30 janvier 2019

PMA, GPA, aux confins de l'être

Les progrès scientifiques et techniques plongent de plus en plus dans l’embarras les docteurs es morales et autres comités habilités à définir ex cathedra ce qu’est l’éthique. Les manipulations génétiques, les tripatouillages sur l’embryon donnent le vertige aux censeurs de la bienséance, voire de la bientraitance pour utiliser un terme à la mode. Derrière les considérations philosophiques, surgissent également des problématiques économiques de plus en plus inextricables.
Les débats qui font rage actuellement sur la Procréation Médicalement Assistée (PMA) et la Gestation Pour Autrui (GPA) illustrent le désordre grandissant qui s’installe dans les esprits.
La PMA est positionnée jusqu’à présent, comme son nom l’indique, dans le champ médical. Ce sigle abstrus est utilisé pour décrire l’ensemble des techniques permettant d’offrir aux couples infertiles la possibilité d’avoir des enfants, soit par insémination artificielle soit par fécondation in vitro. Dans les deux cas l’embryon résulte chaque fois que possible, de l’union des gamètes de chacun des deux parents. L’impossibilité de procéder de la sorte oblige à recourir à un ou deux donneurs ce qui crée une complication en terme de filiation car la loi stipule dans ce cas que les donneurs ne peuvent revendiquer aucun droit sur leur progéniture biologique.
Le problème se complique encore lorsqu'il s’agit d’étendre ces techniques aux femmes célibataires ou vivant en couples homosexuels. Il est indispensable en effet de recourir dans ces cas à un donneur de sperme nécessairement anonyme, ce qui prive de facto l’enfant de père biologique. On objectera que cet état de fait existe déjà lorsque une maman accouche sous X par exemple. Mais est-il légitime d’exciper de ces cas de figure dramatiques et peu souhaitables pour permettre voire organiser légalement et prendre en charge financièrement des techniques aboutissant peu ou prou au même résultat ?
On atteint un niveau supplémentaire de confusion lorsque la démarche émane d’un homme ou d’un couple homosexuel masculin.
Dans les pays où cette pratique est légale, il faut alors non seulement recourir à une donneuse d’ovocyte mais également à une femme porteuse, assurant la gestation de l’enfant fécondé in vitro à partir du sperme d’un des deux conjoints, parfois aléatoirement, ce qui induit pour l’enfant un doute qui peut s’avérer déstabilisant.
Précisons enfin que si les donneurs de gamètes restent anonymes, il est impossible d’exiger l’anonymat de la mère porteuse. De fait, le rôle de cette dernière est ambigu, parfois objet de discorde, sans parler des problèmes liés à une éventuelle rémunération plus ou moins officielle de la prestation...

