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13 octobre 2012

La liberté a-t-elle un avenir ?

Lorsque je suis tombé par hasard sur le récent ouvrage d'Edouard Balladur, en dépit d'une certaine prévention, j'ai eu envie de l'ouvrir. Le titre ne pouvait que m'émouvoir. Un brin désabusé mais si révélateur de ce sur quoi chaque jour je m'interroge !
Dès les premières pages, ma curiosité fut attisée, notamment par les accents déchirants de l'avant-propos: « ma vie prendra fin au début du XXIè siècle ; de celui-ci je ne connaîtrai pas grand-chose. Ce que j'en vois m'inquiète : années des illusions perdues les unes après les autres, sans rien qui les remplace, comme si renaissaient sans cesse les vieux débats stériles. On l'observe bien aujourd'hui, c'est à qui ira le plus loin dans l'éloge du rôle salvateur de l'Etat. Cela passera... »

Malheureusement la suite ne me parut pas à la hauteur de l'enjeu.
Certes Edouard Balladur mérite de figurer parmi les très rares politiciens en France ayant un tant soit peu la fibre libérale.
Certes, il peut avec quelque raison se vanter d'avoir mené une action inspirée de ces principes, notamment lorsqu'il fut ministre des finances, durant la première cohabitation, entre 1986 et 1988. Songeons que le gouvernement à l'époque osa supprimer l'ISF !
Hélas, deux ans, ce fut un peu court pour livrer tous les effets attendus, et pour de très mauvaises raisons, les Français infligèrent un cuisant désaveu à la politique entreprise à l'époque.
Il y a de quoi refroidir les convictions les mieux ancrées.
Jacques Chirac qui pour sa part n'en eut jamais beaucoup (de convictions) n'hésita pas longtemps à faire machine arrière. Changeant son fusil d'épaule, il contribua à enterrer définitivement toute velléité d'aspiration à la liberté dans notre pays. A partir de 1993, il se mit à verser de belles et démagogiques larmes de crocodile sur la « Fracture Sociale », tout en chantant les pseudo-vertus du mythe de l'Etat-Providence, et finit même par vouer aux gémonies le libéralisme, qu'il jugea aussi délétère que le communisme ! Au passage, il écrabouilla les ambitions de son vieil ami Balladur, lequel s'était monté un vite le bourrichon à propos de sa destinée politique nationale...

Il y a de bons moments dans ce livre, et quelques vérités toujours bonnes à dire. Par exemple sur l'essence du libéralisme: « c'est l'histoire du progrès et de l'émancipation individuelle ; c'est la lutte contre l'autorité exclusive de la tradition qui s'imposerait comme allant de soi, le refus du conformisme ; c'est le libre examen qui conduit à la liberté d'agir. »
Il y a également la volonté de démasquer ses adversaires: « on veut déguiser l'hostilité au libéralisme en soif de justice, en besoin d'organisation, en refus du désordre ». Il y a même le courage de s'attaquer au paradigme consensuel de la social-démocratie : « elle utilise des mécanismes si pesants et complexes qu'elle peine aujourd'hui à s'adapter à l'évolution du monde. Elle n'y parviendra pas ».
Il y a enfin quelques évidences sur lesquelles il paraît opportun d'enfoncer le clou: « la liberté politique sans liberté économique est un leurre », « la démocratie locale constitue l'un des caractères d'une société libérale ».

Mais l'ensemble est trop répétitif, et surtout trop amorti, trop pusillanime pour emporter la conviction.
Pire, pour tempérer un propos pourtant guère audacieux, M. Balladur se croit à maintes reprises, obligé d'affaiblir sa propre thèse. A l'instar de la quasi totalité de la classe politique française, il se démarque par exemple de l'Amérique dont il juge «qu'il n'est pas évident qu'il faille imiter sans précaution l'exemple » ou d'une manière générale des pratiques anglo-saxonnes dont il juge dangereux de se « rapprocher »...
A d'autres moment il semble étrangement vouloir éreinter l'idée libérale elle-même :« le libéralisme s'accompagne de désordres de toutes natures, d'inégalités, d'injustices, d'une concentration excessive des revenus, d'entraves aux lois de la concurrence. Il doit se réformer », « le libéralisme n'a su ni organiser, ni harmoniser le fonctionnement du marché.. », « l'égoïsme est la tentation permanente du nationalisme comme du libéralisme... », « notre société est-elle trop libérale ? Elle en donne des signes multiples ; à peu près tout est dit, justifié, loué... »
Le comble est atteint lorsqu'après avoir chanté « l'efficacité de la liberté », il avertit que « l'ultralibéralisme met en danger la liberté », et qu'il se met à vanter le mérite de l'Etat, sans lequel « il n'y aurait eu ni industrie nucléaire, ni industrie pétrolière de rang international. Le libre jeu du marché ne conduisait ni à l'existence d'Elf, et de Total, ni à celle d'AREVA et d'EDF »

Tous ces atermoiements nuisent singulièrement à la clarté et à la force du propos, même s'ils sont bien à l'image de rondeur molle et prudente du personnage. Il y a peu de chances hélas que cette démonstration soit de nature à convaincre quiconque...
Sur les problèmes de société, ces faiblesses deviennent criantes. Dans le bouillon de périphrases et de concessions à la pensée unique, rien ne surnage vraiment. Exemple édifiant, le fameux PACS, contre lequel il avoue avoir voté, non par conviction, mais parce qu'en raison « de l'état d'esprit d'une partie de l'opinion et des contraintes de la vie politique », il s'est « laissé circonvenir !»
Aujourd'hui il est hostile au mariage homosexuel. Mais s'agit-il de ce qu'il pense ou bien de ce qu'il croit bon de penser ?

