26 juillet 2010

Le Blues est dans la rue


Samedi, la ville est en fête, c'est jour de braderie. La rue piétonne est encombrée d'éventaires, d'étals, de barnums en tous genres, auxquels sont accrochés fripes, colifichets, et babioles diverses, cherchant à accrocher l'oeil du chaland. Ça sent vaguement le graillon, curieux mélange d'odeur grasse de chair à saucisse grillée, et d'effluves sucrés de brioches. La foule rendue compacte par l'exiguïté occasionnelle de la voie se presse le long de ces stands racoleurs, chargés des invendus de l'année. Les hauts-parleurs accrochés un peu partout déversent une musique d'ambiance à la fois criarde et insipide.
Mais couvrant ce tumulte confus, on peut percevoir au loin une rythmique régulière, qui détone sur le bruit de fond. A mesure qu'on progresse, se dessine une mélodie portée par le chant aigu d'un harmonica. On dirait du blues...
Sur une petite placette est installé un trio de musiciens. L'harmoniciste se déhanche sous l'effet du beat imperturbable et carré du batteur. Le chanteur, assis, aussi chauve que la cantatrice de Ionesco, égrène de solides riffs à la guitare, tandis que de sa voix à la fois claire et rauque, il évacue énergiquement les paroles d'un standard de Slim Harpo : Shake your hips.
Incroyable ! Pour un peu, on se croirait dans  un Juke Joint du Sud des States. Ils ont une pêche, un mordant, une authenticité, à se mordre la joue !
Face à cette rencontre inattendue, je regrette de n'avoir pas pris comme d'habitude mon appareil photo, mais j'ai mes yeux et mes oreilles et je profite de ce petit instant de bonheur. Il n'y a pas à dire, le blues, quand c'est bon, ça tourne avec la gentille et rassurante régularité d'un moulin parfaitement réglé. Ça donne un sentiment indicible de plénitude joyeuse.
A la fin du petit show, je m'approche voyant quelques disques dans des valises au pied de la grosse caisse. L'harmoniciste s'amène lui aussi. Après l'avoir chaudement félicité pour sa prestation endiablée, je discute un moment avec lui. Il est originaire de Quimper ! La formation qu'il anime avec son frère à la guitare (Elmore et Jimmy Jazz !) s'appelle The Honeymen. Ils sillonnent le pays et seront à Cognac le 1er Août.
Résultat je repars avec deux cd aux pochettes ornées d'illustrations délicieusement kitsch, qui sur la platine où je m'empresse de les introduire sitôt revenu chez moi, vont confirmer la qualité du jus qui sort de la musique de ces gars là.
Si vous les voyez sur votre chemin, surtout, arrêtez vous et écoutez. Vous ne le regretterez pas !

23 juillet 2010

L'ivresse aseptisée

Le Figaro du jour évoque une problématique intéressante, à la une de son site web : "Bachelot réfléchit à des salles de shooting..."
Il s'agit de décider s'il faut ouvrir ou non, sur recommandation des "experts" de l'INSERM, et à l'instar d'autres pays européens (Allemagne, Pays Bas, Suisse, Espagne...), des "salles d'accueil et de consommation de drogues à moindres risques", permettant aux toxicomanes, à la condition expresse qu'ils soient "réguliers et dépendants", de se shooter en toute sécurité, sous surveillance médicale rapprochée.
Ce nouvel avatar de l'Etat Providence m'a tout de suite fait penser aux bonnes vieilles fumeries d'opium qui avaient pignon sur rue en Chine, jusqu'à l'orée du XXè siècle.
Sauf évidemment qu'elles n'avaient pas pour vocation principale de garantir, entre les quatre murs blancs et froids d'une infirmerie, de bonnes pratiques hygiéniques,  mais plutôt de mettre en scène de manière savante et sophistiquée, une sorte de rite consacré à la rêverie et à la détente...
Sauf qu'elles n'étaient pas placées sous tutelle gouvernementale et que leur financement ne dépendait pas des contribuables...
Sauf enfin, qu'elles fournissaient aux consommateurs les ineffables boules d'opium destinées à être fumées, contrairement aux nouvelles drogueries aseptisées qui demandent aux clients, avec un délicieux sens jésuite, de venir avec leur came, achetée clandestinement sur le trottoir d'en face, tout en promettant de ne pas les questionner pour savoir d'où elle vient ni où elle les mène...