A ce stade, on peut se demander où commence et où finit la morale, si ce n’est l’éthique. Pourquoi ne pas imaginer un couple formé par un frère et une soeur, s’aimant d’amour tendre ? Pourquoi d’ailleurs ne s’agirait-il pas de couples de même sexe, associant deux frères ou bien deux soeurs ? Et pourquoi en définitive s’arrêter à deux personnes ? Qu’y a-t-il d’immoral à imaginer des unions à trois, voire davantage ? Pourquoi enfin, de telles “associations” seraient-elles exclues par principe, du champ de la PMA et le de la GPA ? Et en fin de compte, pourquoi interdirait-on à un couple “standard” de recourir à une mère porteuse pour éviter les désagréments d’une grossesse ?
Selon le principe qui veut qu’une fois que les bornes sont franchies il n’y a plus de limites, jusqu’où peut-on aller ? La pente est des plus glissantes. On voit bien qu’on est en passe de faire sortir la PMA de son cadre strictement médical pour le généraliser à toute convenance personnelle. Comment dès lors empêcher de faire de même pour la GPA, ce que certains pays ont déjà entériné ?
La moralité n’est en l’occurrence peut-être pas le problème principal. Après tout, qui suis-je pour décréter ce qui est moral et ce qui ne l’est pas ? En vertu de quel principe immanent puis-je réclamer l’interdiction de pratiques susceptibles de procurer du bonheur aux autres, sachant que je n’ai pas besoin d’y recourir personnellement ?
On a vu émerger une problématique similaire avec la fameuse “interruption volontaire de grossesse” (IVG). Bien que le législateur se soit prononcé depuis belle lurette sur le sujet, croyant naïvement et en toute bonne conscience avoir épuisé le sujet, la controverse fait toujours rage. Et les arguments relèvent le plus souvent de la subjectivité, se réclamant de la Morale ou bien de la Foi. Mais qui peut raisonnablement prétendre avoir raison ? Qui peut affirmer par exemple qu’avant 12 semaines de gestation le foetus ne soit qu’un embryon, et qu’il devienne un être humain dès ce délai passé ? Où donc s’arrête le bon sens et la raison et quand commence l’eugénisme ? On voit trop que le sujet prête hélas le flanc à tous les débordements, à tous les excès doctrinaux...
Même si l’on fait fi de la morale, il est toutefois un constat dérangeant. Celui qui permet d’objectiver que malgré des méthodes de contraception toujours plus efficaces et nombreuses, on compte une IVG pour quatre accouchements ! Pire, ce ratio n’a aucune tendance à s’infléchir au fil du temps, traduisant un vrai problème de société, surtout lorsqu’on sait que l’IVG est prise en charge par l’Assurance Maladie d’Etat.

Là est sans doute le noeud du problème. Est-ce à la Sécurité Sociale de couvrir des frais occasionnés par des convenances personnelles ? L’IVG et par extension les techniques de PMA ou de GPA, hors du champ strictement médical, doivent elles être considérées comme des risques de la vie ou des accidents de santé qui doivent nécessairement être couverts par un système de protection dont la particularité est d’être obligatoire, et en situation de monopole absolu ?
La dérive incessante depuis des décennies des dépenses de santé couvertes par le système étatisé devient préoccupante. A force d’étendre le périmètre des prestations prises en charge, le risque est désormais grand de plonger le système entier dans la faillite.
Qui dit liberté devrait dire également responsabilité… En définitive, la morale est peut-être à ce prix, même si comme toujours, certains seront nécessairement mieux lotis que d’autres !

20 janvier 2019

Canned Blues

Foin des Gilets Jaunes, du Grand Débat, du RIC ou de l’ISF, voguons une fois encore vers les sixties flamboyantes pour faire un retour sur le blues et en la circonstance, sur un groupe météorique autant qu’incandescent, Canned Heat.
Cette formation existe encore mais ses plus riches heures furent brèves, se situant à la fin des années soixante, entre 1967 et 1970 pour être précis.

L’histoire commence par la rencontre improbable de deux êtres que tout oppose hormis le Blues. D’un côté Bob Hite, exubérant colosse gras et barbu, surnommé “the bear”, vendeur et collectionneur de disques de son état, de l’autre, Alan Wilson, frêle et timide garçon, doux rêveur épris de nature et de science musicale, on l’appelle “the blind owl” en raison de sa gaucherie et de ses lunettes de myope qui lui donnent un petit côté chouette égarée.
L’alchimie fonctionne à merveille quasi immédiatement. Autour d’eux vont se greffer quelques musiciens aussi talentueux que déjantés: Henry Vestine guitariste, Larry Taylor, bassiste et Adolfo De La Para, batteur. L’affaire est conclue, ces gars là vont débouler très vite sur les ondes radio, dans les bacs des disquaires et sur les scènes des plus grands festivals de l’époque, à Monterey, à Woodstock...
Ah, la belle époque ! A travers les fumées et les vapeurs exquises, plus ou moins illicites, on entrevoyait la liberté et l'on rêvait d'un retour idyllique au passé et la nature. Pendant ce temps la prospérité régnait et la science galopait. On pouvait être dans la Lune au propre comme au figuré, nom d'une pipe ! Et question musique, c'était le pied...

