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07 décembre 2023

Logique Ionescienne 3

Eugène Ionesco, à l'instar de son pays d'origine, fut profondément marqué par les totalitarismes fasciste puis socialo-communiste qui ensanglantèrent le vingtième siècle. Précocement expatrié en France, il eut le bonheur d'échapper au destin tragique de la Roumanie et de jouir
 du doux cocon matériel d'une société libre et prospère. Mais au fil des années, il comprit que ce confort matériel était fragile et trompeur et qu’il pouvait se refermer telle une prison dorée pour l'esprit et un cimetière pour les grandes idées.
Son théâtre, et tout particulièrement la Cantatrice Chauve et Rhinocéros, exprime cette crainte. Dans Rhinocéros on pense bien sûr avant tout à la nazification des esprits en Europe dans les années 30, mais le totalitarisme qui est mis en scène ici est d’une nature quelque peu différente. Il est rampant. Il s’installe sans brutalité, progresse par osmose et asphyxie peu à peu mais sans violence le libre arbitre.
La Cantatrice Chauve évoque quant à elle un monde ordonné, bien pensant, mais ressemblant à une coquille vide de signification et d’émotion. Dans cet univers, tout est artificiel. Derrière la façade laquée des apparences et des principes, il n'y a plus rien qui fournisse un quelconque sens auquel s’accrocher. Les repères sont sens dessus dessous. Seul le confort matériel subsiste dans ce microcosme absurdement corseté.

Ces deux visions sont donc bien plus proches des maux qui rongent nos sociétés contemporaines que d’un énième portrait des fléaux totalitaires qui ensanglantèrent le XXè siècle. Elles nous interrogent avec une troublante acuité :
Combien de temps un tel système tournant à vide peut-il tenir ?
L'absurdité est-elle encore évitable ?
Telles sont les questions auxquelles l’écrivain nous invite à répondre.

Dans une excellente et très actuelle Interview donnée en 1976, Ionesco livre sa conception, critique, du monde de l’époque. Prenant de la hauteur, il aborde les questions essentielles que tout être humain se pose forcément un jour où l’autre: Pourquoi sommes-nous là ? Pourquoi le mal ?
Bien sûr, il n’y a dans son propos aucune prétention à répondre à des problématiques par nature indécidables, mais il s’épanche tout particulièrement sur le Mal, inhérent selon lui à toute société et à tout être humain.
Selon l’écrivain, le problème du mal est d’ailleurs “un problème cosmique”. Il est partout. Dans un jardin, très calme en apparence, “il se poursuit une guerre impitoyable, les plantes se poussent les unes les autres pour vivre”.
Partant de ce constat, il faut conclure qu’il existe un fatum incontournable imposé à tout être vivant ici bas. La Nature est mauvaise ou tout du moins hostile et l’Homme s’oppose à elle en permanence. Pire, il entre nécessairement en conflit avec ses semblables de manière souvent féroce : “nous sommes obligés de nous entretuer pour vivre”. Par voie de conséquence, “il n’y a pas de bonne société” et “les révolutionnaires qui voulaient l’égalité et la justice n’ont fait qu’installer la tyrannie, le crime, le génocide…”

Au sein de cette réalité implacable, Ionesco distingue deux grands types d’individus :
D’abord les mystiques ou contemplatifs qui vivent dans les questions essentielles. Parmi eux, les personnes qui se consacrent aux religions. De ces gens, on est en droit d’attendre une certaine sagesse et un détachement des choses matérielles. En cette fin du XXè siècle, ce n’est pas toujours le cas selon l'écrivain qui reproche notamment à l'église de trop vivre dans la modernité, dans la quotidienneté, alors “qu'elle doit vivre dans le sacré c’est à dire le permanent”. Il a même ce mot très dur, visant indirectement le pape Paul VI qui règne alors sur la chrétienté : “ceux qui tombent de la spiritualité pour les affaires quotidiennes sont méprisables…” Que dirait-il de François ?