Hélas, décidément ce monde est en train de perdre les pédales du bon sens, et tout ce qui donnait un peu de panache et de consistance à la tragique existence humaine.
Avec ces dispensaires d'un genre assez stupéfiant, on est évidemment bien loin des fumeries à l'ancienne. Je ne peux m'empêcher de ressentir une indicible nostalgie en pensant à ces paradis perdus, tant ils me suggèrent, à tort ou à raison, une certaine idée de la convivialité et de l'évasion intellectuelle. Pierre Loti, habitué de ses divins lieux de perdition, les avait magnifiquement évoqués dans son ouvrage sur Les Derniers Jours de Pékin : "Étendus très mollement sur des épaisseurs soyeuses, nous regardons fuir le plafond, l'enfilade des arceaux de bois précieux sculptés en dentelles, d'où retombent les lanternes ruisselantes de perles. Des chimères d'or brillent discrètement çà et là sur des soies jaunes et vertes aux replis lourds. Les hauts paravents, les hauts écrans de cloisonné, de laque ou d'ébène, qui sont le grand luxe de la Chine, font partout des recoins, des cachettes de luxe et de mystère, peuplés de potiches, de bronzes, de monstres aux yeux de jade qui observent en louchant…"

21 juillet 2010

Je vois Satan tomber comme l'éclair

Ce livre m'est tombé dessus à la manière de Satan dans le titre.
J'avais bien une vague connaissance de son auteur pour l'avoir entrevu une fois ou deux à la télévision mais Dieu sait pourquoi, je l'imaginais comme un dialecticien hermétique s'exprimant sur des sujets rebutants...
Quelle ne fut pas ma surprise, après avoir acheté un peu par hasard cet essai, de me mettre à en dévorer sa prose avec avidité, trouvant sous un style clair et efficace, ce qui manque le plus cruellement à notre époque : une conception presque objective, de la spiritualité.

De manière un peu surprenante, René Girard qui fait du sentiment religieux le déterminant principal des comportements de toute société humaine, commence par un constat désabusé.
A le croire, « Lentement mais irrésistiblement sur la planète entière, l'emprise du religieux se desserre ». Ni les prédictions de certains sur « le retour du religieux », ni les excès des nouveaux fanatiques ne peuvent masquer selon lui ce lent délitement.
Il est de première importance de souligner l'étrangeté de ce constat au seuil d'un ouvrage qui prétend démonter la mécanique infernale des mythes et montrer « objectivement » comment la Bible a fourni à l'homme le seul moyen de surmonter les démons auxquels pour son malheur, son sort semblait indéfectiblement lié. En réalité, la clarté avec laquelle René Girard voit le Christ représenter un tournant majeur et sans doute unique dans l'histoire de l'humanité, n'a d'égale que l'inquiétude qui l'étreint à l'idée du déclin de la religion qu'il incarne.

La force des rites et des mythes
Avant toute chose, René Girard invite le lecteur à considérer que depuis ses origines, l'Humanité est régie quasi exclusivement par un instinct rituel grégaire, qu'il nomme cycle de la violence mimétique, et dont il voit le fondement dans le désir.
Le désir a ceci de terrible qu'il se rapporte à l'autre, à ce qu'il possède, à ses biens ou à ses attributs. Il sous tend donc un conflit permanent entre les êtres humains. Pire, il voit sa force néfaste décuplée par la spirale de rivalités qu'il entraine presque à tout coup, lorsque plusieurs personnes se mettent à désirer la même chose simultanément : « les désirs rivalitaires sont d'autant plus redoutables qu'ils ont tendance à se renforcer réciproquement. »
En définitive, selon Girard, « la source principale de la violence entre les hommes, c'est bien la rivalité mimétique. »

Deuxième constante fatale caractérisant les sociétés humaines, c'est « le mécanisme victimaire », qui conduit, lorsque surviennent de graves crises, à désigner des victimes expiatoires. Peu importe que celles-ci soient coupables ou innocentes, l'essentiel est qu'elles servent d'exutoire à la colère, à l'angoisse ou à la panique qui envahissent les foules. Dans ce contexte, les victimes sont « sélectionnées par toute la communauté » en fonction de critères assez reproductibles: il s'agit le plus souvent de personnes faibles, démunies, malades ou seules, n'opposant aucune force, ne disposant d'aucun vrai défenseur.
Ici se rejoignent victimisation et violence mimétique. Pour le montrer, Girard prend l'exemple de la lapidation d'un mendiant, préconisée pour délivrer de la peste la ville d'Ephèse, par Appolonius de Tyane « gourou célèbre du IIè siècle après Jésus-Christ ». Le pauvre êre est bien sûr totalement étranger à l'épidémie au nom de laquelle le prétendu sage demande de l'immoler. En face, la foule est hésitante car elle sent confusément ce hiatus. Pourtant dès qu'une première pierre est jetée à l'insistance du sorcier, la mécanique s'enclenche, fatidique, et le mendiant est bientôt littéralement enseveli. La foule est temporairement satisfaite. Ne reconnaissant même plus la victime, elle peut s'imaginer voir dans ses restes tous les stigmates du malheur frappant la communauté. Après l'avoir sacrifiée, elle la sacralise... Dans cette mécanique, l'effet amplificateur du mimétisme paraît évident : « la première pierre est décisive car elle est la plus difficile à jeter. Mais pourquoi est-elle si difficile à jeter ? : parce qu'elle est la seule à ne pas avoir de modèle... »
A côté du rite victimaire, l'auteur décrit quelques équivalents dont le rôle est proche : celui du bouc émissaire par exemple, visant à exclure de la société un ou plusieurs individus jugés indésirables, ou encore le rite du meurtre fondateur à la base de nombre de processus révolutionnaires. On trouve ce dernier dans quantité d'épisodes même récents de l'histoire : Girard cite César pour l'Empire Romain, mais il aurait pu tout aussi bien évoquer Charles Ier en Angleterre, Louis XVI en France, Nicolas II en Russie...