Qui n’a jamais entendu ou fredonné le riff entêtant de la flûte enchantée qui parcourt leur fameux “Going Up The Country” ? Qui n’a pas cédé aux modulations fragiles mais poignantes du chant d’Alan Wilson ? On y retrouve toute l’émotion et l’authenticité des lamentos du delta du Mississippi. Une fraîcheur troublante vous envahit, d’autant plus que le gars s’accompagne à l’harmonica aussi bien qu’à la guitare, avec un feeling pour lequel on serait presque prêt à se damner. Pas de doute, le Blues est bien la musique du diable…
A ses côtés, Bob Hite n’est pas en reste. Il fait plus que contrepoids, tirant de sa masse impressionnante et de sa voix de stentor une puissance phénoménale, chauffée au rouge par le shuffle toujours impeccable du boogie distillé par ses petits camarades.
Sur cette recette détonante mais gagnante sont conçus toute une série de blues et de rocks brûlants parfaitement calibrés : On The Road Again, Let’s Work Together, Future Blues, Fried Hockey Boogie, Bullfrog Blues et quelques reprises survitaminées de bons vieux standards ; Dust My Broom, Rollin’ And Tumblin’...


Mais attardons nous encore quelques instants sur Alan Wilson et sur son ensorcelante précarité. Elle donne toute son originalité à cette musique tonitruante solidement charpentée, et son chant haut perché plane extatiquement sur la puissante et indéréglable mécanique rythmique. On dirait tantôt un vol de papillons multicolores au dessus d’un troupeau de bisons, tantôt une légère brise s’insinuant dans la touffeur caniculaire d’un soir d’été. C’est magique, ravissant et envoûtant, quoiqu’un peu désespéré, lorsqu’on songe aux paroles qui s’égrènent mine de rien: The Owl Song, My Mistake, My Time Ain't Long, Shake It And Break It, Poor Moon, Human Condition, Time Was, London Blues…

Hélas le charme ne dure pas. Alan à la manière de l’albatros de Baudelaire est terriblement malhabile et malheureux sitôt qu’il redescend sur terre: “ses ailes de géant l’empêchent de marcher...”

Son corps sera retrouvé inanimé un matin de septembre 1970, imbibé d’alcool et de barbituriques, alors qu’il s’était assoupi en pleine nature, à la belle mais fatale étoile, tel Endymion, amoureux éperdu de la Lune, devenu par la volonté de Zeus, dormeur éternel.

Juste avant cette issue tragique, il avait, avec ses camarades, réalisé son rêve: jouer avec John Lee Hooker. Ultime consécration qui lui donna l’occasion d’être définitivement adopté par la famille du blues. Hooker ira jusqu’à le qualifier de meilleur joueur d’harmonica de tous les temps.
En définitive, la reviviscence du blues à laquelle il n’a pas peu contribué par ses compositions, son jeu, et son chant inspirés, en font l’alter ego de Robert Johnson, disparu comme lui à l’âge de vingt-sept ans, âge fatidique comme chacun sait...
Après sa mort, Bob Hite essaiera courageusement de faire survivre le groupe mais il manquera toujours quelque chose, et depuis sa disparition elle aussi prématurée, en 1981, il ne reste plus qu’une formation accrochée aux tubes d’antan et de qualité respectable, mais privée de génie. Faut-il préciser que l’époque non plus n’y est plus...

Uncanned Blues
Le soir où il devait partir
Des arbres montait un murmure
Qui cherchait à le retenir
Mais hélas il n’en avait cure

C’était un beau jour pour mourir
Au cœur même de la Nature
Et l’été avait fait sortir
Des fleurs, peuplant cette heure obscure

Il avait tout dit tout chanté
Sublimant sa timidité
Par sa voix intense et fragile.

