réduire toujours plus les inégalités et de faire régner une fois pour toutes ce qu’elle appelle avec de gras sanglots de bonne conscience, la “justice sociale”.
Scruton à cette occasion souligne les contradictions profondes dans lesquelles pataugent la gauche et tous ses thuriféraires. Si l’égalité et la liberté prônées par la révolution française s’opposent clairement, l’émancipation est tout aussi incompatible avec le concept de justice sociale. En effet, "si l’émancipation implique la libération du potentiel individuel, comment empêcher les ambitieux, les dynamiques, les intelligents, les beaux et les forts d’avancer, et quel degré de contrainte devons nous nous permettre d’exercer sur eux ?"
Ces contradictions expliquent selon Scruton la spirale croissante de violence inéluctable qui accompagne les transitions révolutionnaires entreprises au nom de la gauche, et qui conduit invariablement à l’échec : “il faut une force infinie pour mettre en œuvre l’impossible…”

Tout l’art des penseurs de gauche est de faire disparaître ces contradictions derrière la révolte, la rébellion ou l’insoumission face aux hiérarchies, aux institutions traditionnelles, à l’ordre bourgeois… C’est précisément l’objectif de la plupart des intellectuels dont la rhétorique artificieuse et répétitive est disséquée dans cet ouvrage.

Dès son origine, le mouvement socialo-communiste a en effet mené le combat du langage, élaborant avec opiniâtreté une novlangue habile mais sournoise, qui lui a permis entre autres falsifications de faire passer le marxisme pour une science et de parer la révolution de romantisme.

C’est en Grande-Bretagne que Scruton trouve les premiers idéologues qu’il accroche à son tableau de chasse, à savoir Eric Hobsbawm et E.P. Thompson. Assez oubliés aujourd’hui, ils étaient les compagnons de route du parti communiste britannique. Si le second s’en désolidarisa en 1956 lors de l’invasion de la Hongrie par les Soviétiques, le premier resta fidèle à sa ligne officielle même après qu’il fut dissous en 1990, et il continua jusqu’à sa mort en 2012 à approuver toutes les atrocités commises au nom du socialisme. Ce faisant il prétendait avoir “le cœur lourd” ce qui témoigne d’une hypocrisie monstrueuse et qui objective "jusqu’où il est possible d’aller dans la complicité lorsque le crime est l’œuvre de la gauche.” Au passage, Scruton démontre combien l’ouvrage “historique” que Hobsbawn consacra à la révolution russe est un chef d’œuvre de désinformation partisane.

Il est assez jubilatoire de suivre l’analyse scrupuleuse que l’auteur fait ensuite de nombre de penseurs ou d’intellectuels ayant peu ou prou servi les idéaux de gauche. Il y a les américains Galbraith et Dworkin que nous connaissons peu en France mais qui ont contribué à accréditer au cœur même du pays du capitalisme l’idée que ce dernier était aussi oppressif que le communisme et à faire croire que la liberté à l’anglo-saxonne n’était qu’un asservissement aux diktats de l’industrie et des lobbies. Il y aurait beaucoup à dire également sur la vision du système judiciaire proposée par Dworkin, proche parfois de celle du “libéral” John Rawls, qui tente d’infléchir le droit fondé sur la jurisprudence et le pragmatisme vers une conception privilégiant l’objectif “globalisant” de justice sociale.

Il y a de nombreux Français dans la série de portraits qui suit. De Sartre à Badiou, ils sont légions à avoir propagé la critique de l’ordre bourgeois, du capitalisme, et du libéralisme (dans sa définition française derrière laquelle on trouve tout ce qui fonde le système démocratique américain).
Tous n’ont pas revendiqué leur adhésion au modèle protéiforme du socialisme, mais tous penchent peu ou prou à gauche, et ont souscrit à un moment ou à un autre de leur existence à l’engagement intellectuel dit "de gauche".
A la vérité, selon Scruton, "deux accusations se sont glissées dans la tête des intellectuels étudiés dans ce livre: la première veut que la société capitaliste soit fondée sur le pouvoir et la domination; la seconde qu’il signifie la marchandisation processus par lequel les individus seraient réduits à l’état de choses, et la fétichisation des choses en tant qu’agents."
En fin de compte, par un délirant paradoxe, tous souhaitent "une société débarrassée de tout ce qui rend une société possible: le droit, la propriété, la coutume, la hiérarchie, la famille, la négociation, le gouvernement, les institutions…"
Il en est ainsi des philosophes, mais également des sociologues, et de ceux qui ont gravité autour de la sphère psychiatrique, des psychologues aux psychanalystes: Althusser, Foucault, Deleuze, Lacan, Derrida, Baudrillard, Guattari
Tantôt leur discours se pare d’arguties d’allure scientifique (les mathèmes de Lacan repris et enjolivés par Badiou, les rhizomes de Deleuze…), tantôt il esthétise la révolution ce qui permet d’occulter les souffrances des peuples qui la subissent, tantôt il noie l’attention dans une forêt de concepts plus inintelligibles les uns que les autres (la “machine à non sens” comme l’appelle Scruton).
En Europe dans la pléiade d’auteurs qui ont relayé ces divagations, aussi emphatiques que nébuleuses, Scruton s’emploie à décortiquer la rhétorique de gens comme Adorno, Lukacs, Habermas, Zizek. Retenons entre bien d'autres exemples, cette réflexion d'Adorno selon lequel, la seule alternative au capitalisme serait l’utopie. Autant dire qu’il n’y a pas d’alternative !