Transfiguration christique de la fonction rituelle
Même si la description de ces rituels, consubstantiels aux mythologies et aux rites païens, est très convaincante, l'originalité du livre est ailleurs à mon sens.
Elle réside surtout dans le parallèle fait entre ces mythes et la Bible, dont le but est de faire comprendre la distinction fondamentale entre « ce qu'il faut bien appeler la vérité biblique, et le mensonge de la mythologie... »
Dans la Bible on retrouve naturellement tous les plus vils instincts humains. Mais à chaque fois elle fournit une clé pour les tenir à l'écart où s'en préserver. Mieux, elle les utilise pour en inverser la signification, et les transcender, de manière à mettre Satan en déroute.
Girard montre par exemple comment le décalogue s'oppose à tous les aspects destructeurs du désir. Pour ce faire, il invite à examiner le dixième et dernier commandement, le plus complexe, mais qui en définitive conditionne tous les autres : « Si on cessait de désirer les biens du prochain, on ne se rendrait jamais coupable ni de meurtre, ni d'adultère, ni de vol, ni de faux témoignage ».
Selon la thèse girardienne, les interdits véhiculés par les commandements sont donc une nécessité, que la bible rend pour la première fois claire, intelligible et applicable par chacun. De ce point de vue, l'auteur s'inscrit à contre-courant de la tendance libertaire qui voudrait qu'il soit « interdit d'interdire ». Il met en garde à cette occasion sur le leurre de la permissivité, car « si elle n'était pas contrecarrée, cette tendance [aux conflits rivalitaires] menacerait en permanence l'harmonie et même la survie de toutes les communautés ».

En plus des règles bibliques, l'épisode christique lui permet d'éclairer d'une nouvelle lumière tous les aspects développés à propos de la mythologie et des rites primitifs.
Le cycle de la violence mimétique s'exprime pleinement dans la passion du Christ. Dans son infortune, ce dernier sera progressivement lâché par tout le monde, y compris par les plus fidèles de ses apôtres. Le triple reniement de Pierre en est l'illustration la plus tragique. Selon René Girard, personne probablement n'aurait fait mieux que lui en la circonstance. Il ne faut par conséquent pas l'accabler, ni voir dans son attitude une cause intrinsèque, liée à son tempérament ou à son courage. Car en le faisant, on s'exonèrerait de l'explication mimétique en suggérant plus ou moins consciemment qu'à sa place on aurait agi différemment. Les spectaculaires « démonstrations de piété » auxquelles on assiste de nos jours vis à vis des victimes d'évènements passés, relèvent du même principe. Probablement les pénitents signifient-ils à travers elles, qu'il leur aurait été possible de se comporter mieux que leurs aïeux...
Le processus victimaire qu'on trouve partout dans la Bible éclate dans la crucifixion du Christ. Exposé à la vindicte populaire, sa mort s'inscrit dans le cycle de la violence mimétique mais aussi dans le rite de la victime expiatoire, et dans celui du meurtre fondateur.
Ce qui distingue ces évènements de tous les autres qui leur sont antérieurs dans l'histoire humaine, c'est que la religion chrétienne y apporte deux types de réponses totalement inédites.
A propos de la femme adultère, par exemple, au contraire d'Appolonius, Jésus parvient à gripper l'emballement mimétique, en faisant appel à l'introspection de chacun pour empêcher la fatidique première pierre. Il lui faut une détermination exceptionnelle car ce faisant, il prend le risque d'être associé à la victime désignée, et donc d'être sacrifié en même temps qu'elle... Pour une fois il gagne sans recours au miracle.
Mais, victime il le sera de toute manière bientôt, et il le sait. Mais pour une fois, la victime, en apparence désignée, sélectionnée, comme à l'accoutumé, aura choisi délibérément son sort. La foule qui le conspuera et qui réclamera sa mort, l'ignorera (d'où ces paroles du Christ sur la croix : « Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font »).
La mort en victime innocente mais consentante, et surtout la résurrection du Christ, constituent en somme, le fait le plus significatif de cette religion à nulle autre comparable. La victime n'est plus ici un infortuné bouc émissaire, mais l'agneau de Dieu, qui sauve l'Humanité. C'est ce que Girard appelle « le triomphe de la Croix ».