Les politiciens représentent à l’opposé, des gens “pour lesquels les préoccupations secondaires deviennent essentielles” et qui “n’attachent pas à nos actes une importance démesurée”. Leur rôle est précisément de se consacrer au quotidien pour l’améliorer avec avant tout l’esprit pratique chevillé au corps. Malheureusement, beaucoup trop de ces gens se laissent dévorer par l’ambition et l'hubris, qui leur font perdre ces objectifs pragmatiques. Le pire étant de basculer dans les idéologies dont le XXè siècle fut hélas rempli. Il se désole en l’occurrence de voir revenir les vieux démons, notamment les gigantesques défilés militaires en Union Soviétique, et les masses chinoises, “très impressionnantes, très belles”, mais similaires aux manifestations de joie du nazisme, et d’enthousiasme pour Mussolini…

En définitive, la rhinocérite est un mal universel : “elle peut être de droite comme elle peut être de gauche”. Le théâtre ionescien n’indique pas de direction mais tente d’objectiver le péril en le tournant en ridicule. Ce n’est pas, d'après l'auteur, un spectacle de l’absurde ni de l’incommunicabilité comme on se plaît à le qualifier parfois, mais de la dérision.
Au fond, la philosophie de Ionesco côtoie celle de Pascal qui prétendait que l’homme n’est ni ange ni bête. Il la traduit toutefois de manière plus brutale en affirmant que “nous vivons entre la grâce et la merde…”

29 novembre 2023

Logique Ionescienne 2

Trois exemples de consensus peuplant de manière insensée l’actualité pourraient être intégrés sans peine à la logique folle développée par Ionesco : le réchauffement climatique, l'intelligence artificielle, et tout dernièrement les punaises de lits.
Sur ces sujets, le train hallucinant du parler creux et des fausses évidences en forme de chimères emplit l'espace médiatique de son chahut assourdissant, repoussant ou écrasant au passage les discours qui ne seraient pas à l'unisson.
Il serait vain de faire un catalogue exhaustif des choses vues et entendues. Qu'il soit permis d'en rappeler quelques pépites :

Sur l'évolution du climat, la charmante Evelyne Dhéliat croit bon de commencer son bulletin météo en nous gratifiant de commentaires oiseux du style: "il va faire très beau en ce début d'automne", ajoutant aussitôt "et ça ce n'est pas une bonne nouvelle…" Abandonnant la neutralité qui sied à sa fonction, elle rejoint donc l'opinion générale qui sévit désormais au détour de chaque phrase !
D'autres porte-voix du consensus climatique, se font encore plus catastrophistes, claironnant par exemple au terme d'une saison magnifique, que le mois de juillet, puis celui d'août, puis de septembre et maintenant d'octobre, ont été "les plus chauds jamais enregistrés depuis le début de l'humanité". Rien que ça ! Après nous avoir bassinés (sans jeu de mots)  tout l'été avec la sècheresse, les mêmes pourraient s'écrier "que d'eau, que d'eau, que d'eau !" au vu des inondations d'automne...
Parmi les inepties à ranger au titre des idées reçues sur cette thématique, on ne peut que réserver une place de choix au truisme éléphantesque émis par Jean Jouzel, grand satrape réchauffiste, et dignitaire honoris causa du GIEC : "le capitalisme est incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique".
Le pape François lui-même, de plus en plus étranger aux choses spirituelles, croit bon d'apporter son grain de sel, en amont de la grand-messe de la COP28, en s'écriant : "Le monde s'écroule". A l'instar des militants imbus de certitudes, il appelle sans vergogne à "une transition écologique plus contraignante…"

