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05 décembre 2025

Extinction des Lumières

Incapable de mener à bien en 10 ans une seule réforme utile digne de ce nom, impuissant à acquérir une envergure internationale à la hauteur du pays qu’il représente, apathique face la fracture sociale qui ronge le pays, Emmanuel Macron restera-t-il à la fin des fins comme le promoteur de l’obscurantisme ?

On savait le chef de l’Etat menteur, notamment lorsque lui et son gouvernement répandaient durant le COVID nombre d’affirmations non fondées, voire de contre-vérités flagrantes (sur la propagation du virus, l’inutilité des masques, les dangers de l’ibuprofène ou les bénéfices supposés du très toxique remdesevir).
On l’a vu duper le peuple lorsqu’il affirmait en 2019 qu’un président de la république désavoué devrait s’en aller…

Non content de tromper son monde, il entend tuer à petit feu les libertés individuelles déjà bien contraintes par nombre de réglementations ubuesques. Il se fait fort en effet de «tout faire pour que soit mis en place un label» de qualité de l’information. Sans doute nostalgique du peu regretté ministère du même nom, et non content d’avoir le pouvoir de nommer les censeurs de l’ARCOM, soi-disant indépendante, il entend donc encadrer plus étroitement encore l’expression publique. Selon lui, l'information serait “une matière dangereuse”. On croit rêver…
Il se défend bien sûr de faire de cette censure une prérogative étatique, évoquant nébuleusement un contrôle opéré “par des professionnels”. La ficelle est un peu grosse, d’autant qu’il cible nommément par avance les médias diffuseurs selon lui de fake news. A l’unisson de leur maître, les relais du pouvoir que sont les associations sponsorisées par l'Etat (RSF), les chaînes de radio et de télévision publiques et la presse auto-proclamée bien pensante, s’en donnent à cœur joie pour dénoncer les déviants, répandant sans vergogne, mensonges, anathèmes et enquêtes partisanes, comme l’a relevé l’ARCOM elle-même !

Dans un pays qui fit la révolution au nom de la liberté, dans une Europe qui s’enorgueillit d’avoir vu naître le mouvement des Lumières, il y a de quoi être frappé de stupeur.
Le pauvre Immanuel Kant (1704-1824) doit être transformé en turbine dans sa tombe. Dans son très bref mais capital texte intitulé “Qu’est-ce que les Lumières ?”, il exhortait avec son fameux “sapere aude” chacun à avoir le courage de se servir de sa propre intelligence.
Dans le même temps, il flétrissait “la paresse et la lâcheté” qui selon lui conduisent les gens “à s’en remettre à d’autres pour leur indiquer quoi penser”.
Il n’était pas moins sévère avec les dirigeants plus ou moins bien intentionnés mais sous-estimant les citoyens, qui “après les avoir abêtis en les traitant comme des animaux domestiques, et avoir pris toutes leurs précautions pour que ces paisibles créatures ne puissent tenter un seul pas hors de la charrette où ils les tiennent enfermés, leur montrent ensuite le danger qui les menace, s'ils essayent de marcher seuls".
Pour Kant, il apparaissait logique, naturel et même inévitable “que le public s'éclaire lui-même…/… pourvu qu'on lui laisse la liberté”. Et dans cette optique, la critique et l’expression d’opinions est un droit fondamental, quel qu'en soit le sujet. A titre d’exemple, si “un citoyen ne peut refuser de payer les impôts dont il est frappé…/… il ne manque pas à son devoir en publiant, à titre de savant, sa façon de penser sur l'inconvenance ou même l'iniquité de ces impositions”. Pareillement, “il n'y a [pour le Pouvoir] aucun danger à permettre à ses sujets de faire publiquement usage de leur propre raison …/… pour faire librement la critique des lois déjà promulguées”.
Dans le même ordre d’idées, pour le philosophe, interdire aux gens d’accéder à l’information de leur choix, c’est leur imposer une tutelle infantilisante et c’est les maintenir dans “l’état de minorité” (entendu comme immaturité), ce qui est “non seulement le plus funeste, mais encore le plus avilissant de tous”.

