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23 janvier 2012

A la recherche d'un monde meilleur

Quel plus bel objectif en ces temps troublés, que ce titre, donné à un ouvrage récemment réédité, de Karl Popper (1902-1994) ?
Il s'agit d'un recueil d'essais et de conférences, qui couvrent l'univers intellectuel luxuriant  de ce philosophe si attachant, résolument optimiste, et l'un des plus inspirés défenseurs du modèle de la « Société Ouverte ».
Pour celles et ceux qui craignent l'avenir, qui manifestent une certaine défiance à l'encontre du libéralisme (compris comme l'extension du domaine de la liberté) et qui doutent des vertus du modèle démocratique dans lequel nous vivons, l'enseignement de Popper est vivifiant.
Il est avant tout chose, humble. Par voie de conséquence, il est profond.

Popper qui fut un épistémologue distingué, fut sa vie durant, hanté par la difficulté qu'il y a de prétendre à l'objectivité, en matière scientifique. Car s'il est possible de démontrer qu'une proposition est fausse, il s'avère impossible de faire de même pour affirmer la véracité d'une autre. La vérité ne peut être établie avec certitude en ce bas monde. « Même nos théories physiques les mieux vérifiées et les mieux confirmées ne sont que des conjectures, des hypothèses fécondes, et elles sont condamnées à jamais à demeurer des conjectures ou des hypothèses. »
Ce simple constat montre combien, en dépit des progrès de la connaissance humaine, reste grande notre ignorance, d'où il découle que « la recherche scientifique est de fait la meilleure méthode pour nous éclairer sur nous-mêmes et sur notre ignorance. »
Cette méthode devrait s'appliquer au domaine philosophique et plus généralement au champ des idées, surtout lorsqu'elles ont pour but de régir nos existences et l'organisation de la société. On éviterait bien des calamités, bien des errements, bien des retards...

Parmi les nombreux sujets abordés dans cet ouvrage, évoquons l'interprétation que donne Popper du darwinisme. Selon lui, deux conceptions s'opposent. L'une est pessimiste. Inspirée par Malthus, elle définit le principe de la sélection naturelle, comme l'expression « d'une Nature rouge sang, tous crocs dehors et griffes dehors (Nature, red, in tooth and claw) ». Selon cette conception déterministe et fermée, qu'on entend souvent par les temps qui courent, la croissance démographique, liée à la rareté progressive des ressources alimentaires, mène à une impitoyable sélection des plus forts. Dans ce processus, même les plus forts subissent la pression de la concurrence et sont contraints de bander toutes leurs forces, jusqu'à l'épuisement. Au terme de cette interprétation, la concurrence débouche donc sur une restriction de la liberté.

Il y a toutefois une seconde vision des choses beaucoup plus optimiste, basée sur le fait que les hommes cherchent par nature à accroître leur liberté.
Par voie de conséquence, ils utilisent la concurrence non pas exclusivement pour se détruire mutuellement, mais "pour développer des initiatives conduisant à de nouvelles possibilités vitales, de nouvelles libertés, et cette pression endogène peut s'avérer plus efficace que la pression exogène qui mène à l'élimination des individus les plus faibles et à la restriction de la liberté même des plus forts."
Cette conception, qui conduit à l'extension de la liberté, est à l'évidence préférable à la première, et constitue la pierre de touche de la philosophie popperienne. Le philosophe voit dans « le franc succès connu par la société de concurrence et l'extension considérable de la liberté à laquelle elle a mené » la vérification expérimentale de son bien fondé.
L'idée fondamentale de cette interprétation, est d'introduire dans la mécanique darwinienne, la notion d'initiative, indissociable celle de liberté. De ce point de vue, l'évolution n'est plus un phénomène passif, subi par les individus. Elle n'est que le moteur sur lequel leur volonté agit librement, en vue du progrès.
Dans cette perspective, à l'inverse de la thèse historiciste hégélienne, l'histoire des hommes devient quelque chose d'ouvert. Et c'est par des conjectures et des réfutations, des essais prudents et des erreurs acceptées et corrigées, que l'avenir s'écrit.

Il y aurait des foules de choses à dire encore à propos du message popperien, tel qu'il apparaît dans ces pages lumineuses et passionnantes, et qui montreraient qu'il se situe résolument à la convergence des grandes philosophies pragmatiques, de Socrate à William James en passant par Locke, Hume, Kant...
Pour conclure cet aperçu, je me contenterai d'évoquer la division schématique, a priori étrange, que fait Popper du monde, en distinguant trois catégories :
Le Monde 1, celui des choses, des objets, des êtres de la Nature
Le Monde 2, celui des concepts, des pensées, de l'intellect aussi bien scientifique, philosophique, artistique. Le monde de la conscience en quelque sorte.
Le Monde 3 enfin, qui définit les objets créés par le génie humain. On y trouve aussi bien les livres, que les maisons, les usines ou les bombes nucléaires, les ordinateurs...

Tout cela procède du même univers naturellement, mais il y a un lien entre le monde 1 et le monde 3. Ce lien qui se situe dans le Monde 2, est la clé de voûte de l'ensemble. Le troisième monde découle du premier par l'interaction du second. Et c'est lui qui donne tout son sens au darwinisme, sa signification au Monde, à la destinée humaine, et in fine à l'espoir...
Si l'expression n'avait pas déjà été usitée bien mal à propos dans un autre contexte, on serait tenté de faire de l'approche poppérienne, un libéralisme à visage humain. Le plus raisonnable est de la qualifier d'humanisme...

