Affichage des articles dont le libellé est Pinker (Steven). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Pinker (Steven). Afficher tous les articles

30 janvier 2020

Le Triomphe Des Lumières ? (2)

Sur certains sujets le raisonnement de Steven Pinker déraille parfois étrangement et s’égare dans les lieux communs, le fatalisme et même le conformisme catastrophiste qu’il s’est fait un devoir de combattre !
Lorsqu’il évoque le noble sujet de la démocratie par exemple, il se félicite de voir le modèle hérité des pères fondateurs américains s’étendre peu à peu, diffusant même dans des régimes autoritaires comme en Chine et en Russie. Dans le même, le temps pourtant, il estime qu’il soit difficile à implanter dans des pays extrêmement pauvres, “dont les gouvernements sont faibles ou bien qu’on a décapités” comme en Irak et en Afghanistan, au motif que "l’effondrement de l’État entraîne violence et instabilité, et ne mène pratiquement jamais à une démocratie." Ce faisant, il rejoint le consensus des idées reçues, et oublie que c’est par la force que la démocratie s’est imposée en Allemagne et au Japon…
Il néglige bizarrement d’évoquer les bastions où le totalitarisme s’accroche envers et contre tout (Corée du Nord, Cuba, Venezuela, Iran…) mais voit en revanche une menace majeure dans la montée des mouvements dits populistes dont Donald Trump serait l’archétype.
Pinker bascule alors corps et âme dans le manichéisme, si ce n’est le sectarisme qu’il condamne pourtant avec énergie. Au sujet du magnat américain, pas encore élu président, il fait preuve d’une aversion qui confine à la haine brute, n’hésitant pas à affirmer que tous les progrès qu’il vient de passer son temps à énumérer joyeusement “sont menacés si Donald Trump parvient à ses fins”. Au passage, il l’accuse de tous les maux: il est protectionniste, opposé aux vaccins (qu’il accuse de favoriser l’autisme), il veut priver des millions d’américains d’une couverture santé, il est hostile au commerce, il se désintéresse de la technologie, de l’éducation et des politiques sécuritaires, il préconise des réductions d’impôts au profit des plus riches, il a diabolisé les immigrés, et ravale le réchauffement au rang de canular.

Non satisfait de cette volée de bois vert il ajoute qu’il est “admirateur de Poutine”, qu’il est “notoirement impulsif et vindicatif”, et enfin qu’il aurait “plein de traits distinctifs d’un dictateur” !

Autant dire que c’est l’ouvrage dans son ensemble et la thèse qu’il soutient qui perd de sa crédibilité devant tant de jugements à l’emporte pièce. A quoi bon seriner “qu’il est déraisonnable de s’opposer à la raison”, lorsqu’on laisse ainsi des ressentiments personnels s’exprimer avec tant de passion ? Et pourquoi tant de réticence à voir que si le “populisme” progresse, c’est peut-être tout simplement parce que le modèle démocratique est en crise ? Pourquoi ne pas accepter l’idée que ce n’est pas nécessairement la démocratie qui rebute mais plutôt son incapacité croissante à défendre les valeurs sur lesquelles elle est fondée, et sa tendance à jargonner plutôt qu'à appeler les choses par leur nom ? Les succès électoraux des Trump, Orban, Salvini et compagnie ne sont-ils pas l’expression d’un mouvement de rejet vis à vis des politiciens classiques, aussi verbeux et démagogues en promesses qu’ils sont indéterminés, pusillanimes et inertes dans l’action ? En un mot le “triomphe des Lumières” est-il un acquis irréfragable, une certitude intangible ?