Au chapitre de la mondialisation, on retrouve les mêmes contradictions.
Le titre du chapitre résonne même comme un oxymore : « Contrairement à l'idée courante, la mondialisation menace la liberté des nations. » M. Balladur n'oublierait-il pas des temps pourtant pas bien reculés, lorsque le monde était cloisonné par d'épaisses murailles qui étouffaient la liberté de dizaines de pays !
Lui qui chante la liberté, rêve aujourd'hui d'une « autorité mondiale s'imposant aux Etats, encadrant leurs comportements, proscrivant les excès de leur indépendance, limitant le champ dans lequel ils peuvent agir à leur guise », « un pouvoir de décision s'imposant à tous ».
Si l'on peut admettre que l'absence de coordination pourrait faire craindre une mondialisation trop anarchique, il y a au moins autant à appréhender d'une centralisation extrême du pouvoir. En tout cas l'argumentation plaidant pour cette dernière paraît bien faible, rejoignant presque l'antienne des alter-mondialistes qui prétendant que «la mondialisation ne profitera qu'aux plus forts ». C'est tout l'inverse que l'on voit se produire sous nos yeux : grâce à la liberté, les pays émergents, même petits, se développent à toute vitesse, tandis que les nations dites puissantes s'essoufflent...

A propos de l'Europe enfin, dont on ne peut douter qu'il souhaite l'édification, il se borne hélas à constater l'incapacité chronique et s'interroge sur sa représentation concrète : « quel organisme, quelle personnalité, avec quels pouvoirs ? »
Il déplore la dispersion des énergies, et des modes d'expression, notamment le fait qu'au niveau des instances, l'usage officiel de plus de vingt langues soit autorisé. Mais à aucun moment il ne propose l'emploi de l'anglais qui s'imposerait pourtant à l'évidence, mais qui répugne aux Français. A aucun moment, il n'évoque le mot même de Fédération, et on le sent en définitive beaucoup plus proche de l'idéal assez répandu mais vain, d'un concert « d'Etats-Nations », que d'une véritable union...

Au total, ce livre est un peu le chant du cygne de quelqu'un sans doute pétri de bon sens, mais qui n'osa jamais vraiment aller jusqu'au bout de ses idées. Ça nous vaut un un plaidoyer un peu tiède, rempli de bons sentiments, mais aussi de redondances, voire de contradictions, au service d'une thèse qui jamais ne se dessine clairement.
Sur tout ce qui fait l'essence de l'esprit de liberté, M. Balladur se prononce du bout des lèvres. Et on en vient parfois à se demander ce qu'il pense vraiment. Et malheureusement, si avec de tels défenseurs, la liberté peut encore avoir un avenir...

La liberté a-t-elle un avenir ? Edouard Balladur. Fayard 2012

01 décembre 2011

Prophètes du trou noir


Autour de la crise qui n'en finit pas de s'aggraver, les charognards s'enhardissent. Espèrent-ils tirer quelque avantage ou quelque gloriole des décombres d'un système auquel ils promettent sans aucune retenue la fin toute proche ? Éprouvent-ils une sorte de morbide jubilation à l'idée que l'objet de leur ressentiment risque enfin de s'abîmer définitivement ? Il est difficile de trancher, mais en l'occurrence, dire qu'ils haïssent ce système - le capitalisme bien sûr - serait un doux euphémisme. C'est une détestation viscérale qui les anime. Ils bavent d'exaltation devant les soubresauts de la bête, selon eux enfin moribonde.

Un exemple édifiant de cet étrange rituel, qui tient plus du vaudou que de la science économique, fut donné le 30 novembre dernier au matin, par Paul Jorion, invité de France Culture. Ce gentil savant à la barbe blanche, anthropologue paraît-il de son état, a commencé son exposé de manière très pateline, mais il a basculé peu à peu dans la diatribe à sens unique, voire dans un vrai délire monomaniaque, faisant se succéder les affirmations abruptes, les slogans les plus éculés (évoquant de manière compulsive ces "1% de la population qui détiennent 40% des richesses..."), le tout arrosé d'un contentement de soi ineffable, et d'une intolérance ahurissante, n'acceptant aucune contradiction à ses propos.
Puisqu'il décrète une fois pour toutes "qu'il fait partie des gens ayant les yeux un peu plus ouverts que les autres", ces derniers sont par nécessité des aliénés défendant une cause perdue.
En bref, selon ce monsieur très "initié", la crise actuelle s'inscrit comme point d'orgue à "la destruction ultime du capitalisme". Qu'on se le dise, tout est bel et bien fini : "Le système financier américain est terminé, le délitement de l'euro s'achève". Inutile de se battre, car "la machine est cassée.../... le cœur est fondu.../... les marchés, c'est un cadavre."
Il y a d'ailleurs d'autant moins d'espoir que "c'est la panique au sommet" et que "les gens au sommet n'ont pas la moindre idée comment ça fonctionne." Comme les tribus primitives devant une machine en panne, à laquelle ils ne comprennent rien, les experts gesticulent, ou pire, font de vains sacrifices : un chevreau, une vache, puis des  êtres humains..."

Comment peut-on avoir la permission de proférer de pareilles insanités, avec un ton aussi doctoral, sur les ondes de chaînes radiophoniques respectables, c'est un grand mystère. D'autant plus grand que personne ou presque n'osa contredire le mage illuminé. Exception faite de Brice Couturier qui eut l'audace de lui faire remarquer qu'à l'heure actuelle certains pays se portaient plutôt bien du capitalisme, et qui eut l'impudence de lui demander par quoi il songeait à le remplacer. Il fut aussitôt refroidi par la logorrhée intarissable qui s'abattit avec un mépris dévastateur sur ses timides remarques.
M. Jorion n'aime ni les contradictions ni les questions gênantes. Bien qu'il s'exclama à plusieurs reprises qu'il était urgent de "reconstruire un système financier à partir de zéro", il se refusa à fournir ne serait-ce qu'une esquisse d'ébauche de début de piste aux auditeurs dépités, allant dans un rare élan de modestie à concéder "qu'il n'était pas Dieu..."