Avant Kant, Baruch Spinoza (1632-1677) avait déjà mis en garde contre la tentation de trop contraindre les citoyens, car à agir de la sorte “ l’Etat fera qu’ils finiront par penser d’une façon, parler d’une autre que par conséquent la bonne foi, vertu si nécessaire à l’Etat, se corrompra, que l’adulation, si détestable, et la perfidie seront en honneur, entraînant la fraude avec elles et par suite la décadence de toutes les bonnes et saines habitudes.”
A l’instar de Montaigne ou de Montesquieu, Spinoza recommandait à l’Etat d’être économe en législations, car “vouloir tout soumettre à l’action des lois, c’est irriter le vice plutôt que de le corriger.” De manière prémonitoire, il précisait que “les lois qui concernent les opinions s’adressent non pas à des coupables mais à des hommes libres; qu’au lieu de punir et de réprimer les méchants, elles ne font qu’irriter d’honnêtes gens. On ne saurait donc prendre leur défense sans mettre en danger de ruine l’Etat…”

On ne saurait trop insister également sur la critique faite par Alexis de Tocqueville (1805-1859) il y a près de deux siècles de l’Etat Providence, qui semble s’adresser à notre époque. Si ce dernier travaille volontiers au bonheur des citoyens, écrivait-il, “il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages. Il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.”
A contrario, en une seule phrase, Tocqueville a défini l’essence de toute démocratie éclairée, dans laquelle, “le premier souci d’un bon gouvernement est d’apprendre au peuple à se passer de lui”. C’est hélas tout le contraire de ce à quoi on assiste de nos jours…

Plus près de nous, Paul Janet (1823-1899) dans son ouvrage “la liberté de penser” s’en est pris lui aussi à l’excès de zèle de l’Etat, notamment lorsque ses représentants manifestent la volonté d’imposer au peuple ce qu’ils croient vrai, oubliant “qu’une vérité dont on n’a pas douté est une vérité problématique…” Il se désolait également “qu’il se trouve encore des esprits qui, même dans l’ordre de la foi, voudraient que l’Etat intervint pour fixer ce qu’il faut croire et ce qu’il est permis de ne pas croire...”

M. Macron ferait bien de relire ces textes qu’il paraît ignorer ou qu’il a oubliés, plutôt que de s’inspirer des méthodes médiévales de l’Inquisition… Mais quoi qu'il fasse désormais, son mandat restera entaché par la fermeture de 2 chaînes télévisées très populaires, censurées arbitrairement par un comité dont il avait nommé les membres.

14 juillet 2018

Spinoza en été (2)

En décryptant l’ouvrage majeur de Spinoza, à savoir L'Éthique, Roger Scruton montre que tout le discours est fondé sur Dieu en tant que primum movens absolu. Cela pourrait évidemment être un commencement logique, mais l'hypothèse hélas n'est pas vérifiable, ce qui laisse penser que Spinoza met la charrue avant les bœufs, autrement dit qu’il se livre à une interprétation téléologique. Ce d’autant plus que l’existence de Dieu repose pour lui sur une preuve ontologique qui est une sorte de tautologie : Dieu existe car il ne peut qu’exister…
Selon cette conception, Dieu est défini comme “un étant absolument infini, c’est à dire une substance consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie”, il serait donc vain de lui dénier la qualité d’exister…

Le second parti pris par Spinoza, consiste à assimiler Dieu à la Nature, et à en faire une substance plutôt qu’un être. Cela le conduit conséquemment à considérer que tout ce que nous voyons ou ressentons, y compris nous-mêmes, faisons partie intégrante de Dieu, qui de facto régit tout, réduisant notamment le libre arbitre humain à néant, et pulvérisant au passage les concepts de bien et de mal.
En prenant cette voie, Spinoza se montre à la fois moniste et déterministe, amoral et matérialiste, ce qui fit dire à Deleuze non sans délectation, qu’on pouvait trouver dans ces théories “certaines thèses particulières qui participent d’une tradition athée”. C'est précisément ce qui fut sévèrement reproché au philosophe à son époque...