Tout au long de son ouvrage, Roger Scruton, qui revendique la position de conservateur, secoue donc vigoureusement le cocotier de la Révolution. Son analyse est aussi profonde que décapante, et parfois féroce. il traite Sartre de marxiste rétrograde, Lacan de charlatan fou, Foucault de mythomane paranoïaque, Althusser de vacuité fondamentale, Habermas d’écrivain confus et bureaucratique dont la plupart des pages ne mérite que la corbeille à papier...
On comprend dès lors que pour certains, ce soit de la pure provocation, pour ne pas dire du blasphème, et l’auteur dut affronter une belle levée de boucliers parmi les notables acquis à l’idéologie maltraitée. Il prétend que ce livre dont la première publication remonte à 1985 fut préjudiciable à sa carrière. On veut bien le croire lorsqu’on voit l’ostracisation qui frappe quiconque s’oppose au mainstream qu’est devenue la bien-pensance de gauche.
On peut craindre hélas qu’un tel pavé dans la mare reste longtemps sans conséquence positive. Il est si facile et reposant de se laisser porter par le courant, voire d’en rajouter pour se donner l’illusion d’avancer plus vite sur la voie du progrès...
* Roger Scruton L'erreur et l'orgueil. L'Artilleur 2019

03 octobre 2019

So Lonely...

Le cheveu en bataille et l’œil morose du fauve lassé par tant de chasses vaines, il continue envers et contre tout de ferrailler sans repos.
Il y a peu de temps, il fut porté triomphalement au pouvoir par ses amis. Aujourd’hui, il ne compte plus les trahisons ni les obstacles qu’on met en travers de sa course. Celle-ci paraît insensée, mais au fond qu’en est-il ?
Il est à la tête d’un pays que les contradictions et l’indécision ont mené dans une impasse. Dans la nasse tout le monde s’agite, ça crie à hue et à dia mais ça n’avance plus d’un iota. Au dessus de la mêlée, Boris Johnson règne, mais la tunique dont on l’a revêtu est celle de Nessus. Comment faire pour s’en défaire et sortir de ce guêpier ?

Il souhaitait sans doute que le royaume restât dans le giron européen, mais le peuple en a décidé autrement. David Cameron, l’homme par qui le drame est arrivé s’en est allé, fort démocratiquement certes, mais la queue entre les jambes quand même. Il fallait bien prendre la relève. Theresa May y a usé son énergie et sa foi dans les institutions. C’est à lui désormais qu’il revient de trouver la solution…
A ses yeux, elle est simple. Il s’agit de mettre en pratique au plus vite la volonté du peuple. Trois ans que la comédie dure, c’est sans doute un peu pour ça que l’écheveau est devenu aussi inextricable.

Il a décidé de geler transitoirement le parlement, pour faire taire les parlottes inutiles. Il faut dire que ce dernier s’obstinait depuis des mois à réclamer qu’on parvienne à une sortie à l’amiable, tout en refusant avec la même opiniâtreté toutes les propositions allant dans ce sens !
Excédé, il a exhorté le dit parlement à accepter des élections anticipées, avec l’espoir qu’elles brisent ce nœud gordien et qu’elles confortent sa position.

Pour l’heure, il a tout perdu. Les parlementaires offusqués, accrochés sans doute à leurs prébendes plus qu’à tout, ont refusé qu’elles soient remises en jeu par le fait du Prince. Pire, ils ont obtenu de la Cour Suprême le droit de siéger à nouveau. Ils pérorent donc de plus belle à l’image de leur clownesque aboyeur John Bercow, et réclament du premier ministre qu’il trouve avant un mois les termes de l’impossible accord. De l’autre côté de la Manche on dit haut et fort qu’il n’est plus question de négocier...
Malgré les revers quasi quotidiens, Boris tient bon. Il vient encore de proposer un nouveau “compromis juste et raisonnable”, qu’il veut irrévocable et définitif, et déjà contesté. Mais le temps passe, qui use toute chose. Qui craquera le premier ? Sera-ce l’homme gagné par la fatigue ou bien le système perclus de vermoulure ? Dans le premier cas, il ne restera plus qu’à se raccrocher à l’adage qui dit qu’il n’est pas de problème que l’absence de solution ne finisse par résoudre...