Il y a pourtant une autre manière de voir les choses, moins immanente, moins déclamatoire, mais sans doute plus réelle.
Non le capitalisme n'est pas mort, malgré les incantations de ceux qui espèrent sa déroute depuis si longtemps. Au contraire même pourrait-on dire, les pays qui s'en sortent le mieux à ce jour sont ceux qui s'y sont convertis de fraîche date et pratiquent donc le capitalisme, dans sa version la plus sauvage (c'est à dire très peu sociale). Paradoxe, ils émergent pour la plupart du socialisme le plus noir...
A l'inverse, dans les pays qu'on croyait acquis depuis longtemps au capitalisme, notamment les démocraties occidentales, il traverse une crise grave. Est-il en train de mourir, on peut toutefois en douter, et il serait tragique de le souhaiter. Les crises sont inhérentes à ce système qui est en perpétuelle régénération, comme l'avait brillamment montré Schumpeter.
Est-ce pour autant une phase de destruction créatrice à laquelle nous assistons ? Rien n'est moins sûr, car le mal actuel ne réside pas dans la substance du système, mais dans ses à-côtés supposés lui servir de pondération, de régulation.
Parmi les causes de son actuelle déconfiture, il faudrait précisément reconnaître certains torts contre lesquels le même Schumpeter avait mis en garde, par exemple d'avoir cédé à la tentation de l'Etat-Providence, d'avoir promu une politique de concentration des moyens de production (fusions, trusts, monopoles) et d'avoir laissé proliférer une bureaucratie envahissante, produisant à tout vent des ribambelles de législations et de réglementations, au détriment de l'application de lois et de règles simples visant à minimiser la spéculation hasardeuse, la corruption et la malhonnêteté.
Résultat, force est de constater que le système, devenu adynamique, s'asphyxie lui-même dans ses boursouflures et dans ses redondances.

Curieusement, si l'Etat Providence est dans la panade, les politiciens qui sont les premiers à l'avoir mené là, ne s'estiment pas responsables, et pas davantage les apôtres de l'alter-pensée qui préconisaient et continuent de réclamer plus de dépenses publiques et une redistribution autoritaire et égalitaire des richesses. Pour eux, les boucs émissaires du jour, ce sont d'obscurs et insaisissables financiers, et les banquiers, qui ont prêté sans compter (certes imprudemment) aux irresponsables qui portaient aux nues avec démagogie le leurre enchanteur de la "justice sociale".

Si une chose apparaît clairement à ce jour, c'est bien l'endettement monstrueux de la plupart des Etats occidentaux. Endettement souvent structurel, car non pas causé par des investissements, mais par le financement de prétendus acquis sociaux qu'il faut indéfiniment abonder. Endettement si massif, qu'on ne voit pas bien comment il pourrait être résorbé. D'autant que le déficit, générateur direct de la dette, ne cesse de croître, en dépit des belles résolutions (prises lors du traité de Maastricht notamment). Il avoisinait récemment 8% du PIB en France et sera proche de 6% cette année. Les prévisions les plus optimistes le voient toujours autour de 4% l'an prochain et à 3% à partir de 2013. Mais dans tous les cas cela signifie que l'Etat continue de s'endetter. Derrière ces pourcentages théoriques, il y a des chiffres faramineux. Cette année, le déficit de la France sera de près de 100 milliards d'euros ! En regard des quelques 50 milliards d'euros que produit l'impôt sur les revenus, c'est assez effrayant. Et en regard des 200 milliards constituant la totalité des recettes de l'Etat, ça donne la mesure de la dérive budgétaire ! Chaque année, un tiers des dépenses de l'Etat ne sont financées que par l'emprunt. Comment songer au désendettement dans ces conditions ? Même en élevant indéfiniment  les taux d'imposition pour les plus riches (qui ne représentent comme chacun sait qu'un pour cent de la population), ça ne serait qu'une goutte d'eau versée dans le gouffre...
Comment s'étonner dans ces circonstances, que les fameuses agences de notations dévaluent les notes des Etats impécunieux ? On se demande d'ailleurs pourquoi elles ne l'ont pas fait plus tôt. Contrairement à ce qu'on pense parfois, elles ne sont pas nées de la dernière pluie, ni de la dernière crise, puisque leur création remonte à plus d'un siècle aux Etats-Unis (Standards and Poor fut fondée en 1860, Moodys en 1909, et Fitch en1913). Elles ont été somme toute plutôt indulgentes, tout comme les banquiers, tant le capital de confiance des "Etats souverains" semblait à tout le monde "intouchable".

Aujourd'hui, il faut déchanter. Hélas, c'est un abîme vertigineux autour duquel nous tournons. Allons nous parvenir à nous en extraire ?
Les mesures de relance keynésienne ont été comme il était prévisible, un fiasco. Elles ont fait flamber les déficits et l'endettement, sans doper ni la croissance ni l'emploi.
Les taxations et impôts supplémentaires sont un pis aller, vu le niveau déjà très élevé des prélèvements obligatoires. Comme le déplorait Jean-Baptiste Say (1767-1832) : "L'impôt est une amende sur la production, sur ce qui fait exister la société."
Reste la réduction drastique des dépenses publiques, qui signifie l'austérité et l'appauvrissement de tout ce qui vit au dépens de l'Etat (en France, ça fait beaucoup...), mais à laquelle on ne voit pas comment échapper malgré les dénégations des dirigeants. Et in fine, "l'effacement de la dette", qui loin d'être magique, conduira à ruiner ceux qui ont fait confiance à l'Etat.