Mais l’amour est trop versatile
Qui sans cesse lui résistait.
Fort du Blues il partait en paix…


11 janvier 2019

Le monde selon Hölderlin

Goethe affirmait qu’il existait entre les êtres des affinités électives, à l’image de ce qui se passe dans le monde de l’infiniment petit, entre certains atomes et certaines molécules. Il est possible de faire sienne cette hypothèse lorsqu’on songe aux mystères de l’amour et au fameux "coup de foudre". Elle n’est pas moins crédible si l’on pense à certaines communautés spirituelles, philosophiques ou artistiques. La poésie offre quant à elle le champ libre à toutes les fantaisies, et certaines destinées ont tant de points communs qu’on est tenté d’y voir à l’œuvre cette alchimie qui relie peut-être les âmes entre elles.
Depuis ma plus tendre adolescence j’éprouve une fascination pour les poètes romantiques, spécialement anglais et allemands. Parmi eux, quatre font une sorte d’ensemble à mes yeux presque indissociable : Percy Bysshe Shelley (1792-1822), John Keats (1795-1821), Novalis (1772-1801) et Friedrich Hölderlin (1770-1843).


C’est Hölderlin que je voudrais évoquer aujourd’hui et autour duquel me vient l’idée d’opérer quelques téméraires rapprochements.
Premières constatations, tous quatre furent quasi contemporains et tous quatre restent auréolés d’une éternelle jeunesse devant l’éternité, frappés qu’ils furent par un destin tragique se terminant autour de la trentaine. Certes Hölderlin vécut 73 ans, mais il avait à peine atteint l'âge de 32 ans lorsque la folie gagna son esprit, altérant de manière croissante et irrémédiable son génie...

De ce quatuor incandescent, Hölderlin est sans doute celui dont l’art est le plus difficile à pénétrer. La langue y est sans doute pour quelque chose. C’est une vraie gageure pour quelqu’un qui ne maîtrise pas bien l’allemand, de percevoir l’harmonie musicale de ses vers, qui n’a d’égale que la puissance et la somptuosité des flots du Neckar, sur les rives duquel il vécut. Mais plus encore, ce qui peut rebuter c’est surtout la teneur de son chant, tout en symboles, en ellipses hermétiques et en envolées lyriques.
Pour tenter de dire en quelques mots ce qui constitue l’essence de la poésie hölderlinienne, il faut trouver quelques axes forts, dont il est possible d’imaginer des prolongements chez les trois autres poètes.


La Grèce antique fut en quelque sorte son berceau spirituel. Mais quel jeune artiste de cette époque aurait pu rester indifférent à la magnificence du passé hellénique ? “Ô Grèce bienheureuse, demeure de tous les Immortels !” s’écrie-t-il dans l'une de ses plus célèbres élégies, “le Pain et le Vin”.
De fait, ce sera l’alpha et l'oméga de sa pensée, inscrit dans une recherche ardente de la beauté sous toutes ses formes. La Grèce et ses vestiges illuminés, c’est le royaume par excellence de l’art, de la philosophie, des Dieux et de la mythologie, ainsi qu’on le trouve exprimé dans le petit roman poétique, Hypérion: “le premier enfant de la beauté, le premier enfant de la beauté humaine, de la beauté divine, c’est l’art**”, anticipant en quelque sorte Keats, dont la réflexion sur une urne grecque fera écho un peu plus tard: “Beauté, c'est Vérité, Vérité, c'est Beauté, voilà tout ce que vous savez sur terre, tout ce qu'il vous faut savoir…”

Au détour de ses vagabondages éthérés, quasi parnassiens, parfois un peu ardus, Hölderlin se révèle parfois étonnamment pragmatique.

