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07 juillet 2010

Schumpeter, le côté obscur du libéralisme

Dans la grande famille des penseurs libéraux, Joseph Schumpeter (1883-1950) occupe une place vraiment à part... A l'instar de Karl Marx il passa une bonne partie de sa vie à démontrer que le capitalisme libéral était par nature, voué à péricliter !
En témoigne notamment son ouvrage Capitalisme, Socialisme et Liberté, écrit au tout début des années 1940, et fruit de « presque quarante ans de réflexions, d'observations et de recherches relatives au thème du socialisme ». Il pourrait presque se réduire au constat abrupt fait dès l'introduction : « Le capitalisme peut-il survivre ? Non, je ne crois pas qu'il le puisse... »

Pourtant, à la différence de Marx, Schumpeter ne se réjouit pas de cette perspective : « Si un médecin prédit que son client va mourir sur l'heure, ceci ne veut pas dire qu'il souhaite ce décès. On peut détester le socialisme ou, à tout le moins, l'observer d'un oeil froidement critique et, néanmoins, prévoir son avènement».

Il faut préciser que la thèse s'avère assez aride, tant elle prétend à l'objectivité. L'auteur s'excuse d'ailleurs presque, d'avoir « tenté une analyse aussi laborieuse et complexe », dont il est souvent difficile  de suivre le raisonnement dans tous ses méandres plutôt contournés, et parfois un peu datés. Le lecteur qui découvre ce livre quelques soixante-dix ans ans après sa publication, pourrait d'ailleurs de prime abord sourire et le trouver obsolète, puisqu'à l'évidence le capitalisme est toujours vivace, tandis que le socialisme a reculé partout, notamment dans sa version la plus pure et aboutie, à savoir le communisme.
A y regarder de plus près, le constat doit toutefois être plus nuancé...

Du marxisme et de ses leurres
Passons rapidement sur l'exégèse un peu languissante de l'oeuvre de Marx, qui occupe un bon premier tiers de l'ouvrage. Tout en qualifiant tour à tour l'auteur du « Capital » de prophète, de sociologue, d'économiste, et de professeur, Schumpeter hésite sur l'importance qu'il faut en définitive lui donner. Il insiste sur sa grande érudition, sur sa maitrise exceptionnelle des mécanismes économiques, sur sa perception aiguë de certains phénomènes liés à l'industrialisation, notamment l'avènement de la « grande entreprise ». Mais dans le même temps, il en fait aussi un habile opportuniste, voire un charlatan. Il lui reproche notamment au titre de la lutte des classes, d'avoir « amplifié au maximum le rôle des conflits sociaux » et d'avoir construit un corpus idéologique quasi religieux, promettant rien moins que « le paradis sur la terre ».
Au plan purement technique, le jugement est sévère : « Un tribunal de juges compétents en matière de technique économique doit condamner Marx. Adhésion à un appareil analytique qui fut toujours inadéquat et qui, même du temps de Marx, devenait rapidement désuet ; longue liste de conclusions qui ou bien ne dérivent pas des prémisses, ou bien sont complètement erronées ; erreurs dont la correction modifie certaines déductions essentielles. jusqu'à les renverser parfois en leurs contraires - on peut à bon droit mettre toutes ces tares à la charge de Marx, en tant que technicien économique. »
En dépit de ses divergences profondes avec le modèle marxiste, ce qui hante Schumpeter, c'est le sombre pressentiment que ce capitalisme est voué à l'anéantissement, au profit du socialisme.
Contrairement aux Socialistes il n'envisage pas une fin brutale, mais une mort douce. Ni écroulement dans une gigantesque crise finale, ni révolution violente, ni Grand Soir comme point d'orgue à la lutte des classes. Rien de tout cela, bien au contraire, car pour Schumpeter : « le capitalisme est en voie d'être tué par ses réussites mêmes. »


