29 août 2020

Bords d'Eaux

Un terne pavillon s'effiloche au dessus de la Garonne. La chaleur du mois d'août distille une moiteur émolliente qui semble accabler un peu plus qu'à l'habitude les flots paresseux. L'ocre des eaux tire sur un gris de plomb qui contraste avec la blancheur des nobles façades de pierre bordant l'autre rive. A certains moments le fleuve devient onctueux, prenant une teinte de café au lait. On croirait évoluer tranquillement dans un rêve étrange et pénétrant...

N'étaient les visages masqués un peu partout rappelant le retour en force des miasmes virales, n'étaient le laisser aller général et la langueur indifférente qui transpirent de la ville, on pourrait croire que tout va bien en cet instant de quiétude estivale. Ce serait ignorer la détresse profonde dans laquelle s'enlise peu à peu le pays.

Je contemple le fameux miroir d'eau devant la place de la Bourse, mais ce n'est qu'un reflet. On y voit des enfants patauger gaiement dans le ciel, des familles entières y flâner au milieu de rires, des danseurs esquisser des pas légers, des drogués à l’oeil vague, empreint d’une extase molle, des rêveurs les yeux rivés aux nuages, des êtres esseulés tentant de tromper leur ennui, des chiens interrogatifs…
Tout un peuple en quête indécise d'instants dérobés au temps et pour certains peut-être d'une éphémère évasion d'un trop médiocre destin.

Un peu plus loin, au pied de l'altière colonne consacrée aux Girondins, il y a deux magnifiques fontaines. On y voit deux quadriges surgissant impétueusement de l'eau. Les chevaux roulent des yeux effrayants et des jets de vapeur s'exhalent de leurs naseaux. Les uns tirent le char de la République. Les autres celui de la Concorde. Tout en haut de la colonne, la Liberté ailée triomphante, vient de briser ses chaînes.
Tout ceci a-t-il encore un sens dans ce monde qui tangue ? République, Concorde, Liberté, vestiges d’un passé révolu ?
 

 

19 août 2020

La République des lamentations

De nos jours, les gouvernants sont passés maîtres dans l’art de la commémoration et des grandes tirades tragiques au pied des pierres tombales et des monuments votifs.
Ils y consacrent d’ailleurs tellement de temps et d’énergie qu’on se demande parfois s’il leur en reste encore pour l’action. Ces dernières semaines furent un vrai festival en matière de représentations officielles.
En juillet, à l’occasion de l’incendie de la cathédrale de Nantes, pas moins de trois ministres se crurent obligés de faire le déplacement pour dire leur consternation et clamer la volonté de l’Etat de procéder à “une reconstruction la plus rapide possible”.
On ne s'est guère appesanti à cette occasion sur la progression inquiétante d’actes anti-chrétiens (1 à 2 par jour selon le philosophe Michel Onfray). Certains semblèrent trouver des excuses au “bénévole rwandais” qui avait mit le feu, interprétant son geste comme l’expression de désespoir d’un demandeur d’asile débouté, sans raison apparente. Et le désastre n’étant heureusement que matériel, il fut éclipsé par d’autres drames survenus en cascade.

Il y eut Dijon dont le centre fut le théâtre d’un règlement de compte à l’arme lourde entre bandes rivales, il y eut Nice où un quartier fut chamboulé par le même type de scénographie hyperviolente, il y eut Bayonne où un malheureux chauffeur de bus fut tabassé à mort par des individus à qui il avait eu l’imprudence de demander de porter un masque et de payer leur ticket… A chaque fois, ministres et personnalités officielles se succédèrent en cortèges émus.
Sur le parcours des pleurs du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, il y eut également Mérignac, puis Le Mans, où il dit toute la colère de la République vis à vis de chauffards dont le refus d’obtempérer à la force publique avait coûté la vie à deux gendarmes. Il y eut Lille, régulièrement l’objet de violence urbaine, où notre ministre s’engagea à déployer 60 policiers supplémentaires, à la demande de la maire...