S’il fut proche de Fichte qu’il eut comme professeur, de Hegel et de Schelling avec lesquels il partagea les bancs de l’université, et une partie de l’idéalisme, c’est à Kant qu’il voua une vraie admiration, le comparant même à Moïse ouvrant la voie pour guider son peuple. L’auteur de la Critique de la Raison Pure lui apprit en effet à distinguer le champ du réel de celui de la métaphysique.
S’il aime s’abandonner aux songeries, dans lesquelles tout est permis, le poète se méfie de la “raison raisonnante”. Ainsi selon lui “L’homme est un Dieu quand il rêve et un mendiant quand il réfléchit...” Plus fort encore, il affirme que ”l'intellect pur n'a jamais rien produit d'intelligent, ni la raison pure rien de raisonnable. (Hyperion**)...”
Il tira de son expérience philosophique une morale éprise d’espérance et de liberté, totalement liées selon lui, comme il s’en épanche dans un hymne magnifiant cette dernière : “Il me suffit d’avoir goûté au calice de l’espérance, d’en avoir savouré le douce aurore. Voici que dans un lointain sans nuage, je vois briller le terme sacré de la Liberté..”

Cette fois c’est Shelley auquel on pense, et à son combat intransigeant contre toutes les tyrannies et tous les esclavages tel qu’il l'a superbement transcrit dans son Ode à la Liberté, dans laquelle il voit par une prescience inspirée, naître un grand espoir, à l’ouest, du côté de l’Amérique : "A l’heure où Minuit rêve, à l’occident sur les flots, les hommes, tressaillant, chancelèrent, pleins d’une stupeur heureuse, sous les éclairs de tes yeux, qu’ils avaient oubliés..."
Hölderlin alla quant à lui encore plus loin et se révéla dans son Hypérion, étonnamment libéral et même anti-étatique : “Par le ciel ! Il ne se rend pas compte de son péché, celui qui veut faire de l’État une école des mœurs. C’est, après tout, ce qui a fait de l’État un enfer, que l’homme ait voulu en faire son paradis. L’écorce rugueuse autour du noyau de la vie, et rien d’autre, voilà ce qu’est l’État. Il est le mur autour du jardin des fruits et légumes cultivés par l’homme, mais à quoi sert un mur autour d’un sol desséché ?**”

Autre thématique puissante, qui traversa la vie de Hölderlin comme celle de ses gémeaux en poésie, c’est bien sûr l’Amour. Véritable pont-aux-ânes pour les amateurs de vers, propice à toutes les effusions et à tous les poncifs, ce fut une révélation pour Hölderlin, un chemin de Damas en quelque sorte qui transfigura littéralement son existence et ne fut sans doute pas pour rien dans le basculement dans ce qu'il est convenu de nommer folie.

Il le rencontra sous les traits d’une jeune femme mariée, Susette Gontard (1769-1802), dont le banquier de mari cherchait un précepteur pour leur fils.
Devenue Diotima, par référence à la déesse philosophe dont parle Platon dans son Banquet, elle est le sujet de maints poèmes, et le cœur même de son roman épistolaire Hypérion.
Amour impossible s’il en fut, il resta sans doute en grande partie platonique, c’est le cas de le dire, et dura bien peu de temps, puisque Hölderlin fut remercié par le mari pourtant compréhensif, mais lassé sans doute d’une situation guère tenable. Les amants eurent quelques occasions de se revoir et continuèrent durant plusieurs années à entretenir une correspondance fournie. En 1802, alors qu’il avait trouvé un poste de tuteur à Bordeaux, la nouvelle lui parvint que Susette était tombée gravement malade. Il traversa à pied toute la France pour rejoindre Nürtingen, mais arriva trop tard, juste pour apprendre qu’elle venait de mourir...
Dès lors, le Poète entra dans une étrange nuit spirituelle. Diotima était en quelque sorte son alter ego et se retrouver seul face à l’existence se révéla une épreuve insurmontable. Il y a dans la noirceur du désespoir et dans toute douleur, une sorte de brûlante exaltation qui n’est pas sans évoquer les sensations que procurent les ténèbres venant après la lumière. Hölderlin l’avait si bien chanté sans son hymne au Pain et au Vin :
“La Nuit vient, peuplée d’étoiles, et toute indifférente à notre vie ;
Brillante et mystérieuse, étrangère parmi les hommes
Elle monte triste et splendide au dessus des collines…*”