Où le miracle prend le pas sur l'objectivité...
Et c'est à ce moment de sa réflexion, qu'il voulait fondée sur une analyse objective des faits, que l'auteur introduit pour la première fois un élément relevant du mystique.
Car selon lui, c'est par la résurrection que tout change, irrémédiablement. C'est à partir de cet événement extraordinaire, que les apôtres définitivement dessillés des maléfiques sortilèges de Satan, vont affirmer sans crainte leur personnalité et répandre, envers et contre tous les obstacles, le message de Jésus. Ce fait apparaît incontournable et indiscutable à l'auteur : seule la force du Saint-Esprit peut délivrer de l'asservissement à la violence mimétique.
Évidemment cette conclusion audacieuse apparaîtra aux yeux de certains comme une sorte d'échappatoire un peu facile. Pire, on pourra imaginer que toute la rigueur analytique affichée dans le livre n'avait pour but que d'arriver à cette fulgurante rupture avec la raison.
Cela n'enlève rien à mon sens à l'intérêt de ce point de vue, assez inhabituel dans la pensée contemporaine. Sa force est en effet de redonner une vraie dimension spirituelle à la réflexion philosophique, qui en est si souvent singulièrement dépourvue de nos jours.

Sans spiritualité, la société retourne au paganisme
La dernière partie de l'ouvrage, qui s'intéresse à l'époque moderne, post-chrétienne, fustige la perte progressive du sens religieux. Girard, qui réitère son constat initial sur la défaite des religions, observe dans le même temps qu'aucune époque n'a paradoxalement autant promu les valeurs du christianisme. Par exemple, il remarque que « notre société est la plus préoccupée de victimes qui fût jamais », que « la mode est au pèsement des victimes ».
Prenant le contrepied de la violence mimétique et de l'exclusion rituelle de boucs émissaires, notre monde cherche à valoriser les minorités, tout en s'accusant de continuer â les rejeter. Il semble obsédé par la nécessité de toujours prendre le parti des victimes, en même temps qu'il bat sa coulpe au sujet de celles qu'il se reproche d'avoir faites par le passé.
En réalité pour l'auteur, ceci n'est qu'apparence, et toute inspiration christique à ce comportement est d'ailleurs assez généralement niée. A la place, on invoque l'humanisme, ou le rationalisme, « pour ne pas mentionner le religieux, pour ne rien dire du rôle du christianisme. »
Autrement dit sous des dehors de charité chrétienne, tout se passe comme si le monde contemporain retournait au paganisme ancestral : « aujourd'hui, toutes nos pensées sur l'homme, toutes nos philosophies, toutes nos sciences sociales, toutes nos psychanalyses sont fondamentalement païennes, en ceci qu'elles reposent sur un aveuglement au mimétisme conflictuel analogue à celui des systèmes mythico-rituels eux-mêmes »
Selon Girard, le vrai humanisme est forcément ancré dans le sentiment religieux. Plus fort même, « l'humanisme et l'humanitarisme se développent d'abord en terre chrétienne. »
Nier cette évidence revient à sous estimer le coeur même des problèmes : « Tous les discours sur l'exclusion, la discrimination, le racisme, etc... resteront superficiels aussi longtemps qu'ils ne s'attaqueront pas aux fondements religieux des problèmes qui assiègent notre société. »
Au passage Girard égratigne les penseurs matérialistes dont il estime l'influence aussi importante que néfaste sur la réflexion contemporaine. Freud, mais surtout Nietzsche sont les premiers visés.
Il concède une certaine clairvoyance à Nietzsche, « le plus antichrétien des philosophes du XIXè siècle » car en mettant en parallèle Dionysos et le Christ, « il a identifié la source de notre culpabilité à une époque où elle était moins évidente qu'aujourd'hui». Mais « au delà de ce point il n'a fait que délirer », et s'abandonner « comme nombre de penseurs contemporains à la passion des surenchères irresponsables ». Pire, en rétablissant le rite du sacrifice humain (« les sociétés doivent se débarrasser des déchets humains qui les encombrent »), « il a suggéré et encouragé les destructions terribles du national-socialisme... »

