23 octobre 2006

La sagesse tragique

Je pensais mal connaître Nietzsche. Je n'avais jamais rien lu du philosophe "hédoniste" actuellement en vogue, Michel Onfray. Excellentes raisons pour me plonger dans l'ouvrage « de jeunesse » de ce dernier, récemment revu et corrigé, destiné à faire un « bon usage » de l'auteur du « gai savoir ».
Je commence par quelques éloges. L'analyse n'a rien d'un pensum ésotérique. Le livre est court et plutôt bien écrit, très accessible, même si le style est parfois un peu emphatique : « avec lui s'ouvre un millénaire de clartés nouvelles : rayons froids et aseptisés qui tombent du chaos primitif et inondent de leur glace les cristallisations provisoires » et la rhétorique expéditive : « le souci nietzschéen consiste à promouvoir Dionysos contre le Crucifié, la Vie contre la Mort »...
Cela étant, ce petit compendium offre une vue assez large mais synthétique sur la pensée touffue de l'homme à la moustache. Il se décompose en deux parties d'allures antinomiques. La première traite de la déconstruction du monde (« Orages négateurs »), la seconde, de la genèse du surhomme, incarnant la volonté de puissance (« la grande santé »).
Onfray n'y va pas avec le dos de la cuiller. Passons sur l'exécution sommaire qu'il fait de la soeur du philosophe, coupable de l'avoir fait inhumer, lui le païen irréductible, sous « une croix d'argent massif », et d'avoir offert sa canne à pommeau à son vibrant admirateur le führer Hitler... De toute manière Nietzsche ne voyait pas « de pire signe de bassesse que de vouloir se sentir apparenté à ses parents ».
J'avoue toutefois que la lecture de ce portrait ne me porte guère à rejoindre le club des laudateurs dont l'auteur fait à l'évidence partie.
La vision du monde selon Nietzsche est proche de l'absurde : « de cette boue brûlante ne sortiront jamais ni ordre ni harmonie, ni sens ni évidence. Le projet Nietzschéen consiste à saisir l'austère rigueur de l'insensé vouloir » !
Un absurde froidement et définitivement athée : « Négativement cette lecture immanente du réel est prolégomène à la mort de Dieu. Elle annonce la bonne nouvelle du Dieu mort ».
Cette acception du monde ne s'embarrasse pas de chercher des preuves à la non existence de Dieu, car il lui suffit de considérer que « l'athéisme est la vérité induite ». Pourquoi ? Tout simplement parce que : « Refuser le réel c'est générer Dieu. L'accepter c'est le congédier. Fin d'une hypothèse. »
Dès lors, il suffit de « comprendre l'existence du monde par l'action d'une puissance dominatrice aveugle. ».
Nietzsche sous la plume de Michel Onfray, c'est donc « l'irreligion pure ».
Mais il a beau faire de ce constat un sujet de réjouissance, en proposant en échange « une cosmologie de la transe », et « des virevoltes dionysiaques » je reste dubitatif.
Dans ce contexte quasi nihiliste, la morale s'effrite et le libre-arbitre est pulvérisé : « lorsque les hommes agissent, ils subissent l'oeuvre de la Volonté de puissance au même titre que l'albatros ou le crapaud. » Du coup il devient naturel de « nier l'altruisme, la sympathie, la bonté, la douceur et la prévenance » et de dire « l'erreur de croire une action bonne ».
Il convient de voir la civilisation « comme cause des névroses » et repenser la notion même d'âme, « invention de l'homme impuissant à s'assumer champ de forces ». In fine, « il n'y a que du corps, l'âme en est l'une des modalités. »
Aucune des préoccupations propres à l'organisation de la vie en société n'a plus d'ailleurs de réelle importance. Mettre cette dernière « à l'abri des voleurs et de l'incendie, la rendre infiniment commode pour le trajet et les transports de toute sorte et transformer l'Etat en une providence, ce sont là des buts inférieurs, médiocres et nullement indispensables. Quand on est l'homme des hautes cimes et des espaces hyperboréens, on ne se préoccupe pas de la basse-cour. »