Certaines tragédies ayant une résonance internationale, ce fut le Président de la République qui monta au créneau, usant et abusant de paroles contrites mais fortes et déterminées. Il s’empressa même d’accourir en “mode Chirac” (c’est à dire grandiose et inopérant) sur les décombres encore fumants de Beyrouth, pour exiger une “réponse rapide et efficace”, et pour fustiger la classe politique libanaise. Il est bien placé, à la tête d’un pays où l’idée démocratique part chaque jour un peu plus en capilotade ! Au surplus, plus d’un an après l’incendie catastrophique de Notre-Dame, on est toujours dans l’ignorance de la cause, et en matière de travaux, les ouvriers n’ont pas encore fini de démonter l’échafaudage présent lors du sinistre. Se souvient-il notre cher président, de l’explosion de l’usine AZF en septembre 2001,
qui fit 31 morts et plus de 2500 blessés et dont l’origine est toujours indécise ?
Il y eut enfin la cérémonie d’hommage aux six jeunes Français massacrés au Niger. A cette occasion le Premier Ministre jura de “ne pas laisser ce crime lâche et odieux impuni”.

Les mots hélas ne suffisent plus à masquer l’impuissance croissante de l’Etat face à ce déferlement continu de violence. M. Darmanin n’a pas tort lorsqu’il constate que "Refuser l’autorité, voilà le mal de la société". Mais on ne le croit plus lorsqu’il affirme vouloir “faire plier les délinquants” et “stopper l’ensauvagement d’une certaine partie de la société”. Si la société en est arrivée à ce niveau de délabrement, n’est-ce pas avant tout en raison de l’incapacité des Pouvoirs Publics à faire régner l’ordre ?
Alors même que le Gouvernement assure qu’une de ses priorités est de rétablir la légitimité et la crédibilité des forces de police, il ne donne aucun signe de confiance à ces mêmes forces. Il n’y eut par exemple ni hommage, ni félicitation, ni même un mot pour le gendarme (heureusement encore vivant, lui) qui à Montauban, parvint à arrêter la course folle d’un chauffard multirécidiviste, au volant d’un poids-lourd. Ce dernier fut tué dans l'opération rendue très dangereuse par son opposition irréductible à toute interpellation. Poursuivi sur plus de 11 kilomètres, il refusa par trois fois d’obtempérer, passant furieusement sur les herses posées en travers de la route et allant jusqu’à prendre pour cible une voiture de police qu’il traîna sur plusieurs dizaines de mètres. On apprit peu après qu’il avait déjà été condamné à 7 reprises, qu’il roulait avec 0 point sur son permis, et qu’il était sous l’emprise de la cocaïne. Personne ne s’est posé la question de savoir comment un tel individu pouvait encore exercer la profession de chauffeur routier. Le gendarme qui était parvenu à neutraliser ce criminel en puissance, fut quant à lui, soumis à une garde à vue prolongée, et dut recourir à l’aide d’un avocat pour se défendre, face aux enquêteurs de l’inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). On croit rêver…

06 août 2020

Un été avec Pascal

La Philosophie n’a pas toujours l'aspect austère et peu intelligible qu’on lui prête volontiers. Remercions celles et ceux qui tentent de vulgariser les concepts les plus ardus ou, dit plus élégamment, qui cherchent à les mettre à portée d’intellect moyen, et à donner à tout un chacun l'opportunité de côtoyer les penseurs les plus inabordables.
C’est l’objectif que s’est donné France Inter en égrenant au fil de chroniques radiophoniques estivales les principales thématiques abordées par de grands philosophes des siècles passés ou contemporains. L'été 2019 fut ainsi consacré à Blaise Pascal (1623-1662) et un petit ouvrage récemment paru donne l’occasion de retrouver sous forme écrite les dites chroniques, composées par André Compagnon.