Tout n'est pas si mal...
Avant d'achever tout à fait son propos, René Girard choisit tout de même de manifester un certain optimisme, en accordant à notre société le mérite de bienfaits qu'elle même se refuse. A la manière de Churchill il voit certes notre monde comme le pire qui soit (« aucun monde n'a jamais fait plus de victimes que lui ») mais aussi, et de loin, comme le meilleur, « celui qui sauve le plus de victimes ».
Pour progresser, conseille-t-il, il ne faudrait donc pas trop se flageller : « Nous tonnons contre l'autosatisfaction bourgeoise du siècle dernier, nous ridiculisons la niaiserie du progrès et nous tombons dans la niaiserie inverse : nous nous accusons d'être la plus inhumaine de toutes les sociétés ». Or en réalité, « Les démocraties modernes peuvent présenter pour leur défense un ensemble de réalisations tellement uniques dans l'histoire humaine qu'elles font l'envie de la planète. »
En acceptant l'idée que « le véritable guide de l'Humanité n'est pas la raison désincarnée mais le rite », et en replaçant ce dernier dans la majestueuse perspective ouverte par la Bible, magnifiée par le Christ, on pourrait nourrir l'espoir que la raison et l'humanisme reprennent tout leur sens...

En conclusion
La thèse exposée par René Girard ne manque ni d'originalité, ni de puissance. Son attachement à la morale chrétienne l'inscrit dans la tradition des grands penseurs mystiques, et à certains égards pourrait faire penser à une resucée du Génie du Christianisme.
Il faut reconnaître que, bien que cela paraisse de nos jours assez anachronique, il n'y a rien d'illégitime à tenter d'éclairer l'humanisme des feux de la spiritualité, même si on situe cette dernière dans le champ du religieux.
Pourtant, faire de la religion chrétienne la seule source de lumière, paraît quelque peu abusif. Cela revient en quelque sorte, à décréter que l'humanité véritable ne débute qu'il y a deux millénaires, lors de la résurrection du Christ. C'est aussi faire fi de toute la philosophie antique, dont il est exagéré de prétendre qu'elle ne contiendrait aucune valeur humaniste.
D'une manière plus générale, soutenir comme le fait René Girard, que le rite soit le déterminant essentiel de l'organisation de toute société humaine semble excessif. Cela oblige l'auteur entre autres à rejeter avec dédain ce qu'il nomme « l'absurdité indéracinable du contrat social » et à faire découler l'avènement de la démocratie moderne, exclusivement des règles chrétiennes.
Quant à la force de l'Esprit Saint., elle reste du domaine de la foi, et donc échappe à toute argumentation rationnelle..

Illustration : cathédrale St-Pierre, Angoulême

16 juillet 2010

Les grands patrons se rebiffent

A les voir poser en contre-plongée, dans l'escalier majestueux de la faculté de médecine Paris-Descartes, ils semblent fiers comme les mandarins de l'ancien temps.
De fait, ces praticiens, souvent doublés de professeurs, restent des privilégiés dans une sorte de bulle du système de santé actuel : les hôpitaux où ils exercent sont les plus prestigieux, et surtout les mieux dotés...
Aujourd'hui ils disent pourtant leur mécontentement au Président de la République ((Figaro Magazine du 3/07/10) sur l'évolution du fonctionnement hospitalier !

C'est d'autant plus étonnant qu'en tant que hauts dignitaires, ils ont été largement consultés, comme le souligne dans le même article, madame la ministre, et qu'ils ont peu ou prou avalisé les réformes qui depuis plusieurs décennies, conduisent à la formidable et ruineuse centralisation à laquelle on assiste aujourd'hui.
Le dernier avatar de ce grand chambardement, nommé Loi HPST (Hôpitaux, Patients, Santé, Territoires) s'inscrit dans cette planification quasi soviétique, dont le funeste plan Juppé n'était qu'une étape, et dont on retrouve partout l'empreinte : prévisions utopiques des besoins de soins, régime ubuesque d'autorisations, étatisation et bureaucratie dévorantes, plans quinquennaux, stakhanovisme... Et dont le résultat s'apparente à un vrai désastre : désertification générale, fermetures de plateaux techniques parfois presque neufs au motif qu'ils n'atteignent pas les seuils et quota théoriques d'activité, manque ressenti de médecins (alors que leur nombre excède la moyenne de l'OCDE), manque de professionnels para-médicaux dont les tâches restent trop subalternes (contrairement à nombre de pays), sous équipement chronique en appareillages modernes...
Si l'organisation laisse à désirer, le financement ne vaut guère mieux. Il est par exemple une chose que le Programme de Médicalisation des Systèmes d'Information (PMSI) a bien montré, avant même l'arrivée en fanfare de la Tarification A l'Activité (T2A), c'est que les structures les plus grosses sont en général les plus difficiles à gérer et les plus dispendieuses. La quasi totalité des Centres Hospitaliers Universitaires (CHU) sont à ce jour gravement déficitaires. Or plutôt que de privilégier des hôpitaux à échelle humaine, les grand patrons, espérant peut-être en récupérer les moyens, plaident pour le démantèlement arbitraire des petites et moyennes structures. Plus fort, comme s'ils entendaient pérenniser certains abus du Service Public, ils continuent de réclamer, même pour des prestations équivalentes, des tarifs plus élevés dans les hôpitaux que dans les cliniques, et se disent in fine contre « le retour à l'équilibre budgétaire », contre « les suppressions d'emplois dans les établissements en déficit », contre « la recherche de la rentabilité »... Imaginent-ils qu'il existe quelque part une corne d'abondance sur laquelle il suffirait de tirer pour combler le gouffre de la Sécu et résoudre tous les problèmes économiques ? 
Tout cela n'est vraiment pas très raisonnable et contribue à maintenir le débat au niveau des idéologies et des principes, dans lesquels il est englué depuis tant d'années. Seconde nation la plus dépensière pour son système de santé, la France semble toujours croire qu'elle est gratuite...