On trouve pourtant dans l'Éthique une approche très humble de Dieu. Le philosophe le regarde d’en bas en quelque sorte, et donne à admirer sans limite sa puissance tutélaire, alors que la plupart des religions se placent sans vergogne à hauteur de Dieu qu’elles n’hésitent pas à faire parler et dont elles prétendent connaître le dessein et la volonté.
Loin d’avoir cette arrogance, Spinoza cherche à chasser les illusions sur les prétendues “révélations” et plus encore sur les croyances et superstitions que la foi religieuse a tendance à engendrer.
Au contraire, il nous invite, pour vivre pleinement en Dieu, à sortir de l’ignorance dans laquelle nous nous trouvons en naissant, en se ralliant de facto au principe cartésien “de ne rien admettre pour vrai que nous ne puissions prouver être tel” (à l’exception de l’existence de Dieu bien sûr). La philosophie spinoziste s’apparente donc davantage à une "théologie raisonnable" qu’à un traité d’athéologie préfigurant ceux de Nietzsche ou d’Onfray.

L’Ethique est construite très rigoureusement selon un plan géométrique: elle est fondée sur une logique déductive nourrie de définitions, d’axiomes, de postulats, et débouche sur des propositions, des démonstrations, et des scolies.
Mais en posant des principes intangibles en tête de tout raisonnement, le discours penche plus vers le rationalisme que l’empirisme et il n’est pas étonnant qu’il ait influencé Hegel, Marx et quantité de ses épigones, ainsi que les scientifiques matérialistes tels Antonio Damasio.
En définitive cette philosophie qui relève avant tout du champ métaphysique, n’évite pas les écueils de cette approche, à savoir des affirmations qui relèvent d’une logique apodictique (existence de Dieu) ou au contraire qui conduisent à l’aporie (placer l’éternité en dehors du temps).

On pourrait également critiquer la théorie de la connaissance proposée par Spinoza dont l’objectif un peu nébuleux serait de mettre nos idées et concepts en adéquation avec ceux de Dieu, rien de moins.
Pour y parvenir, nous disposerions selon lui de trois types de connaissances.
La première est celle qui se fonde sur l’opinion ou imagination. Elle “consiste à former des notions universelles à partir des singuliers qui se présentent à nous par le moyen des sens de manière mutilée et confuse.” Peu fiable, elle serait même “l’unique source de fausseté”. A l’évidence Spinoza n’est pas un empiriste…
Il ne reconnaît comme vrais facteurs de progrès que la connaissance du deuxième type, qu’il appelle raison, et celle du troisième type qui relève de l’intuition, qu’il entend comme étant “la perception de la vérité d’une proposition ou de sa démonstration en un acte d’intelligence unique et immédiat.”
Si l’intuition, dont fit grand cas Bergson, paraît jouer un grand rôle dans les expériences de pensée scientifiques, la raison qui procède “par notions communes et idées adéquates” semble quant à elle relever de la spéculation et elle ouvre la voie à beaucoup d'interprétations…