Bien sûr on objectera que l’exercice relève du survol superficiel, mais après tout cela peut suffire à l’honnête citoyen, qui selon le conseil même de Pascal, devrait s'attacher à savoir de tout un peu plutôt que tout de pas grand chose…
Cette manière de procéder convient bien en l’occurrence à la personnalité complexe et protéiforme, de cet “effrayant génie”, comme le définissait Chateaubriand, qui eut le temps durant sa courte vie d’être tout à tour libertin, mystique, mathématicien, physicien, écrivain, philosophe. Il fut tellement déroutant qu’on le qualifie tantôt de Classique, tantôt de Romantique. Par son amour du bonheur, de la liberté et du progrès, il s’apparente aux Lumières. Par sa foi intense et intransigeante, il est considéré, parfois avec méfiance et circonspection comme un théologien, apologète de la religion chrétienne.
Le fait est qu'il n'eut pas son pareil pour mettre ses pensées en formules, certes parfois absconses, mais le plus souvent fort percutantes. La preuve étant qu'elles sont pour beaucoup passées dans le langage commun. Voici donc quelques perles, issues de ce magnifique écrin pour servir une réflexion faisant écho à des préoccupations très actuelles.

“Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas”. Par cette expression anodine en apparence, Pascal signifie qu’il y aura toujours quelque chose dans l’être humain, qui ne relève pas de l’entendement ni du raisonnement, et qu’il ne faut jamais perdre cela de vue. Si l’Homme est un roseau pensant, doué de raison, c'est également un coeur battant et il est impossible de réduire sa nature à l'une ou l'autre de ces essences.
Derrière la boutade on peut voir préfigurée la critique de la raison pure de Kant et l’approche de ce dernier de la métaphysique face à laquelle tout raisonnement s’avère vain (tout comme les ailes du plus magnifique oiseau perdent toute utilité dans le vide). On peut y voir également énoncée en filigrane la dualité des certitudes qui s’imposent à l’homme: extérieure avec la perception du monde sensible et la voûte céleste étoilée, intérieure avec la loi morale. Toutes deux s'imposent à lui avec la même force. Reste à savoir si le coeur de Pascal est assimilable à la morale de Kant….

“L’homme n’est ni ange ni bête et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête”. Voilà bien l’adage le plus sage qu’on puisse imaginer et qui devrait ramener à l’humilité tous les diseurs de bonne aventure qui emmènent le peuple sur des voies périlleuses, tous ceux qui s’appuient sur de nébuleux principes pour faire parler Dieu, le Souverain Bien ou je ne sais quel absolu au nom duquel ils finissent tôt ou tard par justifier la plus bestiale barbarie. Il pourrait tout aussi bien à l'inverse, ramener à la raison les anti-spécistes qui prêchent que l’homme n'est qu'un animal comme les autres, ni plus, ni moins...

“La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique.” Tout cela est d’une brûlante actualité, à une époque où l’on croit utile de légiférer sur tout sans se donner les moyens de faire respecter les lois. Pascal, s’inspirant en la circonstance sans doute de Cicéron, va beaucoup plus loin même en affirmant que le droit n’est pas une fin en soi, car en le poussant trop loin, on ne fait rien d’autre qu’enfanter l’injustice. Summun jus summa injuria: l’extrême droit est une extrême injustice. On voit trop souvent de nos jours la lutte pour les droits prendre le pas sur le bon sens et sur les devoirs et s'engluer dans un égalitarisme tyrannique.
Dans un registre voisin, Pascal stipule que “tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus.” N’étant pas du même ordre, la violence s’oppose toujours à la vérité mais cette dernière finit toujours par triompher.

Pascal, qui considérait la science comme un divertissement et les théories comme des jeux de l’esprit n’attachait guère d’importance aux hypothèses. C'est ainsi qu'il lui est arrivé d'écrire qu'il trouvait “bon qu’on n'approfondisse pas l’opinion de Copernic”. Derrière l'apparent paradoxe, il y avait pour lui une sorte d’indifférence à la question puisqu'il imaginait un univers comme une sphère infinie dont le centre était partout et la circonférence nulle part... Il défendit toutefois vigoureusement le droit de penser, d’écrire ou de démontrer que la Terre tourne, car précisait-il, " ce n’est pas un décret de Rome qui prouvera qu'elle ne tourne pas..." Le philosophe serait sans doute bien malheureux de voir tomber sur nos têtes quantité de lois ineptes imposant de plus en plus de respecter le chemin étroit de la correction politique et de la bien-pensance.