07 juillet 2010

Schumpeter, le côté obscur du libéralisme

Dans la grande famille des penseurs libéraux, Joseph Schumpeter (1883-1950) occupe une place vraiment à part... A l'instar de Karl Marx il passa une bonne partie de sa vie à démontrer que le capitalisme libéral était par nature, voué à péricliter !
En témoigne notamment son ouvrage Capitalisme, Socialisme et Liberté, écrit au tout début des années 1940, et fruit de « presque quarante ans de réflexions, d'observations et de recherches relatives au thème du socialisme ». Il pourrait presque se réduire au constat abrupt fait dès l'introduction : « Le capitalisme peut-il survivre ? Non, je ne crois pas qu'il le puisse... »

Pourtant, à la différence de Marx, Schumpeter ne se réjouit pas de cette perspective : « Si un médecin prédit que son client va mourir sur l'heure, ceci ne veut pas dire qu'il souhaite ce décès. On peut détester le socialisme ou, à tout le moins, l'observer d'un oeil froidement critique et, néanmoins, prévoir son avènement».

Il faut préciser que la thèse s'avère assez aride, tant elle prétend à l'objectivité. L'auteur s'excuse d'ailleurs presque, d'avoir « tenté une analyse aussi laborieuse et complexe », dont il est souvent difficile  de suivre le raisonnement dans tous ses méandres plutôt contournés, et parfois un peu datés. Le lecteur qui découvre ce livre quelques soixante-dix ans ans après sa publication, pourrait d'ailleurs de prime abord sourire et le trouver obsolète, puisqu'à l'évidence le capitalisme est toujours vivace, tandis que le socialisme a reculé partout, notamment dans sa version la plus pure et aboutie, à savoir le communisme.
A y regarder de plus près, le constat doit toutefois être plus nuancé...

Du marxisme et de ses leurres
Passons rapidement sur l'exégèse un peu languissante de l'oeuvre de Marx, qui occupe un bon premier tiers de l'ouvrage. Tout en qualifiant tour à tour l'auteur du « Capital » de prophète, de sociologue, d'économiste, et de professeur, Schumpeter hésite sur l'importance qu'il faut en définitive lui donner. Il insiste sur sa grande érudition, sur sa maitrise exceptionnelle des mécanismes économiques, sur sa perception aiguë de certains phénomènes liés à l'industrialisation, notamment l'avènement de la « grande entreprise ». Mais dans le même temps, il en fait aussi un habile opportuniste, voire un charlatan. Il lui reproche notamment au titre de la lutte des classes, d'avoir « amplifié au maximum le rôle des conflits sociaux » et d'avoir construit un corpus idéologique quasi religieux, promettant rien moins que « le paradis sur la terre ».
Au plan purement technique, le jugement est sévère : « Un tribunal de juges compétents en matière de technique économique doit condamner Marx. Adhésion à un appareil analytique qui fut toujours inadéquat et qui, même du temps de Marx, devenait rapidement désuet ; longue liste de conclusions qui ou bien ne dérivent pas des prémisses, ou bien sont complètement erronées ; erreurs dont la correction modifie certaines déductions essentielles. jusqu'à les renverser parfois en leurs contraires - on peut à bon droit mettre toutes ces tares à la charge de Marx, en tant que technicien économique. »
En dépit de ses divergences profondes avec le modèle marxiste, ce qui hante Schumpeter, c'est le sombre pressentiment que ce capitalisme est voué à l'anéantissement, au profit du socialisme.
Contrairement aux Socialistes il n'envisage pas une fin brutale, mais une mort douce. Ni écroulement dans une gigantesque crise finale, ni révolution violente, ni Grand Soir comme point d'orgue à la lutte des classes. Rien de tout cela, bien au contraire, car pour Schumpeter : « le capitalisme est en voie d'être tué par ses réussites mêmes. »