Une controverse est possible également au sujet de la morale. Elle ne connaît pour Spinoza ni bien ni mal et se borne à distinguer le bon, qui consiste à se rapprocher de Dieu donc à être en harmonie avec la Nature, et le mauvais qui serait incarné par l’ignorance et les superstitions.
On ne serait sans doute pas si éloigné de l’impératif catégorique de Kant si l’auteur de l’Ethique ne déniait à l’Homme la liberté et ne réduisait pas à la portion congrue la notion de libre arbitre. De ce point de vue, le conatus reste flou et moyennement convaincant. Il n’incarne pas tant la conscience qu’une forme d’énergie vitale et ne résout en rien la problématique de l’âme. Le corps et l’esprit n’étant selon Spinoza que deux modalités complémentaires d'une même entité, l’individu en tant que tel n’est quasi rien et la vie éternelle n’a pas plus de sens pour l’esprit que pour le corps. Or qu’est-ce que la nature, et toute la matière qu’elle contient s’il n’y a pas de conscience, ce qui fut le cas durant les millénaires qui précédèrent l’avènement des êtres humains ?

A vouloir faire de l’Homme une partie intégrante de Dieu, Spinoza jette le trouble. Certes comme le fait remarquer Ariel Suhamy au cours de la très intéressante série d’émissions de France Culture consacrées en 2016 à l’auteur de l’Ethique, l’Homme ne peut pas davantage se confondre avec Dieu que son petit doigt ne se confond avec lui. Mais cela suffit-il à nous procurer une explication rationnelle de notre rapport au monde, à nous donner la direction à suivre pour mieux le connaître, et in fine à donner un sens à notre conscience ?

04 juillet 2018

Spinoza en été (1)

Il n’est pas de saison plus propice à la réflexion philosophique que l’été. Tout s’y prête : la quiétude, la chaleur, la nature plus proche que jamais… Le ciel, le soleil et la mer disait la chanson...
C’est aussi le moment où je suis ramené à Baruch Spinoza (1632-1677), par le biais d’un auteur récemment découvert par hasard: Roger Scruton.
Citoyen britannique, il incarne le conservatisme auquel il s’attache à donner toutes ses lettres de noblesse, envers et contre toutes les critiques, et contre le mépris naturel que ce terme inspire presque naturellement à beaucoup de gens.
Il n’est pas question d’aborder ici cette thématique au demeurant fort intéressante mais d’évoquer la courte introduction à la pensée spinoziste* qu‘il publia en 1998 et par laquelle j’ai choisi de faire sa connaissance. Au surplus, le philosophe auquel j’avais consacré un billet il y a peu, est plutôt à la mode si l’on en juge sur le nombre de publications dont il est l’objet depuis quelques années.

Faire en moins de 100 pages l’exégèse de l’œuvre du philosophe hollandais relève de la gageure. On ne reprochera donc pas à celui qui s’y attelle de survoler les concepts parfois ardus qui peuplent l’Éthique ou le traité Théologico-politique. On lui saura gré au contraire, de montrer que derrière leur aspect rebutant, ces ouvrages recèlent une belle actualité.

A notre époque où le fait religieux donne lieu à toutes les dérives, du torve laisser-aller à la radicalisation la plus fanatique, en passant par la négation scientiste ou matérialiste, il est intéressant de rappeler le rapport tout à fait particulier de Spinoza avec la religion et avec Dieu.
On sait que sa famille dut quitter l’Espagne, puis le Portugal où les Juifs étaient contraints de se convertir au catholicisme, pour s’installer en Hollande, beaucoup plus tolérante à l’époque. Hélas, comme le déplore M. Scruton, “la liberté de penser est plus vite perdue que gagnée” et la rigueur calviniste rattrapa Spinoza et les siens, et lui-même fut purement et simplement excommunié à l’âge de 23 ans, avant même d’avoir rien écrit ! Il fut ensuite anathématisé toute sa vie pour son prétendu athéisme, l’obligeant à faire éditer son œuvre dans l’anonymat.