On pourrait évoquer également à ce propos, Novalis dont la vie fut si courte, si brillante, et marquée elle aussi par le drame de l’amour en la personne de Sophie von Kühn, qu’il aima d’une passion mystique alors qu’elle était encore une enfant, et qui lui fut arrachée par la maladie, deux ans à peine après leurs fiançailles. De ce chagrin indicible naquit les bouleversants Hymnes à la Nuit.
Hölderlin se retrouva terriblement seul sans sa muse en laquelle il avait cru approcher le monde idéal qui emplissait ses rêves. Un très beau texte de Bernard Groethuysen*** traduit excellemment ce sentiment : “Il y eut un moment dans sa vie où il croyait avoir trouvé ce monde. Le poète ne peut-il rencontrer dans l’être qu’il a aimé ce qu’il n’avait pu retrouver qu’en lui-même ? Le monde est là, il a pris forme; tu es à moi. l’infini c’est toi. L’infini dans le fini. Le Moi a trouvé le Toi que le poète avait appelé vainement dans le silence du Tout…
La voix s’est tue et le poète a connu les peurs de la solitude qui se sait et du silence qui s’écoute…”

Dans cette obscurité envahissante, il y eut bien quelques éclairs pour illuminer encore un peu le génie du Poète, mais bientôt le chant devint de plus en plus décousu, se réduisant à des bribes, célébrant la nature et les saisons, avant de s’éteindre tout à fait.
Fût-ce le signe de l’incurable “mélancolie d’un ange exilé qui se souvient du paradis” comme le suggéra Stefan Zweig ?
Fut-ce l’incapacité à exprimer l’alchimie secrète entre le monde antique et le génie du christianisme comme l’évoquait subtilement Groethuysen : “Dionysos a rejoint son frère le Christ qui a survécu à Dieu. Dieu est mort et le monde est seul...”
Fut-ce enfin l’immensité du chagrin dû à la perte de l’être aimé, comme on pourrait le supposer en lisant quelque part dans Hypérion « C'est un terrible mystère qu'un être pareil soit destiné à mourir !»
Sans doute y a-t-il un peu de tout cela.

Toujours est-il que Hölderlin s’était forgé à travers son beau poème en forme d’adieu (Der Abschied), une vraie philosophie consolatrice :
“Je m’en irai. Peut-être un jour, beaucoup plus tard te reverrai-je ô Diotima. Mais alors le désir aura saigné sa dernière goutte, et paisibles comme deux bienheureux, l’un à l’autre étrangers, nous irons côte à côte, au gré d’un long entretien, songeant, hésitant mais soudain ce lieu de notre adieu se rappellera à nos âmes oublieuses, le coeur se réchauffera en nous….*”


Sources:
*Hölderlin, Poèmes traduits par G. Bianquis. Aubier Montaigne
**Hölderlin, Hypérion traduit par Philippe Jaccottet. Poésie Gallimard
***Bernard Groethuysen, dit par Pierre-Jean Jouve (Friedrich Hölderlin, folie et génie, France Culture 1951)
Illustrations:
Hölderlin d'après Franz Karl Hiemer
Susette Gontard par Landolin Ohmacht


06 janvier 2019

Bon an, mal an

Étrange début d’année. Rien ne semble vouloir bien redémarrer vraiment, après l’agitation désordonnée qui marqua la fin 2018.
Gilets jaunes, gouvernement, chacun se cherche.
Le président de la république s’est montré sous un jour martial lors de la traditionnelle allocution consacrée aux vœux. Il a fait comme si la rébellion était maté, affichant une détermination sans faille. Il entend bien poursuivre ses réformes sans trop préciser la direction dans laquelle il veut les engager, même si pour beaucoup d’observateurs ou d’opposants c’est l’option libérale qui semble toujours privilégiée. Plutôt bizarre, car le chef de l’Etat affirme que “le capitalisme ultra-libéral et financier va vers sa fin..."