En tout état de cause, s'il y a des gens qui ont des raisons de "s'indigner" de l'état de fait actuel, c'est bien ceux qui alertaient sur ces dérives du capitalisme et de la démocratie, sur l'instillation démagogique du venin sournois de pseudo "justice sociale" dans le moteur. Mais sûrement pas ceux qui n'ont jamais aimé le capitalisme et qui jouent aujourd'hui aux prophètes, ou pire, aux pompiers pyromanes.

22 novembre 2010

A l'Est, Du Nouveau !

La Chine constitue un passionnant modèle expérimental en terme d'organisation sociale. Elle fut plongée durant plusieurs décennies dans le paradigme socialiste, dans sa version la plus pure, la plus aboutie, à savoir le communisme. De nos jours, elle opère une nouvelle révolution, qui la conduit à s'approprier le modèle capitaliste, de façon sauvage, quasi caricaturale.

A l'origine de ce bouleversement, il est facile d'identifier deux causes toutes simples : le retour de la propriété privée et de la liberté d'entreprendre.
Sous leur effet conjugué, la mue s'avère extraordinaire à plusieurs titres. En même temps qu'elle transfigure le pays à la vitesse de la lumière, elle met à nu, à mesure que la carapace se déchire, les rouages intacts de l'implacable mécanique collectiviste. Et notamment l'absence complète de tout système de protection sociale.
Dans le régime maoïste qui faisait pourtant de "la cause du peuple" sa raison d'être, l'individu était totalement assujetti au Parti, pour ainsi dire nié en tant que dimension. Les travailleurs transformés en une gigantesque masse uniformisée, au service d'un objectif collectif intangible, n'avaient en définitive qu'un seul droit : celui de travailler ! Ni élection, ni syndicat, ni juridiction d'aucune sorte ne pouvait permettre à la moindre revendication d'éclore. En toute circonstance et à tout moment, le Parti était réputé savoir ce qui était bon pour le peuple, lequel se voyait privé de tout moyen de s'exprimer.

Libérée du carcan rigide qui maintenait cette effroyable usine à l'abri des regards et empêchait toute contestation interne, elle explose littéralement sous la pression de la liberté. Celle-ci se rue dans le système entrouvert, à la manière d'un fleuve en crue. Elle fait sauter une à une les digues et promet d'ébranler sous peu les fondements du Parti Unique, tout en submergeant le mythe de la Dictature du Prolétariat.
Aujourd'hui, faisant craquer le glacis archaïque, on voit surgir un peu partout les gratte-ciels d'un nouveau monde. La Chine se redresse et le spectacle est grandiose. Il n'a sans doute pas fini de nous étonner.

Les dirigeants chinois qui ont voulu cette inflexion, montrent pour le moment une grande habileté dans la manœuvre du colossal vaisseau dont ils ont rompu deux des principales amarres. S'ils poursuivent le mouvement entamé, et rien ne permet de penser le contraire, il est probable que la Chine retrouve bientôt le rang qu'elle mérite dans le monde, eu égard à sa population et à son histoire.
Probablement rencontrera-t-elle des écueils, peut-être même de graves tempêtes, au cours de cette aventure. La problématique du Tibet fait partie de ces drames. Et au cœur même du système, les premières manifestations du mécontentement ouvrier préfigurent la soif de vrai progrès social, qui pourrait se transformer en révolte de grande ampleur.
Face à ces formidables défis, s'il paraît clair que la volonté des dirigeants est de n'accorder les libertés que très progressivement, on voit non moins clairement que le libéralisme, même limité au seul domaine économique, en même temps qu'il apporte la prospérité, va offrir la possibilité d'améliorer la condition du prolétariat. Superbe leçon que peu de gens, et sûrement pas les affidés au marxisme, peuvent apprécier à sa juste valeur.

Le capitalisme avance à pas de géant dans ce pays paradoxalement vierge de tout acquis social. Il est naturel de s'en inquiéter car dans un monde de libre échange, c'est source de déséquilibre. Mais il y a fort à parier que cette progression ralentisse peu à peu, d'elle-même. Car si le communisme en mourant offre un fabuleux terreau pour l'éclosion du système capitaliste, ce dernier comme le prédisait en son temps Schumpeter, voit sa course progressivement freinée par l'aspiration grandissante au bien être social. Car la négation des droits élémentaires au bonheur individuel, qui était permise sous la férule monolithique et implacable de l'Etat Communiste, ne l'est plus dans un système ouvert et concurrentiel.
La Chine est évidemment encore très loin de l'Etat Providence qui commence à plomber mortellement le dynamisme des sociétés occidentales, mais un jour peut-être, ça sera aussi son problème, comme ça l'est devenu pour le Japon, la Corée du Sud, Les USA, et bien sûr l'Europe occidentale...

Serait-ce opportun pour la Communauté Internationale de fustiger trop violemment le gouvernement de Pékin, au moment précis où il change aussi radicalement de cap ? On a vu par le passé tant de complaisance, tant d'indulgence, tant de candeur irresponsable envers le régime maoïste qui imposait la terreur et l'enfermement à tout un peuple, qu'il paraîtrait incroyable de jouer les censeurs intransigeants au moment où ses successeurs entreprennent d'en déconstruire enfin les effroyables murailles. Hélas, le Monde Libre n'est pas à une inconséquence près. Entre mille excès, on se souvient de Valery Giscard d'Estaing comparant la mort du tyran à "un Phare de l'Humanité qui s'éteint..."