Ce destin contrarié eut probablement quelque influence sur sa pensée. Il conçut en effet une vraie aversion pour toute croyance religieuse qu’il assimila à de la superstition, jamais loin de l’intolérance voire du fanatisme. Il en est ainsi du mythe de l’espérance en une vie future dans laquelle seraient récompensées les bonnes actions et châtiées les mauvaises. C’est pour lui, “chose tellement absurde qu’elle mérite à peine d’être relevée”. Il rejette pareillement la croyance aux miracles qui ne fait selon lui “pas honneur à Dieu”. Quel besoin Dieu en effet aurait-Il “d’intervenir et de modifier les événements dont Il est l’origine” ?

Paradoxalement, s’il manifeste une aversion profonde pour les religions, Spinoza fait pourtant de Dieu le pivot central de son oeuvre. Il y est omniprésent et omnipotent. Mais il ne s’agit pas d’une entité qu’on pourrait personnifier et qui serait distincte du monde. Dieu est le Monde. Deus sive Natura, Dieu se confond avec la Nature.
Contrairement aux dogmes véhiculés par nombre de religions, pour Spinoza, “Dieu ne saurait éprouver quelque passion, joie ou tristesse. Il n’aime ni ne hait personne”. Pour cette raison, le philosophe affirme que “qui aime Dieu ne peut faire effort que Dieu l’aime en retour.” L’amour que l’on porte à Dieu est absolument désintéressé...

Puisque tous les êtres existent en Dieu et par Dieu, qu'ils dépendent entièrement de Lui, il découle que Dieu est le seul être absolument libre. Le libre arbitre de l’homme “n’est qu’une illusion qui a pour causes et origines des perceptions inadéquates et confuses” et il est impératif pour Spinoza de “construire une éthique où la notion commune de liberté ou de libre arbitre soit totalement absente”.
Cette vision très déterministe, pourrait être profondément déprimante si le philosophe n’y ajoutait pas quelque pondération susceptible de redonner un peu d’espoir.
Ainsi, si la liberté absolue ne convient qu’à Dieu, il existe une autre forme de liberté, relative, qui résulte de la théorie du conatus, ce dernier qualifiant l’effort par lequel nous tâchons de durer et persévérer dans notre être.
C’est précisément par ce conatus, que “nous pouvons prendre conscience de la vertu contraignante des chaînes causales qui se trouvent en nous, et que nous pouvons espérer nous en affranchir, pour accéder à l’unique forme de liberté à laquelle nous puissions prétendre.”

En d’autres termes, “Dieu ayant une idée adéquate de toute chose, nos propres idées sont adéquates en tant que nous participons de l’intellect divin.../… Plus nos conceptions sont adéquates, et plus nous dépassons notre finitude pour atteindre à la substance divine dont nous sommes un mode.”
Dieu conçu comme “Nature naturante” est “une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie.” Nous ne connaissons que deux de ces attributs et encore très partiellement : la pensée et l’étendue.
Le corps est un mode fini de la substance infinie, appréhendé comme étendue. L’esprit est un mode fini de la substance infinie, appréhendé comme pensée.
Pour Spinoza, les deux sont indissociablement liés au sein de la Nature et l’on peut même généraliser le raisonnement : “comme la musique n’est pas séparable des sons, tout objet physique a un homologue spirituel, et ces objets sont identiques comme en moi le corps et l’esprit.”

Notre nature, en plus d’être finie, est soumise à la contrainte du temps. La Nature quant à elle, est éternelle: sub specie aeternitatis. Existant par nécessité, elle n’a donc ni cause ni origine.
Pour tenter de comprendre ce que cela signifie, il faut “cesser de penser l’éternité en termes temporels” et considérer que la quête de la Vérité se confond avec l’amor intellectualis Deo, l’amour intellectuel de Dieu.
On peut exciper de ce raisonnement pour construire une morale des plus simples : "l’esprit agit en tant qu’il a des idées adéquates et pâtit en tant qu’il a des idées inadéquates”, les premières riment avec joie, les secondes avec tristesse.
De ce point de vue nous dit Scruton, “L’homme libre est un personnage hiératique mais plein de joie, sans nulle trace de morosité calviniste.”