J'avais peur de trop bien comprendre la nature de l'idée nietzschéenne. Je crains désormais de ne pas m'être trompé et ressens une sorte d'effroi en lisant qu'elle « instille une charge monstrueuse de dynamite dans les interstices des morceaux majeurs de la civilisation. »
Le concept de Surhomme traité ensuite, n'est pas de nature à me rassurer. Il évolue dans un monde « dans lequel les oppositions entre bien-mal, vérité-erreur, responsable-irresponsable n'ont plus de sens », il n'éprouve « ni amour, ni amitié, ni tendresse, ni compassion », il n'est qu'une « bête de proie qui masque sous de multiples figures l'impérialisme de l'énergie brutale et aveugle qui le conduit » et fait de la cruauté l'alpha et l'oméga de toute éthique.
Seule touche un peu détonante, mais presque cocasse et dérisoire, il exprime « son consentement joyeux au monde » par le rire, la danse et l'ivresse, se préoccupe de diététique et pratique l'exercice physique.
Bref après cette description assez apocalyptique on ne s'étonne plus trop que la conception nietzschéenne du monde ait pu souffrir de tant d'erreurs d'interprétations ou qu'on puisse y trouver presque tout et son contraire, sauf évidemment Dieu. Onfray peut bien nous assurer que « le surhomme n'est pas ce fou furieux qui détruit et sème feu et batailles derrière lui », il faut reconnaître qu'il y a de quoi douter.
D'ailleurs on s'étonne qu'il s'étonne de voir le philosophe au marteau « transformé en militariste outrancier, en thuriféraire du nationalisme belliqueux, tout simplement parce qu'il écrit telle ou telle phrase vantant les mérites de la guerre ou des vertus militaires. » ou encore qu'il se lamente des accusations d'antisémitisme portées contre lui au motif qu'il a écrit que « les Juifs sont le peuple le plus funeste de l'histoire du monde »...
En vérité, la responsabilité du philosophe est réelle et son message doit se garder de toute ambiguïté s'il a la prétention de vouloir changer – en mieux, faut-il le préciser - l'existence des hommes. Tant d'horreurs ont été commises au nom d'idéaux nébuleux, exposés souvent brillamment, qu'il paraît urgent de revenir à la vraie sagesse. Depuis Socrate on n'a guère progressé sur ce point hélas.
Pour ma part, j'ai une répulsion certaine pour les théories qui nient avant toute chose l'existence de Dieu et tout autant pour celles affirmant le contraire. D'autant que le plus souvent elles mélangent joyeusement Dieu et religion. Onfray cite Nietzsche : « Le christianisme fut à ce jour la plus grande catastrophe de l'humanité ». En quoi Dieu serait-il responsable de ce que les hommes ont fait en son nom sous cette appellation (ou sous une autre) ?

En ce sens, sans avoir lu ses propres oeuvres, je sais ne pouvoir partager la conception philosophique de Michel Onfray, qui revendique, derrière la notion allégorique d'hédonisme, une triple inspiration : athéisme, anti-libéralisme et gauchisme « libertaire », tendance Besancenot, pour lequel il appela à voter en 2002.
Un philosophe athée m'inspire de la défiance. S'il y ajoute un engagement aussi sectaire et dogmatique que l'adhésion à la Ligue Communiste Révolutionnaire, j'ai tendance à fuir. Au moins Nietzsche se méfiait-il des opinions politiques et notamment du socialisme.
A contrario, j'apprécie chez la plupart des penseurs libéraux (c'est à dire dans mon esprit : libres), l'absence de tout postulat relatif à l'existence de Dieu, car considéré comme superflu pour améliorer la condition humaine. J'apprécie également que le libéralisme ne soit pas une opinion politique ni une idéologie et encore moins une doctrine immanente, mais en paraphrasant le cher Voltaire au sujet de Locke, « qu'au lieu de définir tout d’un coup ce que nous ne connaissons pas, il examine par degrés ce que nous voulons connaître. »

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