Le plus sage n'est-il pas plutôt de s'efforcer d'accompagner ce grand chambardement, comme le président Reagan sut admirablement le faire face à la Perestroïka mise en oeuvre par Gorbatchev en URSS; avec sympathie mais détermination, qui sont les bases du respect mutuel. Les Chinois sont plus que jamais des partenaires à part entière de l'organisation du monde à venir. Il serait vain de les mépriser ou de trop leur faire la leçon.
Pour accomplir pleinement leur challenge, ils ont besoin d'un monde occidental compréhensif, mais également fort et uni, comme l'affirme Tony Blair auquel il me paraît opportun de donner le mot de la fin :
"Nous devons offrir à la Chine le partenariat qui répondra aux intérêts de chaque partie. Mais il vaut toujours mieux des partenaires puissants plutôt que faibles. Un Occident divisé, rivalisant pour s'attirer les faveurs des nouvelles puissances, ne présente nul avantage pour personne..." (A Journey, postface, 2010)

07 juillet 2010

Schumpeter, le côté obscur du libéralisme

Dans la grande famille des penseurs libéraux, Joseph Schumpeter (1883-1950) occupe une place vraiment à part... A l'instar de Karl Marx il passa une bonne partie de sa vie à démontrer que le capitalisme libéral était par nature, voué à péricliter !
En témoigne notamment son ouvrage Capitalisme, Socialisme et Liberté, écrit au tout début des années 1940, et fruit de « presque quarante ans de réflexions, d'observations et de recherches relatives au thème du socialisme ». Il pourrait presque se réduire au constat abrupt fait dès l'introduction : « Le capitalisme peut-il survivre ? Non, je ne crois pas qu'il le puisse... »

Pourtant, à la différence de Marx, Schumpeter ne se réjouit pas de cette perspective : « Si un médecin prédit que son client va mourir sur l'heure, ceci ne veut pas dire qu'il souhaite ce décès. On peut détester le socialisme ou, à tout le moins, l'observer d'un oeil froidement critique et, néanmoins, prévoir son avènement».

Il faut préciser que la thèse s'avère assez aride, tant elle prétend à l'objectivité. L'auteur s'excuse d'ailleurs presque, d'avoir « tenté une analyse aussi laborieuse et complexe », dont il est souvent difficile  de suivre le raisonnement dans tous ses méandres plutôt contournés, et parfois un peu datés. Le lecteur qui découvre ce livre quelques soixante-dix ans ans après sa publication, pourrait d'ailleurs de prime abord sourire et le trouver obsolète, puisqu'à l'évidence le capitalisme est toujours vivace, tandis que le socialisme a reculé partout, notamment dans sa version la plus pure et aboutie, à savoir le communisme.
A y regarder de plus près, le constat doit toutefois être plus nuancé...

Du marxisme et de ses leurres
Passons rapidement sur l'exégèse un peu languissante de l'oeuvre de Marx, qui occupe un bon premier tiers de l'ouvrage. Tout en qualifiant tour à tour l'auteur du « Capital » de prophète, de sociologue, d'économiste, et de professeur, Schumpeter hésite sur l'importance qu'il faut en définitive lui donner. Il insiste sur sa grande érudition, sur sa maitrise exceptionnelle des mécanismes économiques, sur sa perception aiguë de certains phénomènes liés à l'industrialisation, notamment l'avènement de la « grande entreprise ». Mais dans le même temps, il en fait aussi un habile opportuniste, voire un charlatan. Il lui reproche notamment au titre de la lutte des classes, d'avoir « amplifié au maximum le rôle des conflits sociaux » et d'avoir construit un corpus idéologique quasi religieux, promettant rien moins que « le paradis sur la terre ».
Au plan purement technique, le jugement est sévère : « Un tribunal de juges compétents en matière de technique économique doit condamner Marx. Adhésion à un appareil analytique qui fut toujours inadéquat et qui, même du temps de Marx, devenait rapidement désuet ; longue liste de conclusions qui ou bien ne dérivent pas des prémisses, ou bien sont complètement erronées ; erreurs dont la correction modifie certaines déductions essentielles. jusqu'à les renverser parfois en leurs contraires - on peut à bon droit mettre toutes ces tares à la charge de Marx, en tant que technicien économique. »
En dépit de ses divergences profondes avec le modèle marxiste, ce qui hante Schumpeter, c'est le sombre pressentiment que ce capitalisme est voué à l'anéantissement, au profit du socialisme.
Contrairement aux Socialistes il n'envisage pas une fin brutale, mais une mort douce. Ni écroulement dans une gigantesque crise finale, ni révolution violente, ni Grand Soir comme point d'orgue à la lutte des classes. Rien de tout cela, bien au contraire, car pour Schumpeter : « le capitalisme est en voie d'être tué par ses réussites mêmes. »


La crise n'est pas une fin
S'agissant des crises, Schumpeter a toujours été de ceux qui pensent qu'elles ne sont pas susceptibles d'abattre le capitalisme. Il soutient même qu'il s'en nourrit et qu'elles le renforcent. Selon lui, le capitalisme est « un ouragan perpétuel », où alternent de manière cyclique, « les destructions créatrices ». Tant que ce turbulent mécanisme fonctionne, le système perdure : aux phénomènes de bulles spéculatives, succèdent les krachs correcteurs, et à l'inévitable épuisement technologique vient tôt ou tard succéder un progrès décisif redonnant vigueur au marché.
L'actualité récente donne une fois encore raison à cette théorie. On a vu par exemple comment le dispositif bien intentionné des subprime a conduit aux plus folles spéculation immobilières et in fine à la ruine du crédit, assainissant brutalement le marché.
Dans un tout autre domaine, on voit comment l'émergence de nouvelles techniques a permis par exemple la transfiguration rapide du marché des téléviseurs et un rapide renouvellement du parc. Dans cette révolution technologique, malheur au fabricant incapable de prendre le virage à temps, mais à l'échelle macro-économique, force est de reconnaitre que l'évolution s'avère bénéfique.
D'une manière générale, «  l'impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d'organisation industrielle - tous éléments créés par l'initiative capitaliste. » S'il fallait une autre illustration à cette thèse, ce serait la fabuleuse réussite de la firme Apple, sans cesse à la pointe de l'innovation et qui sait si bien susciter le désir chez ses clients.