Au chapitre de l’humanisme, le dernier, Pinker achève de déconstruire la logique sur laquelle il s’appuyait et montre beaucoup de subjectivité pour vanter les vertus de l’athéisme. On pourrait trouver le thème hors sujet s’il n’en faisait pas un des moteurs essentiels du progrès, allant jusqu’à prétendre que “les pays les plus éduqués, ont un taux de religiosité faible” ce qu’il attribue à “l’effet Flynn”. Ce constat l’amène in fine à conclure assez monstrueusement que “lorsque les pays deviennent plus intelligents, ils se détournent de Dieu…”

N’est-ce pas plus prosaïquement la prospérité et le bien-être matériel qui détourne nombre de gens de la vie spirituelle, et en fait d'ailleurs plus des païens jouisseurs que des athées convaincus ?
A l’appui de sa thèse, l’auteur évoque avec un brin de satisfaction “la décroissance du nombre de croyants dans le monde au cours du XXè siècle.../… et le taux d’athéisme qui a été multiplié par 500 et qui a encore doublé depuis le début du XXIè siècle”. Détail amusant, il tire ces chiffres de sondages dont il nous dit “qu’ils utilisent des méthodes astucieuses pour contourner la réticence des gens à se dire ouvertement athées…” Belle preuve d’impartialité !
Pour parachever sa démonstration, Pinker assène lourdement que la morale théiste serait affublée de 2 défauts rédhibitoires : Primo, “il n’y a aucune bonne raison de croire que Dieu existe”. Pour preuve, “les arguments cosmologiques et ontologiques pour l’existence de Dieu sont contraires à la logique et l’argument du dessein divin a été réfuté par Darwin”.
Secundo, même si Dieu existait, sa morale serait inopérante, surtout transmise par le biais des textes sacrés et des religions qui ont permis de commettre, voire encouragé, tant d’atrocités au nom de Dieu. De toute manière, Pinker en est certain, il n’est pas besoin de craindre un châtiment divin pour obéir à la morale et s’empêcher de violer, de tuer ou de torturer.
On est éberlué devant le simplisme de la réflexion qui en toute logique conforte l’auteur dans l’idée que l’humanisme pourrait exister sans Dieu (good without God) et qu’il est possible d’asseoir la morale sur des bases rationnelles. Hélas, contrairement à ce qui est ici prétendu, le passé a montré que les régimes athées, soi-disant épris de bonnes intentions et de bons sentiments, étaient les plus férocement anti-humains.
Sur l’islam et son regain actuel, dans sa version la plus rétrograde et obscurantiste, l’auteur paraît songeur, voire un peu gêné, ce qui ne l’empêche pas de minimiser le péril. S’il déplore le caractère anti-humaniste des prêches les plus radicaux et la croyance qu’ont les musulmans dans l’infaillibilité du Coran, il considère que l’essor de cette religion serait dû notamment “aux interventions malencontreuses des occidentaux, tels le démembrement de l’empire ottoman, le soutien aux moudjahidines anti-soviétiques en Afghanistan, l’invasion de l’Irak…”
Il espère toutefois que l’islam moderne, issu de la civilisation arabe classique qui fut par le passé “un haut lieu de la science et de la philosophie séculière”, saura mettre fin à ses dogmes rigoristes et il ne désespère pas de voir les idées et valeurs occidentales progresser peu à peu dans le monde musulman par “diffusion et percolation”. Anecdote croustillante qui révèle une naïveté confondante, il rapporte à cette occasion qu’on a découvert dans la cache de Ben Laden un ouvrage de Noam Chomsky !

Au total, le pavé de connaissances et de raison qui devait démontrer le triomphe des Lumières dans la longue quête de Progrès se termine en assommoir pontifiant. Après avoir ingurgité patiemment nombre de graphiques et de chiffres, l’esprit est littéralement enseveli sous les truismes en tous genres, des plus tautologiques aux plus grotesques et partisans. En fin de compte, avec de tels dérapages, rien n’est moins assuré que le triomphe annoncé, ce pourquoi le titre de ces billets porte un point d’interrogation. Il reste encore l’espoir que l’héritage des Lumières soit assez solide pour qu’il survive aux coups de boutoirs des révolutionnaires et des idéalistes de tout poil, dont le péché commun est de faire passer leurs utopies avant le pragmatisme, quitte à mépriser l’expérience et la connaissance des faits. Il y aurait beaucoup à dire sur les légions d’intellectuels occidentaux qui exècrent par pure construction idéologique leur propre société et idéalisent celle de leurs ennemis. Pinker le déplore mais ne fait qu’effleurer le sujet. Encore se trompe-t-il trop souvent de cible, en désignant des boucs émissaires tels Nietzsche à propos duquel il se déchaine en critiques virulentes, venant un peu comme des cheveux sur la soupe. On comprend vite qu’elle exprime la détestation de l’auteur pour le populisme. Au passage, la brillante romancière libérale Ayn Rand (auteur du colossal Atlas Shrugged) est également éreintée, ainsi à nouveau que le pauvre Trump, dans lequel Pinker voit “le jaillissement de tribalisme et d’autoritarisme depuis les recoins sombres de la psyché.”
Il est vraiment dommage de tomber si bas lorsqu’on avait l’ambition de monter si haut, et si quelques uns des constats énumérés dans l’ouvrage restent bienvenus, on laissera notre adorateur des Lumières perdre sa raison dans de vaines controverses politiques et peut-être complètement s’égarer dans ses fumeuses théories cosmologiques selon lesquelles “le multivers serait la théorie la plus simple de la réalité...”