La crise n'est pas une fin
S'agissant des crises, Schumpeter a toujours été de ceux qui pensent qu'elles ne sont pas susceptibles d'abattre le capitalisme. Il soutient même qu'il s'en nourrit et qu'elles le renforcent. Selon lui, le capitalisme est « un ouragan perpétuel », où alternent de manière cyclique, « les destructions créatrices ». Tant que ce turbulent mécanisme fonctionne, le système perdure : aux phénomènes de bulles spéculatives, succèdent les krachs correcteurs, et à l'inévitable épuisement technologique vient tôt ou tard succéder un progrès décisif redonnant vigueur au marché.
L'actualité récente donne une fois encore raison à cette théorie. On a vu par exemple comment le dispositif bien intentionné des subprime a conduit aux plus folles spéculation immobilières et in fine à la ruine du crédit, assainissant brutalement le marché.
Dans un tout autre domaine, on voit comment l'émergence de nouvelles techniques a permis par exemple la transfiguration rapide du marché des téléviseurs et un rapide renouvellement du parc. Dans cette révolution technologique, malheur au fabricant incapable de prendre le virage à temps, mais à l'échelle macro-économique, force est de reconnaitre que l'évolution s'avère bénéfique.
D'une manière générale, «  l'impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d'organisation industrielle - tous éléments créés par l'initiative capitaliste. » S'il fallait une autre illustration à cette thèse, ce serait la fabuleuse réussite de la firme Apple, sans cesse à la pointe de l'innovation et qui sait si bien susciter le désir chez ses clients.

Obsolescence de l'idée révolutionnaire
Quant au fantasme du Grand Soir, il est peu probable qu'il aboutisse à tuer le capitalisme, surtout maintenant qu'il est mondialisé. Au début des années 40, peu de temps après la grande crise économique occidentale, au début de la terrible conflagration mondiale, et au moment où le communisme paraissait triomphant à l'Est, la révolution russe aurait pu passer pour une préfiguration d'un cataclysme plus général. Mais aujourd'hui, les nombreux pays qui ont connu les affres de la révolution et de la terreur totalitaire qui s'en est généralement suivie sont vaccinés contre ces excès dévastateurs.
De l'autre côté, si le capitalisme n'a pas apporté le bonheur ou la prospérité à tous, il a suffisamment élevé le niveau de vie pour faire réfléchir à deux fois sur le risque de perdre les acquis sans vraie certitude de voir émerger un monde meilleur sur les ruines de l'ancien.

Les délices de Capoue
En définitive, si l'on suit Schumpeter, c'est en apportant la prospérité et habituellement la liberté d'expression, que le capitalisme pourrait paradoxalement amener sa propre déchéance. En stimulant en effet les exigences populaires, notamment en terme de qualité de vie, et en accroissant la richesse générale, il conduit à mettre en oeuvre les fameux acquis sociaux qui tendent à plomber son dynamisme, en raison de leur coût indéfiniment croissant et des contraintes qu'ils engendrent.
L'exemple actuel de la Chine constitue a contrario, de ce point de vue une vraie expérience de laboratoire. Le Parti unique, seul patron, seul employeur, était censé oeuvrer pour le bien du peuple, ne tolérant aucun ennemi ni aucune opposition. Il apparaissait donc au dirigeants, aussi superflu de disposer de syndicats défendant les travailleurs, que d'élections offrant la possibilité de les remplacer (« A quoi bon des élections désormais, puisque le peuple a tranché » s'exclamait Fidel Castro en accédant au pouvoir...).
Ce que certains ont appelé « les noces du communisme et du libéralisme », à savoir l'irruption brutale de la liberté d'entreprendre et de posséder, a bouleversé les règles du jeu. Les murailles du Parti se sont mises du jour au lendemain, étonnamment au service des nouveaux entrepreneurs, qui bénéficient de l'absence de contre pouvoir et de l'impossibilité même dans laquelle est toujours le peuple, d'exprimer tout mécontentement. Premier résultat de ce renversement : le décollage économique est immédiat et la croissance fulgurante.
Il est probable cependant qu'à terme , à la faveur d'une libéralisation de la parole, finissent par surgir des  revendications et des désordres sociaux qui apporteront alors des freins à ce développement hallucinant. La Chine sera confrontée alors à son tour à la problématique du système capitaliste libéral.
A l'inverse, en Europe et particulièrement en France, et surtout depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l'association de la liberté d'expression et du fantasme égalitaire de la social-démocratie, a permis l'émergence de l'Etat-Providence dont la faillite est à ce jour à peu près consommée.
De ce point de vue, le sentiment de Schumpeter rejoint les craintes émises dès 1830 par Tocqueville. Le capitalisme qui n'a jamais donné d'aussi spectaculaires résultats qu'aux Etats-Unis, semble y donner des signes d'essoufflement, à mesure que l'emprise de l'Etat grandit.  Pendant ce temps il patine dans la semoule de l'autre côté de l'Atlantique, où le modèle a toujours été contraint par les boulets que la protection sociale n'a cessé d'alourdir à ses pieds. Tandis que les politiciens démagogues s'enorgueillissent de nouveaux acquis sociaux, les gouvernements s'enfoncent irrémédiablement dans les déficits structurels. Et plus l'Etat en donne plus le peuple en demande...

