L'homme révolté, qui date de 1951 illustre cette attitude courageuse. Il s'agit d'une douloureuse mise au point sur les révolutions, les révoltes et autres folies humaines engendrées par la soif d'absolu. Camus y montre le caractère inhumain de cette exigence, qui oscille entre idéalisme et nihilisme, « tel un pendule déréglé qui court aux amplitudes les plus folles», et finit par mener aux enfers, en s'abîmant dans le terrorisme, la dictature et d'une manière générale dans l'horreur.
Il met en garde d'emblée contre la confusion des sens qui caractérise le nihilisme: « si l'on ne croit à rien, si rien n'a de sens, et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, tout est possible et rien n'a d'importance. »
Par une phrase, devenue célèbre, il montre d'ailleurs que ces dérives naissent autant de l'inversion des valeurs que de leur disparition : « Le jour où le crime se pare des dépouilles de l'innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c'est l'innocence qui est sommée de fournir ses justifications. »
Précisant ensuite sa pensée, il souligne le danger qu'il y a de vouloir donner corps, sans contrôle, aux constructions théoriques de la Philosophie : « Il y a des crimes de passion et des crimes de logique. Le Code Pénal les distingue assez commodément, par la préméditation. Nous sommes au temps de la préméditation et du crime parfait. Nos criminels ne sont plus ces enfants désarmés qui invoquaient l'excuse de l'amour. Ils sont adultes au contraire, et leur alibi est irréfutable : c'est la philosophie qui peut servir à tout, même à changer les meurtriers en juges. »
Et puisque le nihilisme et l'idéalisme se conjuguent en règle avec l'athéisme, c'est aussi l'absence de Dieu qui est pour lui en cause : « l'actualité du problème de la révolte tient seulement au fait que des sociétés entières ont voulu prendre aujourd'hui leur distance par rapport au sacré. »
Camus, qui s'attaque avant tout aux idéologies modernes, semble ici occulter les fanatismes religieux. Au spectacle de leur résurgence actuelle, on aurait envie de compléter son propos en suggérant que le mal vient tantôt de ce qu'il n'y a pas assez de dieu et tantôt de qu'il y en a trop.
Avec ou sans Dieu, la révolte exerce cependant un indéniable pouvoir d'attraction, car c'est bien souvent l'injustice qui est brandie comme prétexte : « le révolté « métaphysique » se dresse sur un monde brisé pour en réclamer l'unité. Il oppose le principe de justice qui est en lui au principe d'injustice qu'il voit à l'oeuvre dans le monde. » Et c'est à ce moment que s'enclenche une mécanique infernale, car commence alors « un effort désespéré pour fonder, au prix du crime s'il le faut, l'empire des hommes. »
Au long de son enquête, Camus s'attache à extraire de l'Histoire les figures les plus emblématiques de la révolte. Il voit par exemple en Sade, débuter « vraiment l'histoire et la tragédie contemporaines. » Dans l'oeuvre de ce dernier il décèle en effet les ingrédients des totalitarismes à venir : « la revendication de la liberté totale et la déshumanisation opérée à froid par l'intelligence. »
En somme le délire sadique, par sa diabolique organisation, apparaît plus pervers que les constructions éthérées des poètes révoltés qui suivront : Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud...
Et il faudra attendre Dostoïevski et surtout André Breton pour formuler à nouveau une vraie esthétique « littéraire » de la révolte. « l'acte surréaliste le plus simple, dit Breton, consiste à descendre dans la rue, revolver au poing, et à tirer au hasard dans la foule. » Mais ce genre d'affirmations imbéciles ne vise qu'à inspirer quelques têtes brûlées, non un système cohérent.
Évidemment les révolutionnaires français figurent en bonne place dans le catalogue monstrueux dressé par Camus. Avec 1789 on entre en effet dans l'application froide et méthodique de la révolte, fondée sur des principes intellectuels. « le Roi doit mourir au nom du contrat social » et les religions et classes établies doivent disparaître, car sources d'injustice. Pour cela, les révolutionnaires, qui s'opposent au début à la violence et à la peine de mort, en viendront à barbouiller leurs nouvelles lois avec le sang du peuple : « les échafauds apparaissent comme les autels de la religion et de l'injustice. La nouvelle foi ne peut les tolérer. Mais un moment arrive où la foi, si elle devient dogmatique, érige ses propres autels et exige l'adoration inconditionnelle. Alors les échafauds reparaissent et malgré les autels, la liberté, les serments et les fêtes de la Raison, les messes de la nouvelle foi devront se célébrer dans le sang. »
Dans l'inventaire sinistre, la palme revient toutefois aux idéalistes athées ou matérialistes, car ce sont eux les pères des grands génocides modernes.