En somme, l’intellection, la réconciliation avec les réalités physiques dont nous faisons partie, constituent pour Spinoza la seule, la vraie religion. C’est également le moyen de réconcilier en quelque sorte science et religion, et par là même philosophie et science.
Comme Blaise Pascal, Spinoza "a bien perçu que la science nouvelle allait désenchanter le monde." Mais "par ce désenchantement, nous pouvons parvenir à un enchantement nouveau, reconnaissant Dieu en chaque chose, et aimant Ses œuvres dans l’acte même de les connaître…"
Le tout est de savoir si le Dieu de Spinoza est encore Dieu...
Mais comment taxer d’athéisme celui qui au moment de mourir aurait déclaré : “j’ai servi Dieu selon les lumières qu’Il m’a données, s’il m’en avait donné d’autres je L’aurais servi autrement…” ?

* Spinoza. Roger Scruton. Points Essais. Le Seuil.
Illustration: stature Spinoza. La Haye 

08 septembre 2017

De la Liberté de Penser dans un Etat Libre

La lecture d’un ouvrage philosophique est souvent un pensum auquel on rechigne à s’atteler, lorsqu’on n’y est pas contraint. Son seul volume est rebutant, quant au style quelque peu hermétique, il décourage mainte bonne volonté.
En définitive, pour aborder de tels monuments, on se limite souvent à ce que les exégètes en disent, ce qui n’est pas forcément plus aisé et qui fait courir le risque de se fier à des interprétations biaisées, surtout lorsque l’oeuvre originale est écrite dans une langue étrangère.

Une autre méthode consiste à limiter son incursion à un extrait du discours.
C’est l’option que proposent les éditions de l’Herne* s’agissant du Tractatus Theologico-politicus de Baruch Spinoza (1632-1677), somme particulièrement austère, mais fondamentale pour celui ou celle qui cherche à découvrir le philosophe néerlandais.

L’approche consiste en l’occurrence à rendre plus accessible la réflexion de ce dernier sur “La liberté de penser dans un état libre”.
Non seulement la lecture de l’opuscule (75 pages) s’avère aisée, mais elle révèle une pensée d’une actualité étonnante, s’inscrivant par anticipation dans le siècle des Lumières tel qu’il fut magnifié par Kant dans son petit traité “Was ist Aufklärung ?

On peut y voir en effet avant tout un vibrant appel à la raison et à la nécessité de penser par soi-même, au détriment des croyances non fondées, des superstitions et des idéologies qui ont pour effet de neutraliser l’esprit critique.
Spinoza entame son propos par le constat que “tous les hommes sont naturellement sujets à la superstition”, et cela d’autant plus qu’ils rencontrent dans leur vie des infortunes ou des malheurs. De cela il excipe que “S’ils étaient capables de gouverner toute conduite de leur vie par un dessein réglé, si la fortune leur était toujours favorable, leur âme serait libre de toute superstition.”
Point de fatalité donc, pour le Philosophe, mais la nécessité de lutter contre cette tendance naturelle, et de se méfier de ceux qui cherchent à l’exploiter à leur bénéfice, notamment certains Gouvernants pour lesquels, selon Quinte-Lurce, “Il n’y a pas de moyen plus efficace que la superstition pour gouverner la multitude.”

S’agissant de la religion, force est de conclure qu’elle prête le flanc aux mêmes réserves, tant l’idée de Dieu apparaît souvent galvaudée par ceux-là mêmes qui prétendent parler en son nom. Le philosophe déplore ainsi que “La piété, la religion sont devenues un amas d’absurdes mystères et ceux qui méprisent le plus la raison sont justement chose prodigieuse, ceux qu’on croit éclairés de la lumière divine...”