L'effet boule de neige
Il faut ajouter que le capitalisme est menacé par un autre mal, inhérent à sa nature même : la concentration du capital. Cette dérive dont Marx lui-même avait pris la mesure, conduit à la faveur de la montée en puissance des techniques industrielles, à l'apparition d'entreprises impersonnelles, où la notion même d'entrepreneur a tendance à s'effacer. Le gigantisme, les fusions et les OPA, déresponsabilisent les administrateurs, éloignent la gestion du terrain et affaiblissent l'émulation. Au bout du compte, le système devient de plus en plus lourd et l'inertie et la bureaucratie gagnent tous les rouages jusqu'à les gripper. La déshumanisation progressive du système et le caractère astronomique des chiffres d'affaires, finit par créer un contexte dans lequel le capitalisme devient une sorte de grosse machine antipathique et amorale qui cumule les détracteurs et compte de moins en moins de défenseurs convaincus.
Au surplus, les entreprises deviennent si monstrueuses, que leurs difficultés financières ne sont plus tolérables par les gouvernements, hantés par le spectre de la grande crise de 1929. Suivant les leçons de Keynes, ils se croient obligés de voler à leur secours ce qui les conduit à échafauder des plans de relance de plus en plus coûteux et à inventer de nouvelles régulations, de plus en plus complexes, dans lesquelles le système ne fait que s'empêtrer davantage.
Selon Schumpeter, à l'inverse de qui est désormais admis par nombre de gouvernants, les recettes keynésiennes aggravent durablement le mal en semblant le soigner. Selon lui, à cause du New Deal, « les États-Unis, qui disposaient des meilleurs atouts de récupération rapide, furent précisément le pays où la reprise fut la moins satisfaisante », car « les mesures de cette nature sont, à la longue, incompatibles avec le fonctionnement efficace du régime de l'initiative privée ». Au total comme une formidable boule de neige, le capitalisme nécessite de plus en plus d'efforts pour continuer à avancer. C'est le moment où selon Schumpeter, le socialisme pourrait devenir une alternative quasi naturelle.

Socialisme et libéralisme sont-ils miscibles ?
C'est peut-être l'aspect le moins convaincant de la thèse...
Qui tente en effet de démontrer que le socialisme, auquel il faudrait se résoudre par la force des choses, pourrait être viable économiquement et compatible avec une certaine forme de démocratie. Mais pour le coup on a quelque difficulté à suivre. Car on voit mal comment, sur les ruines d'un système amolli par les délices de Capoue, épuisé par les déficits et rongé par la bureaucratie, le socialisme classique, englué dans ses dogmes idéologiques, pourrait apporter une vigueur nouvelle. D'ailleurs Schumpeter ne semble pas vraiment y croire. Il se défend avec insistance de souhaiter cette issue, et il ébauche par touches successives, un socialisme assez peu conventionnel, qui n'oublierait pas que « la démocratie moderne est un produit du processus capitaliste », « qui ne serait pas incompatible avec la décentralisation du pouvoir de décision », « qui permettrait d'éviter l'Etat omnipotent », et qui n'exclurait « pas nécessairement l'emploi des mécanismes concurrentiels », voire qui accepterait « qu'une large frange d'activités continue indéfiniment à être le théâtre de combinaisons, de compromis entre le secteur public et le secteur privé ».

En somme, au terme de beaucoup d'expectatives devant ces démonstrations déroutantes, j'en suis arrivé à la conclusion que Schumpeter avait fort bien décrit les mécanismes d'usure et de perversion progressives du capitalisme tels qu'on les voit en action sous nos yeux.
Mais qu'en fait d'évolution inéluctable vers le socialisme, il n'avait fait qu'envisager de manière assez elliptique, un retour à une forme de libéralisme proche de celui des origines, celui du self-government, celui des petits propriétaires, « des détaillants et des petits industriels ». Cette vision a sans doute quelque chose d'utopique mais pourrait contenir également les germes d'une espèce d'humanisme socio-économique, préservant la liberté, la fraternité, et l'égalité, non des conditions, mais des droits et des chances... Tout est question de définition.

Illustration : Odilon Redon. La tentation de Saint-Antoine