Pour conclure la séquence consacrée à Boualem Sansal, quelques mots s’imposent au sujet de son ultime ouvrage, publié avant son incarcération.
Il serait sans doute excessif de comparer cet essai en forme de plaidoyer, à la fameuse “Défense et Illustration de la Langue Française” que le poète Joachim du Bellay écrivit à l’époque de la Renaissance, mais après tout l’enjeu est comparable. La question est de savoir s’il existe encore un espoir de redonner vie à une langue sur le déclin, que certains politiciens captieux ont déjà enterrée, au profit d’une “créolisation” ?
Il est clair que Boualem Sansal, considère l’appauvrissement de la langue qui lui est si chère, comme un fait relevant de l’évidence. Mais loin d’une jolie terminologie exotique il voit plutôt l’émergence d’un baragouin associant« le globish de quincaillier, mortel avec l’accent franchouillard, le wesh-wesh des quartiers qui se parle droit dans les yeux, l’index levé sur le ton de la harangue, la langue inclusive qui exclut tout, n’inclut rien et au final éteint la vie dans le confusionnisme. »
Celui qui se définit comme “un écrivain francophone à la retraite en recherche d’une vraie espérance”, part évidemment d’un constat assez pessimiste, selon lequel “la France n’est plus la France ni des Lumières, ni des Trente Glorieuses, celle du Général prédestiné, ou même de Mitterrand qui gardait le goût de la grande littérature française, mais celle des ennemis de la France et de son peuple.”
Il déplore le mépris grandissant pour “une langue qui fut celle de la puissance, de la liberté, de la beauté, de la connaissance, de la diplomatie, de la Révolution universelle, de la séduction, de l’art de vivre dans la légèreté.”
L’époque serait donc rien moins que climatérique car « Il n’y a de peuple que dans une culture et une langue, de culture et de langue que dans la liberté, de liberté que dans le courage et l’honneur, de courage et d’honneur que dans l’amour de son pays et des siens. La rupture de la chaîne signifie la mort du peuple et la dislocation du pays ».
D’où la nécessité pour lui d’exhorter sa seconde patrie à faire du français “une cause nationale, une affaire de sécurité nationale, une question de toute première importance, de vie et de mort. C’est par la langue que les peuples pèchent et meurent, c’est par elle qu’ils vivent et prospèrent.”
Il rappelle à cette occasion que notre langue n’est plus le domaine exclusif de la France, qu’il s’agit en quelque sorte d’une cause dépassant largement le cadre étroit de l’hexagone et il appelle tous ceux qui pratiquent le français à se rassembler : “Je trouve injuste que nous, Francophones assidus, n’avons pas droit de regard sur l’évolution de la langue française. Nous sommes pourtant cinq fois plus nombreux que les Français de souche, est-ce juste ? Un jour, nous serons fondés de (sic) créer notre propre Église, l’Académie Francophone Intercontinentale, dans laquelle les Français seront certes admis mais comme vestiges d’une époque révolue.”
On peut évidemment se demander si les propos de Sansal ne viennent pas un peu tard, si ses espérances ne sont pas hélas utopiques vu la domination écrasante de l’anglais. Il n’a certes pas tort lorsqu’il souligne que “les grands empires qui ont fait l’histoire ont disparu de la sorte, dans le mélange des genres, le dérèglement des sens et le pourrissement des âmes.” Mais la mondialisation est devenue un fait incontournable et on ne voit pas bien ce qui pourrait redonner du lustre et de l’autorité à l’esprit français tel qu’il régna autrefois.
Même s’il peut apparaître désespéré, le combat de Boualem Sansal a quelque chose de grandiose. Si certains peuvent voir l’écrivain comme un perdant magnifique, un égaré “venu trop tard dans un monde trop vieux” pour reprendre le fameux mot de Musset, voire un traître à la cause pour les plus radicaux, nul ne peut nier son courage.
Très seul hélas, il est un brillant trait d'union entre l'Algérie et la France, lumineux, éclairant, sincère, iconoclaste, érudit (on ne relève dans son ouvrage qu’une seule erreur factuelle : il attribue la saga d'Astérix et Obélix au dessinateur belge Hergé ! )
Il incarne, en tant qu’intellectuel, une chance, un espoir pour les deux pays, frères ennemis, de voir un jour réconciliés leurs destins croisés. Hélas, l'actualité donne à penser que ce jour est très lointain. De plus en plus lointain même tant il y a de haine revancharde recuite d'un côté de la Méditerranée, et d’indifférence dédaigneuse, bardée d'obséquiosité hypocrite de l'autre.
Dans un dernier chapitre intitulé de manière prémonitoire “en guise d’adieu”, Sansal résume sa pensée sous forme d’un petit décalogue humble mais sarcastique destiné aux parents des générations futures :
“Ton enfant tu aimeras et éduqueras
Lire, écrire et compter devra
Mémoriser apprendra et n’oubliera.
Dans la littérature tu le pousseras
« Bon vent », lui diras lorsqu’il prendra son envol
Ainsi le monde a vécu, survécu et survivra
Ton enfant n’en sera pas le fossoyeur
Ni toi son éducateur le coupable
Mais le ministre par ignorance crasse
Et le bouffon du roi par pauvreté d’esprit de son maître.”
Ainsi donc Boualem Sansal peut légitimement figurer au rang des imprécateurs et des lanceurs d’alerte. Mais il y a incontestablement une certaine naïveté dans son discours à l’instar de sa “Lettre d'amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre” parue en 2021. Il a payé cher ses opinions. Qu’adviendra-t-il de son message et de sa personne ? Quand cessera-t-on dans ce bas monde de censurer et d'emprisonner des gens pour délit d'opinion ?
Il faut imaginer ne serait-ce qu'un seul instant, à la manière de John Lennon, que l’avenir appartienne un jour aux rêveurs…