Est-il attristé par ce constat (très incertain au demeurant) ou bien prend-t-il ses désirs pour la réalité? Imagine-t-il qu’il a le destin du monde en mains ? Où donc a-t-il à vu l’œuvre ce fameux ultra-libéralisme en France ? Trouve-t-il donc qu'il n'y a pas encore assez de réglementations, de taxes, de bureaucratie dirigiste ?
Tout ça n’augure rien de bon d’autant que dans le même temps, une rafale de sondages confirme l’impopularité profonde dont il est frappé lui et ses ministres. Pire, d’après les mêmes sondages, quasi personne ne connaît ces derniers ce qui le laisse bien seul, exposé à la vindicte populaire...

Il est vrai que le mouvement des Gilets Jaunes paraît lui aussi mal en point. Bien malin qui sait précisément ce qu’ils veulent désormais. Les médias nous ont annoncé à grands renforts de publicité un "acte VIII", mais tout ça n’a plus aucun sens. Ils ne sont que quelques poignées ici ou là, de plus en plus violents à l’image de leurs slogans radicaux. Spectacle écoeurant dont on ne voit pas bien vers quelle issue il emmène le pays.

Les sondages nous disent que 75% des personnes interrogées souhaitent le rétablissement de l'ISF. Etrange pour des gens qui réclament moins d'impôts et de taxes...
Dans le but de préparer la grande concertation nationale voulue par Emmanuel Macron,
une consultation 
vient d'être organisée sur internet par le très superfétatoire Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE). Elle apprend que la première revendication et de loin, serait d’abroger la loi Taubira instituant le mariage pour tous !
On a vu également sur le web se croiser de manière assez comique deux gigantesques pétitions, l’une demandant l’arrêt des taxes sur les carburants promulguées parait-il pour protéger l’environnement, l’autre voulant au contraire poursuivre devant les tribunaux le gouvernement pour inaction en matière d’écologie !
Simultanément, le Think Tank socialoïde “Terra Nova” faisait la proposition insensée d’alourdir de 25% la fiscalité déjà écrasante pesant sur les successions et de revoir à la baisse les avantages dont bénéficient les titulaires d’un plan d’assurance vie.
Autant dire qu’on ne sait pas bien où on va…
A l’image du dernier roman de l’ineffable Michel Houellebecq, abondamment promu par toute la Presse, et subtilement intitulé du nom de l’hormone du bonheur, “Sérotonine”.

On y retrouve semble-t-il le nihilisme insipide dans lequel “l’écrivain français vivant le plus connu au monde” patauge depuis ses débuts, et dont il s’est fait une très juteuse marque de fabrique. Une chose est sûre, il a le flair pour être dans le courant des idées reçues et des poncifs charriés par l’actualité. Autant intellectuellement que physiquement, il accompagne merveilleusement cette décadence informe aux vagues accents d’insurrection qui ronge le pays.
Est-il plus inspiré lorsqu’il déclare que Donald Trump “est un des meilleurs présidents américains qu’il ait jamais vus” ? On peut en douter, car l’instant d’après il explique le fond de sa pensée (si l’on peut dire): ce serait grâce au locataire actuel de la Maison Blanche que les Etats-Unis ont cessé de «répandre» à l'étranger leurs valeurs comme la démocratie ou la liberté de la presse… En définitive, après avoir jeté en pâture aux nigauds de journalistes quelques sentences aussi provocatrices qu’ineptes, il rejoint le consensus, affirmant que «sur un plan personnel, (Trump) est bien sûr assez repoussant», notamment pour «s'être moqué des handicapés» lors d'un meeting électoral fin 2015…
Pendant ce temps, le président américain bataille ferme au Congrès contre des Démocrates revanchards, requinqués par les mid-terms, pour appliquer le programme sur lequel il a été élu, notamment la maîtrise de l’immigration par l’achèvement du fameux mur entre les USA et le Texas.
Le journal Le Monde, peu suspect de sympathie pour Trump révèle quant à lui que depuis son arrivée au pouvoir en 2016, plus de cinq millions d’emplois ont été créés.
On croit rêver…
Excellente année 2019 à tous les lecteurs réguliers ou de passage de ce blog !