Obsolescence de l'idée révolutionnaire
Quant au fantasme du Grand Soir, il est peu probable qu'il aboutisse à tuer le capitalisme, surtout maintenant qu'il est mondialisé. Au début des années 40, peu de temps après la grande crise économique occidentale, au début de la terrible conflagration mondiale, et au moment où le communisme paraissait triomphant à l'Est, la révolution russe aurait pu passer pour une préfiguration d'un cataclysme plus général. Mais aujourd'hui, les nombreux pays qui ont connu les affres de la révolution et de la terreur totalitaire qui s'en est généralement suivie sont vaccinés contre ces excès dévastateurs.
De l'autre côté, si le capitalisme n'a pas apporté le bonheur ou la prospérité à tous, il a suffisamment élevé le niveau de vie pour faire réfléchir à deux fois sur le risque de perdre les acquis sans vraie certitude de voir émerger un monde meilleur sur les ruines de l'ancien.

Les délices de Capoue
En définitive, si l'on suit Schumpeter, c'est en apportant la prospérité et habituellement la liberté d'expression, que le capitalisme pourrait paradoxalement amener sa propre déchéance. En stimulant en effet les exigences populaires, notamment en terme de qualité de vie, et en accroissant la richesse générale, il conduit à mettre en oeuvre les fameux acquis sociaux qui tendent à plomber son dynamisme, en raison de leur coût indéfiniment croissant et des contraintes qu'ils engendrent.
L'exemple actuel de la Chine constitue a contrario, de ce point de vue une vraie expérience de laboratoire. Le Parti unique, seul patron, seul employeur, était censé oeuvrer pour le bien du peuple, ne tolérant aucun ennemi ni aucune opposition. Il apparaissait donc au dirigeants, aussi superflu de disposer de syndicats défendant les travailleurs, que d'élections offrant la possibilité de les remplacer (« A quoi bon des élections désormais, puisque le peuple a tranché » s'exclamait Fidel Castro en accédant au pouvoir...).
Ce que certains ont appelé « les noces du communisme et du libéralisme », à savoir l'irruption brutale de la liberté d'entreprendre et de posséder, a bouleversé les règles du jeu. Les murailles du Parti se sont mises du jour au lendemain, étonnamment au service des nouveaux entrepreneurs, qui bénéficient de l'absence de contre pouvoir et de l'impossibilité même dans laquelle est toujours le peuple, d'exprimer tout mécontentement. Premier résultat de ce renversement : le décollage économique est immédiat et la croissance fulgurante.
Il est probable cependant qu'à terme , à la faveur d'une libéralisation de la parole, finissent par surgir des  revendications et des désordres sociaux qui apporteront alors des freins à ce développement hallucinant. La Chine sera confrontée alors à son tour à la problématique du système capitaliste libéral.
A l'inverse, en Europe et particulièrement en France, et surtout depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l'association de la liberté d'expression et du fantasme égalitaire de la social-démocratie, a permis l'émergence de l'Etat-Providence dont la faillite est à ce jour à peu près consommée.
De ce point de vue, le sentiment de Schumpeter rejoint les craintes émises dès 1830 par Tocqueville. Le capitalisme qui n'a jamais donné d'aussi spectaculaires résultats qu'aux Etats-Unis, semble y donner des signes d'essoufflement, à mesure que l'emprise de l'Etat grandit.  Pendant ce temps il patine dans la semoule de l'autre côté de l'Atlantique, où le modèle a toujours été contraint par les boulets que la protection sociale n'a cessé d'alourdir à ses pieds. Tandis que les politiciens démagogues s'enorgueillissent de nouveaux acquis sociaux, les gouvernements s'enfoncent irrémédiablement dans les déficits structurels. Et plus l'Etat en donne plus le peuple en demande...

L'effet boule de neige
Il faut ajouter que le capitalisme est menacé par un autre mal, inhérent à sa nature même : la concentration du capital. Cette dérive dont Marx lui-même avait pris la mesure, conduit à la faveur de la montée en puissance des techniques industrielles, à l'apparition d'entreprises impersonnelles, où la notion même d'entrepreneur a tendance à s'effacer. Le gigantisme, les fusions et les OPA, déresponsabilisent les administrateurs, éloignent la gestion du terrain et affaiblissent l'émulation. Au bout du compte, le système devient de plus en plus lourd et l'inertie et la bureaucratie gagnent tous les rouages jusqu'à les gripper. La déshumanisation progressive du système et le caractère astronomique des chiffres d'affaires, finit par créer un contexte dans lequel le capitalisme devient une sorte de grosse machine antipathique et amorale qui cumule les détracteurs et compte de moins en moins de défenseurs convaincus.
Au surplus, les entreprises deviennent si monstrueuses, que leurs difficultés financières ne sont plus tolérables par les gouvernements, hantés par le spectre de la grande crise de 1929. Suivant les leçons de Keynes, ils se croient obligés de voler à leur secours ce qui les conduit à échafauder des plans de relance de plus en plus coûteux et à inventer de nouvelles régulations, de plus en plus complexes, dans lesquelles le système ne fait que s'empêtrer davantage.
Selon Schumpeter, à l'inverse de qui est désormais admis par nombre de gouvernants, les recettes keynésiennes aggravent durablement le mal en semblant le soigner. Selon lui, à cause du New Deal, « les États-Unis, qui disposaient des meilleurs atouts de récupération rapide, furent précisément le pays où la reprise fut la moins satisfaisante », car « les mesures de cette nature sont, à la longue, incompatibles avec le fonctionnement efficace du régime de l'initiative privée ». Au total comme une formidable boule de neige, le capitalisme nécessite de plus en plus d'efforts pour continuer à avancer. C'est le moment où selon Schumpeter, le socialisme pourrait devenir une alternative quasi naturelle.