La crise n'est pas une fin
S'agissant des crises, Schumpeter a toujours été de ceux qui pensent qu'elles ne sont pas susceptibles d'abattre le capitalisme. Il soutient même qu'il s'en nourrit et qu'elles le renforcent. Selon lui, le capitalisme est « un ouragan perpétuel », où alternent de manière cyclique, « les destructions créatrices ». Tant que ce turbulent mécanisme fonctionne, le système perdure : aux phénomènes de bulles spéculatives, succèdent les krachs correcteurs, et à l'inévitable épuisement technologique vient tôt ou tard succéder un progrès décisif redonnant vigueur au marché.
L'actualité récente donne une fois encore raison à cette théorie. On a vu par exemple comment le dispositif bien intentionné des subprime a conduit aux plus folles spéculation immobilières et in fine à la ruine du crédit, assainissant brutalement le marché.
Dans un tout autre domaine, on voit comment l'émergence de nouvelles techniques a permis par exemple la transfiguration rapide du marché des téléviseurs et un rapide renouvellement du parc. Dans cette révolution technologique, malheur au fabricant incapable de prendre le virage à temps, mais à l'échelle macro-économique, force est de reconnaitre que l'évolution s'avère bénéfique.
D'une manière générale, «  l'impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d'organisation industrielle - tous éléments créés par l'initiative capitaliste. » S'il fallait une autre illustration à cette thèse, ce serait la fabuleuse réussite de la firme Apple, sans cesse à la pointe de l'innovation et qui sait si bien susciter le désir chez ses clients.

Obsolescence de l'idée révolutionnaire
Quant au fantasme du Grand Soir, il est peu probable qu'il aboutisse à tuer le capitalisme, surtout maintenant qu'il est mondialisé. Au début des années 40, peu de temps après la grande crise économique occidentale, au début de la terrible conflagration mondiale, et au moment où le communisme paraissait triomphant à l'Est, la révolution russe aurait pu passer pour une préfiguration d'un cataclysme plus général. Mais aujourd'hui, les nombreux pays qui ont connu les affres de la révolution et de la terreur totalitaire qui s'en est généralement suivie sont vaccinés contre ces excès dévastateurs.
De l'autre côté, si le capitalisme n'a pas apporté le bonheur ou la prospérité à tous, il a suffisamment élevé le niveau de vie pour faire réfléchir à deux fois sur le risque de perdre les acquis sans vraie certitude de voir émerger un monde meilleur sur les ruines de l'ancien.

Les délices de Capoue
En définitive, si l'on suit Schumpeter, c'est en apportant la prospérité et habituellement la liberté d'expression, que le capitalisme pourrait paradoxalement amener sa propre déchéance. En stimulant en effet les exigences populaires, notamment en terme de qualité de vie, et en accroissant la richesse générale, il conduit à mettre en oeuvre les fameux acquis sociaux qui tendent à plomber son dynamisme, en raison de leur coût indéfiniment croissant et des contraintes qu'ils engendrent.
L'exemple actuel de la Chine constitue a contrario, de ce point de vue une vraie expérience de laboratoire. Le Parti unique, seul patron, seul employeur, était censé oeuvrer pour le bien du peuple, ne tolérant aucun ennemi ni aucune opposition. Il apparaissait donc au dirigeants, aussi superflu de disposer de syndicats défendant les travailleurs, que d'élections offrant la possibilité de les remplacer (« A quoi bon des élections désormais, puisque le peuple a tranché » s'exclamait Fidel Castro en accédant au pouvoir...).
Ce que certains ont appelé « les noces du communisme et du libéralisme », à savoir l'irruption brutale de la liberté d'entreprendre et de posséder, a bouleversé les règles du jeu. Les murailles du Parti se sont mises du jour au lendemain, étonnamment au service des nouveaux entrepreneurs, qui bénéficient de l'absence de contre pouvoir et de l'impossibilité même dans laquelle est toujours le peuple, d'exprimer tout mécontentement. Premier résultat de ce renversement : le décollage économique est immédiat et la croissance fulgurante.
Il est probable cependant qu'à terme , à la faveur d'une libéralisation de la parole, finissent par surgir des  revendications et des désordres sociaux qui apporteront alors des freins à ce développement hallucinant. La Chine sera confrontée alors à son tour à la problématique du système capitaliste libéral.
A l'inverse, en Europe et particulièrement en France, et surtout depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l'association de la liberté d'expression et du fantasme égalitaire de la social-démocratie, a permis l'émergence de l'Etat-Providence dont la faillite est à ce jour à peu près consommée.
De ce point de vue, le sentiment de Schumpeter rejoint les craintes émises dès 1830 par Tocqueville. Le capitalisme qui n'a jamais donné d'aussi spectaculaires résultats qu'aux Etats-Unis, semble y donner des signes d'essoufflement, à mesure que l'emprise de l'Etat grandit.  Pendant ce temps il patine dans la semoule de l'autre côté de l'Atlantique, où le modèle a toujours été contraint par les boulets que la protection sociale n'a cessé d'alourdir à ses pieds. Tandis que les politiciens démagogues s'enorgueillissent de nouveaux acquis sociaux, les gouvernements s'enfoncent irrémédiablement dans les déficits structurels. Et plus l'Etat en donne plus le peuple en demande...