Nietzsche bien sûr, « la conscience la plus aiguë du nihilisme ». Camus lui trouve toutefois des circonstances atténuantes car « il n'a pas formé le projet de tuer Dieu. Il l'a trouvé mort dans l'esprit de son temps.»
Si l'on suit le raisonnement, Nietzsche n'est pas un révolté à proprement parler puisqu'il ne fait que remplacer le culte de Dieu par celui de Dionysos, c'est à dire la foi ascétique en un paradis céleste par la fête perpétuelle sur terre. Hélas l'avènement des Nazis s'inscrivait dans cette perspective orgiaque...
En 1950 cette parenthèse démoniaque semble close. Nietzsche; Hitler, Mussolini comme Dieu sont morts et en définitive, c'est à Hegel et Marx qu'il faut remonter pour voir surgir vraiment le spectre monstrueux de la « Lutte Finale ».
Hegel qui « a rationalisé jusqu'à l'irrationnel », a ouvert la boite de Pandore de toutes les révoltes, en galvaudant sans vergogne la notion même de vérité : « Ceci est la vérité qui nous paraît pourtant l'erreur, mais qui est vraie, justement parce qu'il lui arrive d'être l'erreur. Quant à la preuve, ce n'est pas moi mais l'histoire, à son achèvement, qui l'administrera. » En somme, d'une seule affirmation, terrifiante, Hegel enlève toute limite au processus révolutionnaire et lui confère un dessein inhumain : « Si la réalité est inconcevable, il nous faut forger des concepts inconcevables ».
Dès lors tout devient envisageable. Marx peut énoncer les plus extravagantes prophéties, pourvu qu'elles aient une vague assise scientifique. Dans l'euphorie scientiste, il approprie à la cause toute espèce de preuve, écrivant par exemple à Engels « que la théorie de Darwin constitue la base même de leur théorie. »
Grâce à ces stratagèmes il peut alors affirmer tranquillement que le communisme « est la véritable fin de la querelle entre l'homme et la nature, et entre l'homme et l'homme, entre l'essence et l'existence, entre l'objectivation et l'affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l'individu et l'espèce. Il résout le mystère de l'histoire et il sait qu'il le résout. »
Et puisque tout est permis, la Cause, définitive et universelle, justifie la soumission totale des individus. Bakounine exige dans les statuts de la Fraternité internationale, « la subordination absolue de l'individu au comité central, pendant le temps de l'action ». Netchaiev va encore plus loin : il décide « qu'on peut faire chanter ou terroriser les hésitants et qu'on peut tromper les confiants. » Tkatchev va jusqu'à proposer « de supprimer tous les Russes de moins de vingt-cinq ans, comme incapables d'accepter les idées nouvelles. » Et Feuerbach consacre le règne du Centralisme Bureaucratique : « le vrai dieu humain sera l'état. »
Mais la prophétie est un échec. Au plan scientifique, les faits s'accumulent peu à peu contre la doctrine. Il faut d'abord « nier les découvertes biologiques depuis Darwin », puis, sous l'égide de Lyssenko, « discipliner les chromosomes », et à la fin, « n'être scientifique qu'à condition de l'être contre Heisenberg, Bohr, Einstein... »
Tout cela devient difficile à tenir, d'autant qu'au plan économique et social, les credo s'affaissent pareillement : « La faillite de la seconde internationale a prouvé que le prolétariat était déterminé par autre chose encore, que sa condition économique et qu'il avait une patrie, contrairement à la fameuse formule. » On connaît la suite...
Certes Camus ne fut pas le premier à écrire tout cela mais en 1950, ils étaient nombreux en France, les intellectuels abusés et pour longtemps encore, par les chimères du marxisme. A l 'heure où certains continuaient de les propager, « pour ne pas désespérer Billancourt », il savait pour sa part à quoi s'en tenir : « la révolution sans autres limites que l'efficacité historique signifie la servitude sans limites. »
Bien qu'il ne se réclame pas du libéralisme, Camus au terme de son éprouvante et longue enquête, parvient à un point d'équilibre, fait d'humilité et de pragmatisme. Au vertige mortel des grandes idées il oppose, en citant Lazare Bickel, les grandeurs relatives : « l'intelligence est notre faculté de ne pas pousser jusqu'au bout ce que nous pensons afin que nous puissions croire à la réalité. »
Et il tire une magnifique conclusion des vraies données de la science moderne : « les quanta, la relativité jusqu'à présent, les relations d'incertitude, définissent un monde qui n'a de réalité définissable qu'à l'échelle des grandeurs moyennes qui sont les nôtres. »
Camus vient du nihilisme et de l'agnosticisme. Il est épris de justice et de progrès, mais après mûre réflexion, il refuse de les assujettir au Moloch sanguinaire de la révolte. "Entre ma mère et la justice, dit-il, je préfèrerai toujours ma mère". En un mot, il est humain...