10 décembre 2017

C'est Tocqueville qu'Onfray torture

Après avoir injustement maltraité le vénérable Kant, Michel Onfray s’attaque aujourd’hui méchamment à Alexis de Tocqueville (1805-1859).
Avec son récent ouvrage Tocqueville et les Apaches, il entreprend en effet selon son point de vue, de démythifier ce merveilleux penseur de la démocratie et de la liberté.

Disons-le d'emblée, les maux dont il l’accuse sont absolument imaginaires, inventés de toutes pièces, et le portrait qu’il en fait est une infâme caricature dénaturant totalement le message pourtant limpide et lumineux du meilleur analyste politique que la France enfanta.

Il commence sa pesante digression par un troublant aveu : “Longtemps je n’avais lu de Tocqueville, que son Ancien Régime et la Révolution Française. C’était au temps de la pleine mode du philosophe libéral et j’avais opté pour ce texte parce que banalement, la furieuse révolution française m’intéressait plus que la banale démocratie en Amérique.”

Tout est dit ou presque. Onfray, qu’il est convenu de considérer comme un grand intellectuel de ce temps, ignorait tout simplement “De la Démocratie en Amérique”, à l’instar des malheureux écoliers passés par la machine à décerveler de l’Education Nationale !
Plus grave encore, il considérait (mais faut-il mettre cela au passé) la fabuleuse aventure américaine, comme quelque chose de banal, tandis qu’il se passionnait pour les horreurs de notre exécrable révolution…

Devant tant de misère, je me suis demandé s’il était nécessaire d’aller plus loin. J’aime la polémique et les querelles intellectuelles. Et bien qu’étant en constant désaccord avec les théories d’Onfray, je ne peux m’empêcher d’en suivre le parcours brillant, ne serait-ce que pour mieux forger à ce feu dévastateur, le fer de mes arguments. Il n’y a pas tant de penseurs à notre époque, depuis la disparition de Jean-François Revel et de René Girard.

Mais même si Onfray écrit bien, il est impossible de suivre le rythme effréné de ses publications. J’ai depuis de longs mois son interminable Cosmos sur ma table de nuit, second volet d’une fastidieuse trilogie messianique... En définitive je préfère me consacrer à ses opuscules, qu’à ses pavés. Logiquement, j’ai autant de chances d’y cerner son raisonnement et j’économise du temps. “Dieu préserve ceux qu’il chérit des lectures inutiles” disait Lavater….

Hélas, cette fois encore, la déception est grande. Dans ce qu’il faut bien appeler un pamphlet anti-Tocqueville, c’est bien simple, tout est faux ou à contresens.

Onfray commence à faire de notre fameux Normand un homme “de Gauche”, ce qui est une première approximation, pour ne pas dire davantage. Certes il voulut siéger sur les bancs de gauche à l’Assemblée Nationale, mais il fut on ne peut plus clair sur son engagement : “Je n'ai pas de traditions, je n'ai point de parti, je n'ai point de cause, si ce n'est celle de la liberté et de la dignité humaine”
Sa détestation du socialisme naissant ne faisait aucun doute. Onfray l’admet d’ailleurs, mais juste pour en faire un traître à l’Idéologie que lui-même continue de vénérer, envers et contre toutes les calamités dont elle est responsable.
A la vérité, Onfray cherche toujours l’introuvable socialisme au travers de ses lubies hédonistes, aux relents vaguement proudhoniens. Toujours déçu, toujours frustré, il alla jusqu’à frayer avec les communistes révolutionnaires de Besancenot et se déclare avec constance et opiniâtreté anti-libéral ce qui est un non sens pour quelqu’un se vantant par ailleurs d'être libertaire.

J’avais caressé un petit espoir que la lecture de Tocqueville l’amène à changer d’avis voire, ce qui eût été paradoxal pour cet athée notoire, à se convertir... Il n’en fut rien évidemment. 

Bien qu’il rédigea il n’y a pas si longtemps une première analyse plutôt élogieuse, à l’occasion de l’inauguration de la médiathèque de Caen, intitulée “La Passion de la Liberté”, il revient avec ces Apaches à ses vieux démons et brandit de plus belle sa rhétorique lapidaire pour démolir au sabre celui qu’il aurait tout à coup (re)découvert.
Quelques exemples devraient suffire à objectiver le caractère partisan et captieux de cette entreprise.
Passons sur l’amalgame idiot qui consiste à associer Tocqueville au mitterrandisme, au motif que “les années mitterrand sont celles de la seconde naissance de Tocqueville”, permettant lorsqu'on est de gauche, "de penser comme à droite pourvu qu’on soit libéral.”
S’il est vrai que certains mitterrandolâtres se sont réclamés de Tocqueville, c’est par ignorance crasse de sa philosophie et pour donner l’illusion d’une ouverture à leur programme bouffi de contradictions et de partis-pris. Les Socialistes français n’ont évidemment jamais rien eu à voir avec le libéralisme et ils n’ont rien de commun avec le bon Tocqueville. Leur manie insane de découper la liberté en tranches, dont ils font mine de retenir certaines (le libéralisme philosophique) tandis qu’ils rejettent les autres (notamment l’économie) démontrent qu’ils n’ont rien compris à la pensée libérale. Qu’on le veuille ou non, Tocqueville s’inscrit dans une lignée qui comprend des gens comme Turgot, Say, Bastiat et autres économistes distingués.
 