L'effet boule de neige
Il faut ajouter que le capitalisme est menacé par un autre mal, inhérent à sa nature même : la concentration du capital. Cette dérive dont Marx lui-même avait pris la mesure, conduit à la faveur de la montée en puissance des techniques industrielles, à l'apparition d'entreprises impersonnelles, où la notion même d'entrepreneur a tendance à s'effacer. Le gigantisme, les fusions et les OPA, déresponsabilisent les administrateurs, éloignent la gestion du terrain et affaiblissent l'émulation. Au bout du compte, le système devient de plus en plus lourd et l'inertie et la bureaucratie gagnent tous les rouages jusqu'à les gripper. La déshumanisation progressive du système et le caractère astronomique des chiffres d'affaires, finit par créer un contexte dans lequel le capitalisme devient une sorte de grosse machine antipathique et amorale qui cumule les détracteurs et compte de moins en moins de défenseurs convaincus.
Au surplus, les entreprises deviennent si monstrueuses, que leurs difficultés financières ne sont plus tolérables par les gouvernements, hantés par le spectre de la grande crise de 1929. Suivant les leçons de Keynes, ils se croient obligés de voler à leur secours ce qui les conduit à échafauder des plans de relance de plus en plus coûteux et à inventer de nouvelles régulations, de plus en plus complexes, dans lesquelles le système ne fait que s'empêtrer davantage.
Selon Schumpeter, à l'inverse de qui est désormais admis par nombre de gouvernants, les recettes keynésiennes aggravent durablement le mal en semblant le soigner. Selon lui, à cause du New Deal, « les États-Unis, qui disposaient des meilleurs atouts de récupération rapide, furent précisément le pays où la reprise fut la moins satisfaisante », car « les mesures de cette nature sont, à la longue, incompatibles avec le fonctionnement efficace du régime de l'initiative privée ». Au total comme une formidable boule de neige, le capitalisme nécessite de plus en plus d'efforts pour continuer à avancer. C'est le moment où selon Schumpeter, le socialisme pourrait devenir une alternative quasi naturelle.

Socialisme et libéralisme sont-ils miscibles ?
C'est peut-être l'aspect le moins convaincant de la thèse...
Qui tente en effet de démontrer que le socialisme, auquel il faudrait se résoudre par la force des choses, pourrait être viable économiquement et compatible avec une certaine forme de démocratie. Mais pour le coup on a quelque difficulté à suivre. Car on voit mal comment, sur les ruines d'un système amolli par les délices de Capoue, épuisé par les déficits et rongé par la bureaucratie, le socialisme classique, englué dans ses dogmes idéologiques, pourrait apporter une vigueur nouvelle. D'ailleurs Schumpeter ne semble pas vraiment y croire. Il se défend avec insistance de souhaiter cette issue, et il ébauche par touches successives, un socialisme assez peu conventionnel, qui n'oublierait pas que « la démocratie moderne est un produit du processus capitaliste », « qui ne serait pas incompatible avec la décentralisation du pouvoir de décision », « qui permettrait d'éviter l'Etat omnipotent », et qui n'exclurait « pas nécessairement l'emploi des mécanismes concurrentiels », voire qui accepterait « qu'une large frange d'activités continue indéfiniment à être le théâtre de combinaisons, de compromis entre le secteur public et le secteur privé ».

En somme, au terme de beaucoup d'expectatives devant ces démonstrations déroutantes, j'en suis arrivé à la conclusion que Schumpeter avait fort bien décrit les mécanismes d'usure et de perversion progressives du capitalisme tels qu'on les voit en action sous nos yeux.
Mais qu'en fait d'évolution inéluctable vers le socialisme, il n'avait fait qu'envisager de manière assez elliptique, un retour à une forme de libéralisme proche de celui des origines, celui du self-government, celui des petits propriétaires, « des détaillants et des petits industriels ». Cette vision a sans doute quelque chose d'utopique mais pourrait contenir également les germes d'une espèce d'humanisme socio-économique, préservant la liberté, la fraternité, et l'égalité, non des conditions, mais des droits et des chances... Tout est question de définition.

Illustration : Odilon Redon. La tentation de Saint-Antoine