En flânant dans une librairie, il y a quelques jours, je tombai sur une étonnante petite collection d’ouvrages dans laquelle un titre attira particulièrement mon attention. Intitulé “La Liberté”, il portait la signature d’un illustre inconnu : Edmond About.
Mais peu importait en fin de compte la notoriété de l’auteur. Le titre alléchant, le prix des plus raisonnables, la dimension modeste de l’opuscule (à peine une cinquantaine de pages), et quelques passages plutôt plaisants lus à la va-vite me décidèrent à en faire l’acquisition.
C’est ainsi que j’appris qu’Edmond About (1828-1885) fut un écrivain jouissant d’une belle renommée à son époque. Journaliste et critique d’art très apprécié, il fut également l’auteur de quelques romans à succès, ce qui lui valut même d’entrer à l’Académie Française ! Il ne put y siéger malheureusement, car la mort le saisit juste après son élection, alors qu’il n’avait que 56 ans…
C’est tout à l’honneur des Editions Berg International, sous le patronage avisé de Damien Theillier, d’avoir ressorti un extrait de son ABC du travailleur. Ce texte fut écrit en 1868, à la demande d’un syndicat d’ouvriers parisiens navrés d’en connaître si peu en matière économique, et désireux de pouvoir disposer d’une sorte de traité d’économie pour les nuls, avant l’heure.
Pour ce faire, l’auteur eut l’idée de reprendre le sillon gorgé de bon sens qu’avaient ouvert avant lui Turgot et Jean-Baptiste Say, et livra quelques savoureuses réflexions personnelles dont certaines ont gardé toute leur fraîcheur dans le monde d’aujourd’hui.
Ça commence par une salve de questions dont la forme interrogative ne fait que souligner la nature évidente des bases sur lesquelles repose le capitalisme :
“Pourquoi le capital et le travail, deux alliés inséparables par nature, sont-ils éternellement en défiance pour ne pas dire en guerre ? Pourquoi les plus honnêtes gens du monde s’accusent-ils réciproquement de crimes épouvantables, les uns criant qu’on veut leur prendre ce qu’ils ont, les autres protestant qu’on leur a volé ce qu’ils n’ont pas ? Pourquoi les riches, ou du moins certains riches, méprisent-ils stupidement ceux qui travaillent ? Mais, malheureux ! Votre fortune n’est-elle pas autre chose que du travail mis en tas ? Pourquoi les pauvres haïssent-ils généralement les riches ? Vous ne savez donc pas que vous seriez cent fois plus pauvres, c’est à dire travaillant plus pour gagner moins, s’il n’y avait que des pauvres autour de vous ?”
Avec pertinence, Edmond About tente de tordre le cou au vieux préjugé, qui déjà de son temps faisait du libéralisme quelque chose d’amoral, voire d’immoral. En réalité, écrit-il, “la saine économie donne la main à la morale, et contre-signe, après elle, la loi de solidarité. “Hier elle vous disait : Tous les hommes sont frères. Elle vient nous dire aujourd’hui : Tous les hommes sont libres.” “Libres de travailler quand et comme il leur plaît, de produire, de consommer, d’échanger, à prix débattu, les biens et les services de tout genre.”
About détaille avec méticulosité toutes les entraves mises en travers de cette voie, à chaque époque de l’Histoire, par l’Etat, et par ses lois soi-disant protectrices.
Lorsque ce dernier était représenté par un souverain de droit divin, l’immaturité du peuple étant un fait établi, le roi faisait figure de père omnipotent, et omniscient. Son pouvoir absolu n’était “qu’un instrument dont il usait au profit de quelques millions d’hommes, ou pour mieux dire, d’enfants; car tous les Français étaient mineurs relativement à lui.”
“De fait, la royauté croyait bien faire en touchant à tout; elle imitait, dans la mesure de ses pauvres moyens, cette Providence d’en haut, qui surveille jusqu’aux infiniment petits du monde.” En dépit des injustices et des privilèges consubstantiels à l’ancien régime, “le bon vouloir des rois n’était pas douteux ; ils avaient un intérêt direct à faire la fortune de leurs peuples. C’est dans ce but qu’ils réglaient tout : le travail, le repos, la culture, l’industrie, les semailles, les récoltes, la production et le commerce, substituant leur prétendue sagesse à la prétendue incapacité des citoyens.”