Socialisme et libéralisme sont-ils miscibles ?
C'est peut-être l'aspect le moins convaincant de la thèse...
Qui tente en effet de démontrer que le socialisme, auquel il faudrait se résoudre par la force des choses, pourrait être viable économiquement et compatible avec une certaine forme de démocratie. Mais pour le coup on a quelque difficulté à suivre. Car on voit mal comment, sur les ruines d'un système amolli par les délices de Capoue, épuisé par les déficits et rongé par la bureaucratie, le socialisme classique, englué dans ses dogmes idéologiques, pourrait apporter une vigueur nouvelle. D'ailleurs Schumpeter ne semble pas vraiment y croire. Il se défend avec insistance de souhaiter cette issue, et il ébauche par touches successives, un socialisme assez peu conventionnel, qui n'oublierait pas que « la démocratie moderne est un produit du processus capitaliste », « qui ne serait pas incompatible avec la décentralisation du pouvoir de décision », « qui permettrait d'éviter l'Etat omnipotent », et qui n'exclurait « pas nécessairement l'emploi des mécanismes concurrentiels », voire qui accepterait « qu'une large frange d'activités continue indéfiniment à être le théâtre de combinaisons, de compromis entre le secteur public et le secteur privé ».

En somme, au terme de beaucoup d'expectatives devant ces démonstrations déroutantes, j'en suis arrivé à la conclusion que Schumpeter avait fort bien décrit les mécanismes d'usure et de perversion progressives du capitalisme tels qu'on les voit en action sous nos yeux.
Mais qu'en fait d'évolution inéluctable vers le socialisme, il n'avait fait qu'envisager de manière assez elliptique, un retour à une forme de libéralisme proche de celui des origines, celui du self-government, celui des petits propriétaires, « des détaillants et des petits industriels ». Cette vision a sans doute quelque chose d'utopique mais pourrait contenir également les germes d'une espèce d'humanisme socio-économique, préservant la liberté, la fraternité, et l'égalité, non des conditions, mais des droits et des chances... Tout est question de définition.

Illustration : Odilon Redon. La tentation de Saint-Antoine

05 mai 2010

Capitalisme et Liberté

Publié au début des années soixante, alors que les théories keynésiennes étaient en vogue, ce livre détonant passa pratiquement inaperçu. Il n'eut droit à aucune couverture médiatique, hormis un article de la revue anglaise The Economist. Ça n'empêcha pas son auteur Milton Friedman (1912-2006), d'obtenir le prix Nobel d'économie en 1976...
Il est réédité en 2010, au moment où reviennent de plus belle, les récriminations de ceux qui veulent toujours plus de régulations et qui souhaitent accroitre le rôle de l'Etat, garant selon eux de la justice sociale. Nul doute qu'il sera jugé avec la même intolérance, en dépit des évidences qu'il continue envers et contre tout d'objectiver.

Milton Friedman souvent classé comme libertarien ou ultra-libéral, revendique tout simplement l'étiquette de libéral. Ça paraît évident, mais il faut savoir qu'aux Etats-Unis cette appellation est quasi synonyme de socialiste ! C'est pour lui la conséquence d'un abus de langage, assez coutumier aux gens de gauche, qui consiste à s'arroger les vertus qu'on n'a pas. En Amérique, ils se disent libéraux, en Europe ils se prétendent progressistes...
Comme le titre de l'ouvrage l'indique clairement, le propos est de montrer pourquoi le capitalisme, tout bien considéré, s'avère de tous les systèmes existants, le moins mauvais pour préserver la liberté, dans une société humaine responsable, soucieuse par ailleurs d'équité et de respect mutuel.

La démonstration s'appuie sur deux principes que l'auteur juge consubstantiels à toute démocratie éclairée :
-Dispersion et caractère ascendant du Pouvoir
-Limitation des prérogatives du Gouvernement
S'agissant du pouvoir, Friedman estime qu'il faut avant tout veiller à en éviter la concentration et la centralisation. Pouvoir et contre-pouvoirs doivent s'équilibrer, comme le prévoit d'ailleurs avec une robuste harmonie, la Constitution Américaine (exécutif, législatif, judiciaire).
En matière de dispersion, à l'instar de ce que préconisait Montesquieu, mieux vaut partir du bas que du haut. L'échelon local étant celui qui conditionne la vie de tous les jours, c'est à ce niveau que l'essentiel des réglementations et des lois doivent être conçues et s'exercer en premier lieu. Ce qui, entre autres avantages, laisse à chacun la possibilité de changer de ville ou de région si les règles en vigueur ne lui conviennent pas ! Aux Etats-Unis, ce qui ne peut relever du Comté dépend de l'Etat, et ce qui ne peut relever de l'Etat dépend du Gouvernement Fédéral...
En somme, à part l'organisation et le financement de la défense nationale, « le rôle fondamental du gouvernement est de nous fournir des règles en même temps qu'un moyen de les modifier, d'aplanir entre nous les différends sur la signification de ces règles, et de veiller à ce qu'elles soient observées... »
Tout le reste n'est que littérature, ou presque...