28 janvier 2020

Le Triomphe Des Lumières ? (1)

Par les temps de morosité sociale, de mécontentement quasi permanent et de rabâchages quotidiens au sujet d’un monde qui serait condamné à la catastrophe, certaines lectures pourraient être revigorantes, laissant entrevoir un espoir à travers la sinistrose.
L’optimisme “raisonné” dont fait preuve Steven Pinker dans un de ses derniers ouvrages à succès intitulé “Le Triomphe des Lumières” est à ce titre plutôt appréciable.
Pour confirmer cette impression, il faut évidemment avoir le courage de s’enquiller les quelques six cents pages (dont une centaine consacrées aux références bibliographiques !) de ce pavé à la rigueur souvent austère, et croire au pouvoir de la raison plutôt qu’à celui des croyances et des idées reçues. Il faut être sensible aux démonstrations chiffrées, car le livre en regorge. A l’appui de son propos, Pinker use en effet (et abuse peut-être un peu) des graphiques, car selon lui, tout est quantifiable et facile à mettre en courbe, y compris le bonheur.
C’est ainsi que défilent tous les thèmes sociétaux, passés au triple prisme de la Raison, de la Science, et de l’Humanisme: vie, santé, subsistance, prospérité, inégalités, environnement, paix, sécurité, terrorisme, démocratie, savoir, qualité de vie.
Et au travers de cette optique, si l’on regarde “objectivement les choses, tout ne va pas si mal…”

Avant de rentrer dans le vif du sujet, l’auteur rappelle ce que sont les fameuses “Lumières”. il n’apporte en la matière rien de nouveau à la magistrale analyse qu’en fit Kant, mais on sourit d’aise à la belle définition de Thomas Jefferson, liant lumière et progrès : “celui qui reçoit une idée de moi l’ajoute à son savoir sans diminuer le mien; tout comme celui qui allume sa bougie à la mienne reçoit la lumière sans me plonger dans la pénombre…”
Dans le chapitre suivant, consacré à la progressophobie, on trouve une diatribe assez juste sur les intellectuels dits “progressistes” qui ne cessent paradoxalement de dénigrer le progrès à tout bout de champ, tout en profitant sans vergogne à titre personnel de ses bienfaits. Les mêmes se comportent en prophètes de malheur, ressassant obsessionnellement la faillite du modèle fondé sur la démocratie, le libéralisme et le capitalisme, et Pinker flétrit au passage les médias qui relatent complaisamment à leur suite le mythe du déclin. Pour assoir ce constat, il analyse ainsi la teneur des articles paru dans le New York Times de 1945 à 2005, en “recensant les occurrences et le contexte dans lequel apparaissent des mots ayant des connotations positives ou négatives” et en tire des scores qu’il traduit en graphique. La démonstration est sans appel: d’une note oscillant entre 2 et 3 dans l’immédiat après guerre, on est passé à -3 de nos jours !
Tout l’ouvrage est à la mesure de ce procédé, bluffant, mais un tantinet caricatural, qui conduit en définitive à conclure que “le monde a fait des progrès spectaculaires dans chaque domaine mesurable du bien-être humain sans exception, mais [que] presque personne n’est au courant…”