S'agissant de l'Intelligence Artificielle, qu'il est convenu de nommer par ses initiales IA ou mieux encore, à l'anglo-saxonne, AI, l'emballement médiatique va également bon train.
Là encore, la problématique a soudainement surgi, comme une bête faramine, inopportune et suspecte d'incarner un mal, invasif et potentiellement mortel. On oublie qu'il ne s'agit que de progrès algorithmiques, simulant le raisonnement humain, à la manière des bonnes vieilles calculettes. Certes la machine devient de plus en plus puissante et rapide mais une chose est sûre: elle reste toujours aussi dépourvue d'intelligence. Qu'importe, on en fait une sorte d'entité venue d'on ne sait où, maléfique, dotée d'un cerveau fabuleux et de tentacules innombrables. Elle fascine autant qu'elle effraie.
Comme à chaque fois que des avancées techniques se font jour, on agite le danger potentiel qu'elles représentent : "L'IA va supprimer des millions d'emplois. 300.000 rien qu'en Bretagne…"
La surenchère va bon train. Les experts dûment autorisés clament que l'intelligence artificielle fait peser des menaces d'"extinction" pour l'humanité. Un peu fort de café. Ceux là même qui ont conçu l'engin et ont largement diffusé ses applications sur internet, réclament tout à trac une pause !
Des voix s'élèvent de plus en plus nombreuses pour exiger une régulation par les gouvernements de l'IA.
Mais qui peut imaginer sans rire la machine étatique, irresponsable et dénuée de cervelle, se mettre à réguler des programmes informatiques ? Ubu peut-être...
Par un paradoxe empreint de la plus savoureuse pataphysique, l'État s'empresse d'afficher sa volonté d'encadrer sans délai la problématique, tout en manifestant, tel un converti enthousiaste, son désir de profiter de ces avancées robotiques pour doper sa matière grise défaillante : "Le gouvernement a officiellement lancé jeudi son expérimentation de l’intelligence artificielle générative dans l’administration, qui doit permettre d’améliorer les réponses aux questions des usagers des services publics."
On croirait cette profession de foi délicieusement jargonnante sortie d'une pièce de Ionesco, ou mieux encore, du moulin à phrases toutes faites de Chat-GPT. Ça promet de beaux jours !

Dernier sujet, emblématique du prêt à penser contemporain, celui des punaises de lit. Face à ce nouveau péril, le concert assourdissant des médias réunis, lance “un affreux hurlement", comme dirait le cher Baudelaire. L'alerte générale est donnée. Nous sommes envahis par ces bestioles, certes microscopiques si on les compare aux rhinocéros, mais autrement plus nuisibles !
Comme s'il s'agissait d'un fléau particulièrement menaçant, le gouvernement, toujours soucieux de "suivre son temps", entre très vite dans la danse. M. Véran, porte-parole en chef, annonce une réunion interministérielle visant à trouver une réponse « rapide et efficace qui permette de traiter tous les aspects du problème et de répondre aussi à l’angoisse légitime des Français ».
Il en appelle à la raison raisonnante et tente de rassurer la population : "Nous devons solliciter les professionnels de la filière afin de savoir s’il y a une augmentation ou non de ces punaises de lit. Tout ce travail est en train d’être réalisé par le gouvernement et ses agences pour apporter des réponses."
Mais déjà l'évidence apparaît on ne peut plus clairement, pour lui : "Le réchauffement climatique entraîne une recrudescence de ces punaises de lit dans l’ensemble des pays occidentaux, touchant plus particulièrement les pays à forte fréquentation touristique…"
La boucle est donc bouclée et force est de conclure qu'en matière de raisonnement par l'absurde, tout est dans tout et réciproquement !

23 novembre 2023

Logique Ionescienne 1

En lisant La Cantatrice Chauve et en relisant Rhinocéros, œuvres d’Eugène Ionesco (1909-1994), je suis frappé par la résonance de ces pièces de théâtre avec l'actualité de notre société.
Derrière la farce grotesque, que certains se plurent à qualifier de surréaliste, ou d'absurde, on peut en effet trouver nombre de similitudes avec le spectacle offert par notre monde abreuvé de bonnes intentions, de réglementations et d'éthique, mais errant de déconfitures en abandons.
Quoi de plus absurde en somme : est-ce l'œuvre littéraire ou bien le monde réel ?