Face aux maîtres-penseurs et aux faux prophètes, il ne faut jamais perdre de vue que “Personne ne peut faire l’abandon de ses droits naturels et de la faculté qui est en lui de raisonner librement des choses; personne n’y peut être contraint.”
En somme, “Si un Etat peut s’octroyer le droit de gouverner avec la plus excessive violence, et d’envoyer pour les causes les plus légères les citoyens à la mort, tout le monde niera qu’un gouvernement qui prend conseil de la saine raison puisse accomplir de tels actes.”

Quant à l’autorité spirituelle de l’église, dit Spinoza, “Je suis arrivé à la conclusion que l’Ecriture laisse la raison absolument libre, qu’elle n’a rien de commun avec la philosophie, et que l’une et l’autre doivent se soutenir par les moyens qui leur sont propres.” Ainsi, lorsque la religion nie les faits et leur réalité, comme elle le fit par exemple avec les révélations scientifiques de Copernic, elle fait preuve d’une double hérésie : contre Dieu et contre la raison.

Nonobstant ses critiques, Spinoza manifeste un esprit de modération et convient que “s’il est impossible d’enlever aux citoyens toute liberté de parole, il y aurait un danger extrême à leur laisser cette liberté entière et sans réserve.”
L’important selon lui pour un Etat digne de ce nom, est de préserver la liberté de penser et d’expression pour peu qu’elles ne rentrent pas en opposition avec le pacte social au nom duquel chacun “a résigné librement et volontairement le droit d’agir”, mais non “celui de raisonner et de juger”.
Avec un état d’esprit proche de celui de Montaigne ou de Montesquieu, Spinoza recommande à l’Etat d’être économe en législations, car “vouloir tout soumettre à l’action des lois, c’est irriter le vice plutôt que de le corriger.” Un peu plus loin, il précise sa pensée en affirmant que “les lois qui concernent les opinions s’adressent non pas à des coupables mais à des hommes libres; qu’au lieu de punir et de réprimer les méchants, elles ne font qu’irriter d’honnêtes gens. On ne saurait donc prendre leur défense sans mettre en danger de ruine l’Etat…”
Veiller à laisser suffisamment de liberté aux citoyens s’apparente donc à une démarche purement pragmatique, car “à trop contraindre les citoyens, l’Etat fera qu’ils finiront par penser d’une façon, parler d’une autre que par conséquent la bonne foi, vertu si nécessaire à l’Etat, se corrompra, que l’adulation, si détestable, et la perfidie seront en honneur, entraînant la fraude avec elles et par suite la décadence de toutes les bonnes et saines habitudes.”


Ce texte empreint de modération et de bon sens fut pourtant considéré comme quasi insurrectionnel voire hérétique au plan religieux. Alors que les propos de Spinoza ne faisaient que révéler une vision panthéiste, Lambert de Velthuysen qui était pourtant un ami et un admirateur y vit “un encouragement à l’athéisme au motif que les prophètes étaient faillibles, que leur mission n’est pas d’enseigner une quelconque vérité mais de répandre  le culte de la vertu…”. Dans sa lettre à Jacob Osten qui figure à la fin du texte publié par l’Herne, il pointa l’opinion selon laquelle “les miracles sont soumis aux lois communes, n’admettant  donc en Dieu d’autre puissance que celle qui se manifeste régulièrement par les lois de la nature”. Il rapporta non sans réprobation la prétendue “doctrine du fatum et de la nécessité naturelle des choses” ainsi que l’opinion attribuée à Spinoza selon laquelle “Dieu serait indifférent aux opinions religieuses auxquelles adhèrent les hommes.”
En fin de compte selon Lambert de Velthuysen, “par une crainte excessive de la superstition, Spinoza s’est dépouillé de toute religion…”
Pour toutes ces raisons, et en dépit des précautions prises par le Philosophe qui publia son traité sous un pseudonyme, il fut purement et simplement interdit en 1675 dans la République des Sept Provinces-Unies des Pays-Bas...

* Spinoza. De la liberté de penser dans un Etat libre. L'Herne, Paris 2007-2017