Bien qu’elle ait aboli un système néfaste à bien des égards, la révolution n’apporta pas pour autant l’émancipation du peuple, déplore About, car elle “ne fit qu’en rétablir les excès sous une autre forme, sans amener davantage de prospérité.../… Il semble que le soleil ne soit apparu un instant que pour s’éclipser aussitôt” et en définitive, “le bilan de ces dix années que l’Europe nous envie à bon droit peut s’établir ainsi : dévouement, patriotisme, courage civil et militaire à discrétion; libertés politiques et économiques, néant.” Et pour finir, “le peuple est toujours dans le même embarras quand il fait une révolution, car les révolutions ramènent inévitablement la disette, et l’on a beau chercher, on ne met jamais la main sur les vrais accapareurs…”
En plus de s’attaquer aux systèmes qui, sous couvert de bonnes intentions, ne font qu’assujettir les citoyens, Edmond About flétrit la tendance naturelle des pouvoirs publics à protéger les privilèges, prérogatives, et autres sinécures.
Il montre entre autres les effets néfastes du protectionnisme, objectivant notamment le fait que loin d’être bienfaiteur, il mène le plus souvent à pérenniser des rentes de situation : “Le protectionnisme et les droits de douane ne sont que des moyens de protéger certains contre d’autres en tout égoïsme. Chacun en effet voudrait protéger son entreprise de la concurrence, mais dans le même temps, pouvoir acheter ce qu’il ne produit pas au meilleur prix. Au total, l’Etat sollicité de toute part, finit par décréter des droits sur tout, et par rétorsion les états voisins font de même.../… Au bout du compte ce sont les citoyens qui paient la facture et les plus pauvres qui en souffrent le plus."
Sur cette question comme sur tant d’autres, c’est le bon sens qui devrait s’imposer : “Le vrai système protecteur est celui qui permet au consommateur de s’approvisionner au meilleur prix possible, soit dans le pays, soit à l’étranger….”
Edmond About, au nom du principe de liberté, condamne donc toutes les formes d’étatisme, et notamment l’absolutisme monarchique autant que le socialisme, qu’il soit révolutionnaire ou bureaucratique.
A l’époque où il écrit, Edmond About, imagine toutefois de manière un peu trop optimiste, que beaucoup de leçons ont été tirées de l’histoire. A ses yeux, la monarchie semble définitivement abolie, et les Socialistes sont discrédités, apparaissant pour ce qu’ils sont : “des charlatans de l’économie politique”, “des vendeurs de pierre philosophale”, qui promettent le paradis sur terre...
Mieux même, il estime que “le socialisme, qu’on peut discuter aujourd’hui sans passion, a livré son dernier combat, sous nos yeux, en Juin 1848. Il est non seulement vaincu, mais désarmé par le progrès des lumières et le redressement des esprits.”
Hélas, après la révolution de 1848, cette idéologie ne fit que se développer à travers le monde, sous l’influence du marxisme naissant : le Manifeste du Parti Communiste est daté précisément de 1848, et Le Capital fut publié en 1867 ! Malgré les horreurs que cette doctrine engendra dans toutes ses applications, force est de reconnaître qu'elle a survécu, et que nombre de politiciens s’en réclament toujours, même s’ils sont heureusement bien obligés de la diluer dans la démocratie !
Si Edmond About s’est quelque peu trompé en matière de prévision, on retiendra malgré tout la pertinence des concepts qu’il expose avec beaucoup de clarté. Et parmi les réflexions qui gardent tout leur sel aujourd’hui encore, qu’il soit permis d’en évoquer encore deux qu’on croirait tirées du débat actuel franco-français.
En bon libéral, About renvoie dos à dos les conservateurs et les socialistes : “Les premiers sont protectionnistes, les seconds sont utopistes, mais tous sont des ennemis de la concurrence et de la liberté économique.”
“L’Etat doit se charger des services indispensables à la sécurité. Il doit protéger les citoyens. Mais il ne doit pas se faire l’administrateur du travail et des échanges.”
A bon entendeur, salut et fraternité….