Pour Milton Friedman, le gros défaut de la conception socialiste de l'Etat, est de « forcer les gens à agir contre leurs propres intérêts afin de favoriser un intérêt général supposé». L'Etat omnipotent prétend représenter cet intérêt général, mais c'est présomptueux et ça relève même de la pure folie, car la liberté est fragile, et « le pouvoir concentré n'est pas moins dangereux parce que ceux qui le détiennent ont de bonnes intentions. »
A l'inverse, l'économie libre donne aux gens ce qu'ils veulent et non pas ce qu'une instance tierce estime qu'ils devraient vouloir. En réalité, « ce qui se cache derrière la plupart des arguments contre le marché libre, c'est le manque de foi dans la liberté elle-même... »
En somme, Friedman plaide pour le self-government et la responsabilité individuelle. Il s'inscrit ainsi dans la droite ligne de Tocqueville, rejetant notamment « le pouvoir absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux » de l'Etat-Providence.

S'il fallait faire un reproche à l'ouvrage, il faudrait dire, bien qu'il contienne nombre de réflexions très pertinentes, qu'il reste au plan de la vulgarisation, n'atteignant ni la profondeur impressionnante de vues de Hayek, ni la clarté étincelante de Tocqueville. La traduction, trop littérale et un peu lourde, étant probablement pour quelque chose.
L'argumentation quant à elle, qui embrasse parfois des problématiques complexes, use de raccourcis un peu elliptiques (sur la théorie monétaire par exemple, ici survolée). Sur certains sujets elle paraît un peu réductrice et datée (« si le travailleur japonais a un plus bas niveau de vie que le travailleur américain, c'est parce qu'il est en moyenne moins productif »). Sur d'autres, elle n'est pas dénuée de contradictions. Par exemple Friedman affirme à propos de la démarche de certification industrielle, que c'est «  quelque chose que le marché privé peut généralement faire lui-même », puis après un raisonnement alambiqué finit par conclure : « qu'une façon de tourner le problème.../... est de recourir à la certification gouvernementale ».
De même sur l'école publique dont il critique la tendance à l'uniformisation en même temps qu'il lui reconnaît la fonction importante d'avoir « imposé l'anglais comme langue de tous... »

Sur quantité de sujets il expose toutefois avec brio ce qui fait l'essence de l'esprit du libéralisme moderne. Il insiste évidement sur la nécessité de la concurrence, égratignant au passage la conception qu'en ont souvent les Européens : « Aux USA, la libre entreprise signifie que chacun est libre de fonder une entreprise mais qu'il n'a pas le droit d'interdire la concurrence, ni de se trouver en situation de monopole.../... En Europe, cela signifie que les entreprises ont le droit de créer des monopoles, ou bien de s'entendre, de se partager les marché, ce qui affaiblit la concurrence... »
Bien qu'il juge légitime la défense des salariés par les syndicats et le contrôle de certaines professions, il met en garde, à propos des dérives corporatistes. En plaidant pour des hausses de salaires non fondées, les syndicats contribuent à détruire l'emploi. Et inversement en défendant par principe, le maintien d'emplois inutiles, ils contraignent à plafonner les salaires. Dans le même ordre d'idées, il critique les politiques de soutien aux prix agricoles, qu'il estime seulement capables de maintenir artificiellement plus de gens que nécessaire à la terre.
D'une manière générale, Milton Friedman dit tout le mal qu'il pense du contrôle des prix, et s'insurge notamment sur les mesures gouvernementales prises sur l'or en 1933-34, qu'il considère comme une nationalisation du métal jaune : « Il n'y a pas de différence de principe entre cette nationalisation de l'or à un prix artificiellement bas, et la nationalisation par Fidel Castro de la terre et des usines à un prix artificiellement bas. »
Il défend en revanche avec la dernière énergie le principe du libre échange et condamne « l'attitude incohérente consistant à subventionner certains états étrangers (et donc à cette époque à favoriser le socialisme), tout en imposant des restrictions à l'importation des biens qu'ils arrivent à produire. »
En matière de justice sociale, il souligne avec beaucoup de clairvoyance les effets pervers des lois anti-discrimination, du salaire minimum, de certains programmes de logements sociaux (public housing), du principe de la carte scolaire.
Enfin, il s'attaque au mythe délétère de la redistribution : « on prend aux uns pour donner aux autres, non par souci d'efficacité mais au nom de la justice. » Il juge ainsi particulièrement inefficace le principe de l'impôt progressif, qui favorise l'évaporation des richesses et conduit fatalement à mettre en œuvre quantité de "niches", qui compliquent et dénaturent le dispositif fiscal. Au lieu de cela, on connait sa suggestion d'une Flat Tax, d'assiette large mais modérée (autour de 20%), pondérée le cas échéant d'un impôt négatif et d'aides ciblées et personnalisées (chèque éducation).

Au total, Milton Friedman reste avant tout l'adversaire très convaincant du modèle économique keynésien. Il montre notamment, chiffres à l'appui, qu'en fait « d'amorcer la pompe » les grands programmes de dépenses gouvernementales, aggravent les tendances inflationnistes et le chômage, et surtout, qu'ils s'avèrent quasi irréversibles, créant à long terme de la dette structurelle, difficile à résorber, et une dépendance grandissante à l'Etat.
Un de ses apports les plus éclatants reste d'avoir montré que la liberté apportait la prospérité (la liberté économique étant pour lui évidemment indissociable de la liberté d'expression). Le libéralisme n'exclut pas la survenue de crises, qui doivent être surmontées avec pragmatisme et non à coup de diktats idéologiques. A moins d'être aveuglé par ces derniers, chacun peut constater facilement que l'association liberté et prospérité s'avère durable et reproductible comme tout ce qui est vrai...