Dans la Cantatrice Chauve, la scène représente un salon bourgeois typiquement anglais, où madame et monsieur Smith échangent des banalités polies. Le lieu est calme et ordonné. Le contexte lui-même est circonstancié avec un zèle descriptif extrême. Tout semble tourner rond dans ce microcosme feutré, parfaitement réglé. “Tiens”, dit madame Smith, “il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise”. Quoi de plus naturel en somme…
Mais les apparences sont trompeuses.
Rien ne va en fait. Les Smith attendent des invités, le couple Martin. Après les avoir fait patienter pour des raisons futiles, une discussion s’engage, émaillée d’incongruités et de non sens. Les acteurs ne débitent que des platitudes, des lapalissades, des poncifs, voire des phrases sans queue ni tête. Pire, les personnages n'ont pas d'identité ou bien partagent la même et ne se reconnaissent même pas entre mari et femme. M. Smith parlant de son épouse : “Ma femme est l’intelligence même. Elle est même plus intelligente que moi. En tout cas, elle est beaucoup plus féminine.” Au sujet d'une veuve, Madame Martin qui ne sait plus qui est son mari, s’exclame : “elle est encore jeune. Elle peut très bien se remarier. Le deuil lui va si bien.” Auquel répond M. Smith “Je voyageais en deuxième classe, Madame. Il n'y a pas de deuxième classe en Angleterre, mais je voyage quand même en deuxième classe.”
L’arrivée d’un pompier, qui cherche un peu partout à éteindre des incendies qui n’existent pas, augmente les quiproquos. Avant qu’il apparaisse, on entend sonner plusieurs fois et la bonne va voir sans succès à la porte, ce qui amène dans la bouche de M. Smith le truisme suivant : "L'expérience nous apprend que lorsqu'on entend sonner à la porte, c'est qu'il n'y a jamais personne.”

Peu à peu la confusion envahit les échanges. Les sentences s'enchaînent, suivant une logique absconse, comme lors d’une bouffée délirante. Aucun sentiment ne s'exprime au décours de cette logorrhée bourrée de stéréotypes :
“Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux !” …
“Pourquoi l’État Civil, donne-t-il toujours l'âge des gens décédés mais jamais celui des nouveaux nés ?”
“La vérité ne se trouve d'ailleurs pas dans les livres, mais dans la vie.”
“On peut prouver que le progrès social est bien meilleur avec du sucre”
“Toujours, on s'empêtre entre les pattes du prêtre…”

Dans Rhinocéros, c'est l'apparition incongrue d'un pachyderme à corne qui vient rompre le quotidien banal d'une petite cité sans histoire.
Devant les premiers témoignages, c’est l'incrédulité qui se manifeste chez certains : “Je ne voudrais pas vous vexer mais je n’y crois pas à votre histoire. Des rhinocéros dans le pays, ça ne s’est jamais vu”, puis le doute chez d’autres : “Votre rhinocéros à vous, M. Béranger, si rhinocéros il y a, était-il unicorne ou bicornu .” Pour finir, la colère face à la surdité de l’administration lorsqu'un chat se retrouve écrasé au passage de "la bête": "Nous ne pouvons pas permettre que nos chats soient écrasés par des rhinocéros".
Mais passé le tohu bohu créé par cet événement étrange, les mentalités évoluent peu à peu et le contraste entre l'animal exotique et l'être humain s'estompe. Le rhinocéros n'est bientôt plus seul à parcourir les rues en barrissant. Bizarrement, ils prolifèrent et certains acteurs se mettent étrangement à leur ressembler. Ce qui paraissait choquant, saugrenu ou malséant devient presque banal. Ce qui semblait pathologique devient bénin, jusqu'à affirmer “qu'il y a des maladies qui sont saines.” Certains se résignent à cette transformation de bon gré : “Il faut suivre son temps”. La mutation se fait d'ailleurs étonnamment sans heurt et les gens atteints de rhinocérite ne sont pas malheureux, même s’il persiste parfois un certain malaise “Je ne me suis pas habitué à moi-même. Je ne sais pas si je suis moi.”

Bientôt, les convertis deviennent légions et très rares sont ceux qui résistent à la contagion. La mutation se transforme en cause sociale. On s’y rallie avec des slogans irréfutables : “s’il y a à critiquer, il vaut mieux critiquer du dedans que du dehors”. On persuade les récalcitrants qu’il s’agit d’une fatalité : “Vous allez bientôt devenir un sympathisant des rhinocéros.” On moque ceux qui réfléchissent trop: “La culpabilité est un symptôme dangereux. C’est un signe de manque de pureté”.