Il y a dans cette démonstration beaucoup de constats pertinents, mais également quelques excès voire contradictions qui atténuent singulièrement la force du raisonnement. Commençons par les premiers.
S’agissant de “la richesse des nations”, par exemple, rien à dire, puisqu’il s'agit de remettre à l’endroit certaines réalités trop souvent occultées ou carrément travesties. Par exemple lorsqu’il est rappellé que “sur les 70 millions de personnes mortes de famine au cours du XXè siècle, 80% ont été victimes de la collectivisation forcée, des confiscations punitives et de la planification centrale totalitaire imposées par les régimes communistes.” Ou bien lorsqu’on lit cette remarque sarcastique à propos de Mao, longtemps encensé par les intellectuels de gauche, alors qu’il fut un des plus sanguinaires tyrans que la terre ait porté : “en 1976, [il] changea à lui seul et de façon spectaculaire le cours de la pauvreté dans le monde, par un acte simple, il mourut..”
Même si ces affirmations devraient relever de l’évidence, cela fait quand même plaisir à lire. Tout comme les constats qui devraient couler de source, affirmant que “les avantages économiques du capitalisme sont si évidents qu’ils n’ont pas besoin d’être mis en évidence par des chiffres”, et que “le monde est environ 100 fois plus riche qu’il y a deux cents ans, la part de l’humanité vivant dans l’extrême pauvreté étant passée de 90% à moins de 10%”. Hélas ces faits sont quasi quotidiennement niés par de prétendus savants, bourrés de préjugés et de parti-pris idéologiques...

S’agissant des inégalités, thème à la mode s’il en est, le propos est du même tonneau. Elles ne sont “pas en soi moralement condamnables” et ceux qui comme le très surestimé Piketty entretiennent la confusion entre inégalité et pauvreté, ne font que propager un sophisme connu sous le nom de lump fallacy. Cette absurdité veut que la quantité de richesse soit fixe et que l’enrichissement des uns se fasse nécessairement au dépens des autres. Rien de plus faux évidemment et l’auteur rappelle à cette occasion en citant Seidel : “que tous ceux qui appellent de leurs vœux une plus grande égalité économique feraient bien de se rappeler qu’à de rares exceptions près, elle n’a jamais été engendrée autrement que dans la douleur…”

Sur l’environnement et les écologistes le propos de Pinker est un peu plus déroutant. Il commence par fustiger la “croisade fanatique” que certains tels Steward Brand ont entrepris. A cette occasion, il n’hésite pas à mettre dans le même panier des activistes Al Gore, Unabomber, et le pape François ! En substance, “Les justiciers climatiques” voudraient qu’au lieu d’enrichir les pays pauvres, on appauvrisse les pays riches.
Sous l’éclairage de courbes et de chiffres difficilement contestables, on découvre que la pollution n’a pas cessé de diminuer. Un seul exemple, depuis les années 70 les États-Unis ont réduit des deux tiers leurs émissions de cinq polluants atmosphériques, alors que la population dans le même temps s’est accrue de 40% ! Il n’y a donc pas lieu de manifester un pessimisme alarmiste, d’autant que le développement de l’économie numérique devrait permettre de progresser encore en dématérialisant nombre de procédures matérielles.
Toutefois, Pinker fait également preuve d’un étonnant manichéisme, le conduisant par exemple à déplorer, face au réchauffement climatique et aux méfaits du carbone, “le déni des géants de l’énergie et de la Droite politique”, oubliant au passage que c’est le président Obama, son idole, qui a ouvert largement la voie à l’exploitation du gaz de schiste.
Revenant tout à coup à l’idéologie politique, il préconise également le recours massif aux taxes punitives, notamment sur l’utilisation de produits carbonés… Lui le libéral affirmé devient soudain le partisan de règles contraignantes et d’un étroit encadrement des comportements par l’État. Et c’est là que surgissent dans le discours certaines incongruités, parfois au détriment de l’impartialité, et que les choses commencent à se gâter... (à suivre)