Karl Popper : A la recherche d'un monde meilleur, Les Belles Lettres 2011
A voir également, un précédent billet

14 octobre 2006

La leçon de ce siècle


Karl Popper (1902-1994) est un des grands penseurs libres du XXè siècle. Si ses ouvrages épistémologiques sont d'un accès ardu (La logique de la découverte scientifique, Conjectures et réfutations), sa pensée s'exprime souvent de manière très abordable. La société ouverte et ses ennemis constitue par exemple une référence incontournable pour tous les amis de la liberté.
Je choisis aujourd'hui d'évoquer un petit ouvrage, écrit à la fin de sa vie, intitulé « la leçon de ce siècle » (Anatolia 1993). Il y livre des réflexions simples et vivifiantes, sur une période sombre de l'histoire du monde, mais riche également d'espoirs pour l'avenir, et il évoque les grands problèmes auxquels l'humanité a été et sera probablement encore confrontée.
Perversité du totalitarisme
A ce propos, Popper rappelle le parcours édifiant de Sakharov. On connaît bien ce savant, père de la bombe atomique soviétique qui combattit courageusement les soviets vers la fin de sa vie. Avant de devenir le paria du régime, Sakharov le servit pourtant docilement, même sachant le caractère potentiellement destructeur de ses travaux. Il fut en effet un communiste fervent, convaincu qu'il fallait par tous les moyens détruire le capitalisme. Selon Popper, « doué d'une grande intelligence, il aurait pu voir que le système politique soviétique faisait de ce pays un endroit terrible », mais même en relatant ses souvenirs, jamais il ne dit « J'étais un travailleur qui obéissait à des ordres ». Alors qu'il ne pouvait ignorer que les expérimentations qu'on lui demandait de superviser feraient des victimes, il employait pour répondre à Khrouctchev les mêmes mots que tous les criminels de guerre allemands : « je ferai mon devoir »...
Misère des idéologies
Popper condamne le nationalisme notamment germanique dont il voit les origines dans les doctrines hégéliennes : « tous les problèmes soulevés par les nationalismes doivent être considérés comme dangereux »
Il analyse non moins sévèrement le marxisme et sa vision négative du monde : « Le marxisme a été une erreur pratiquement dès le début, parce que dès le début, l'idée marxienne consistait à chercher l'ennemi et non les amis qui peuvent aider à apporter une solution aux problèmes de l'humanité. »
Il se pose comme contempteur impitoyable de l'historicisme, qui « voit l'histoire comme un cours d'eau, comme un fleuve qui coule, et qui se croit capable de prévoir où passera l'eau. », « qui imagine pouvoir prédire l'avenir. »
Il s'insurge enfin contre l'état d'esprit répandu qui consiste dans nos pays à « gémir et pester contre le monde prétendument exécrable dans lequel nous sommes condamnés à vivre. »
Limites de la démocratie
« La démocratie en soi n'a rien de particulièrement bon, tout ce qu'il y a de bien vient d'ailleurs. »
« Il n'y a pas dans la démocratie de principe en vertu duquel la majorité a raison, parce que la majorité peut commettre d'énormes erreurs. »
« La liberté absolue est une absurdité. »
« Nous avons besoin de liberté pour empêcher l’Etat d’abuser de son pouvoir et nous avons besoin de l’Etat pour empêcher l’abus de liberté ».
Responsabilité des citoyens
Popper nous demande prendre conscience de notre chance et de comprendre que nos conditions de vie actuelles n'ont rien d'immanent : « Nos démocraties occidentales – et surtout les Etats-Unis, la plus ancienne des démocraties occidentales – sont une réussite sans précédent; cette réussite est le fruit de beaucoup de travail, de beaucoup de d'efforts, de beaucoup de bonne volonté et avant tout de beaucoup d'idées créatrices dans des domaines variés. Le résultat, c'est qu'un plus grand nombre d'hommes heureux vivent une vie plus libre, plus belle, et plus longue que jamais auparavant. »
C'est pour Popper un devoir de veiller à entretenir ce jardin fragile. Il accuse les médias de galvauder la liberté d'expression et de banaliser la violence : « La télévision a véritablement tourné à l'horreur alors qu'elle aurait pu être une bénédiction. »
« Il est immoral de diffuser des mensonges même lorsqu'on a le droit de le faire. »
Le philosophe d'origine autrichienne n'occulte pas pour autant les délicats problèmes liés aux droits des minorités et à l'influence de la religion : « Avant toute chose, il faut dire que les minorités doivent être protégées »
« Le libéralisme peut se passer des religions, mais il doit de toute évidence, coopérer avec toutes, à condition qu'elle ne soient pas intégristes »
Clairvoyance et optimisme
Ceux qui sont coutumiers de la pensée poppérienne savent qu'une des idées qu'il chérissait le plus était que « L'avenir est très ouvert, et qu'il dépend de nous, de nous tous. »
Cet optimisme s'oppose en tous points à la vision sombre et manichéenne du socialisme d'inspiration marxiste : « Selon la réinterprétation marxiste de l'histoire, l'objectif de chacun est de gagner de l'argent, d'acquérir des biens matériels, des armes, du pouvoir. Cette vision de l'histoire, aujourd'hui privée de l'espoir dans la fin dernière d'une société bonne, ne nous laisse en héritage rien d'autre qu'un égoïsme désespéré dans la représentation des choses humaines, et l'idée que les choses ont toujours été ainsi et le resteront toujours. »
Popper fait évidemment la part belle à la démocratie américaine, mais il mesure également l'apport fondamental d'un homme d'état comme Gorbatchev qui annonça : « Je veux faire du peuple d'Union Soviétique un peuple normal .»
Qu'il soit permis de terminer cet aperçu par une vibrante citation : « La vérité est que nous autres, en Occident, nous vivons dans le meilleur des mondes qui aient jamais existé. Nous ne pouvons permettre que cette vérité soit tue. »