"Le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre". Voici une citation qui ne peut que faire mouche au moment où la pandémie due au COVID-19 souligne les risques inhérents aux voyages, et où, par une cruelle ironie du sort, on en revient pour combattre un virus à ordonner le confinement de plus de la moitié de la planète ! C'est certes un peu brutal mais guère éloigné de précepte voltairien recommandant de cultiver son jardin...

Auprès de ces assertions à l'emporte pièce il y a également les moments de doute terrible et la fameuse angoisse pascalienne, le gouffre qu’il sentait constamment auprès de lui et qui fut si bien dépeint par Baudelaire. On ne saurait évacuer ces préoccupations comme le fit Voltaire qui considéra qu’elles exprimaient les contradictions d’un esprit brillant mais dérangé.
La pensée de Pascal est un tout. Sous son crâne, il n’y a aucun dérangement mais de grandes tempêtes spirituelles. Et c’est un peu cela qui fait l’élévation spirituelle du philosophe. Derrière l’humour et la légèreté, la grâce du raisonnement et l’acuité du regard, il y a l’effroi devant “le silence des espaces infinis”, tellement humain. C’est sans doute une des raisons qui le jeta avec une joie indicible dans les bras de Dieu. Et c’est ce qui le conduit à adopter une attitude empreinte d’une profonde humilité. A maintes reprises, Dieu paraît à ses yeux la seule échappatoire aux mystères et aux apories qui l’assaillent. A certain moment par exemple, Pascal s’interroge sur la nature du moi et ne trouve rien qui permette de le définir de manière rationnelle, alors qu’il s’agit d’un concept dont chacun fait constamment l’expérience. Il en conclut que “ne sachant de nous-mêmes qui nous sommes, nous ne pouvons l’apprendre que de Dieu.” S’agissant de l’amour et plus généralement des sentiments qu’on porte aux autres, il observe qu’ils relèvent le plus souvent de considérations bassement matérielles pour ne pas dire triviales (beauté, jeunesse, jovialité, humour, esprit, gentillesse...). Selon lui, “on n'aime jamais une personne, mais seulement des qualités”. L’Amour est d’une autre nature, quasi ineffable, qui là encore suppose l’existence d’une entité divine.
De preuve il n’a évidemment pas besoin. Dans sa quête de Dieu, il éprouve toutefois la nécessité de se rassurer en déclarant comme une évidence tombée des cieux: “tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé...”
De toute manière, poursuit-il, Dieu ne peut être que caché, car “si Dieu se découvrait continuellement aux hommes, il n’y aurait point de mérite à le croire. S’il ne se découvrait jamais, il y aurait peu de foi.”
Quant au fameux pari sur l’existence de Dieu, loin d’être une pirouette un peu futile, il ouvre une perspective radieuse. Celle-ci rejoint étonnamment la voie du libéralisme pragmatique et éclairé de William James, selon lequel il paraît plus avisé et constructif de tabler sur un monde ouvert, débouchant sur une espérance que sur un univers fermé, livré aux seuls caprices du hasard.

Blaise Pascal libéral ? C’est une conclusion sans doute étonnante et que ne partage sans doute pas Antoine Compagnon qui rappelle que l’habileté dialectique du philosophe plut et même inspira les marxistes, et qu’ils transposèrent son pari à la problématique du sens de l’histoire. J’avoue une certaine perplexité devant de telles contorsions.
Le fait est qu’on opposa souvent Pascal et Montaigne. Ils eurent des destins très différents mais ils se ressemblent à certains égards. Tous deux se méfiaient des réformes et ils craignaient le désordre. Tous deux étaient de fervents défenseurs de la liberté de penser. En somme ils s’inscrivent dans une sorte de conservatisme libéral éclairé….