Onfray enferme comme on le sait, sa propre conception dans cette impasse.
Pire, il reprend peu ou prou les antiennes débiles de Sartre, en s’attaquant à
Raymond Aron qu’il accuse d’avoir “poussé Tocqueville comme on pousse un veau aux hormones”. Cuistrerie consternante dont il remet une couche, en affirmant même qu’il “s’en est servi comme d’une machine de guerre pour combattre Marx, le marxisme, le stalinisme, le soviétisme.”
En l’occurrence, ce dont s’est scandalisé Aron, c’est qu’on ait pu ignorer Tocqueville au profit de Marx dans les milieux éducatifs et universitaires français. Force est de constater que la propre école d’Onfray n’a pas fait mieux…

Malheureusement, à ces contre-vérités sur la vraie nature du libéralisme, Michel Onfray ajoute une grosse louche de mauvaise foi en assénant que Tocqueville aurait été “Raciste, ségrégationniste, colonialiste”, qu'il ne concevait le libéralisme qu'à condition d'être "blanc, homme, chrétien, et d'origine européenne" et “qu’il estimait que le massacre des Indiens obéissait à la Providence...”

Mais comment a-t-il donc lu l’oeuvre dont il trahit de manière aussi éhontée l’esprit ? Comment peut-il occulter des pans entiers du discours qui affirme entre mille autres citations : “l’esclavage déshonore le travail, il introduit l’oisiveté dans la société et avec elle l’ignorance et l’orgueil, la pauvreté et le luxe. Il énerve les forces de l’intelligence et endort l’activité humaine”
Comment ose-t-il tronquer une partie du propos pour tenter d’assimiler les constats de Tocqueville sur l'Amérique à des opinions ?
Par exemple, il extrait sournoisement du chapitre traitant des “trois races aux Etats-Unis”, une phrase dont il fait le pilier fondateur d’une pensée perverse : “parmi ces hommes si divers, le premier qui attire le regard, le premier en lumière, en puissance, en bonheur, c’est l’homme blanc, l’Européen, l’homme par excellence; au dessous de lui paraissent le nègre et l’Indien.”
Il se garde bien de citer ce qui suit et qui donne tout son sens à l'ensemble, attestant notamment de l’absence de complaisance de l’auteur pour ce qu’il voit de ses propres yeux : “Ces deux races infortunées n’ont de commun ni la naissance, ni la figure, ni le langage, ni les mœurs. Leurs malheurs seuls se ressemblent. Toutes deux occupent une position également inférieure dans le pays qu’elles habitent; toutes deux éprouvent les effets pervers de la tyrannie; et si leurs misères sont différentes, elles peuvent en accuser les mêmes auteurs…”

Ainsi, Onfray qui faisait le reproche au biographe Jean-Louis Benoit, dont il s’était inspiré pour son premier ouvrage, de s’être “contenté de morceaux choisis à dessein”, pour présenter Tocqueville comme “un auteur fréquentable”, commet une faute bien plus terrible. Il se permet de caviarder le texte qu’il commente pour n’en faire ressortir que des éléments à charge. Ce faisant, il agit comme un censeur des plus vils, voire un inquisiteur cherchant à produire l'aveu de crimes fabriqués.

Malheureusement, tout l’ouvrage est de cette même eau, trouble et polluée.
Comme s’il avait une intention préconçue de déformer le propos à seule fin de le rendre odieux, et de le discréditer définitivement aux yeux des naïfs qui n’auront pas le courage de vérifier les assertions à l’emporte pièce qu’il balance à tour de bras.
A moins qu’il ne soit passé complètement à côté du message, ce qui n’est pas impossible, tant il paraît encore encombré par ses œillères idéologiques.
Dans les deux cas c’est rédhibitoire pour un philosophe prétendu clairvoyant et honnête…

07 décembre 2017

Necrostalgia

Selon Victor Hugo, la meilleure façon d’avoir raison c’est d’être mort.
Le grand homme incarna cet adage, qui souffrit de son vivant de l’exil, et qui eut droit à de somptueuses funérailles nationales.
Cette semaine, les assauts de louanges qui suivent la disparition de Jean d’Ormesson et dès le lendemain, celle de Johnny Hallyday, confirment le constat de l’auteur des Misérables.
Certes ces deux là furent plutôt choyés de leur vivant par l’opinion publique. Mais il n’en fut pas toujours ainsi et bien que leurs destins respectifs soient plutôt éloignés, ils se ressemblent à maints égards.

Ils prêtèrent le flanc à la critique, l’écrivain pour son engagement à droite et son côté vieille France, le chanteur pour ses manières un tantinet rustiques et son style jugé parfois un peu ringard.
Tous deux surent pourtant esquiver ces moqueries en les acceptant de bonne grâce, avec une indifférence classieuse, désarmante. Ce faisant, ils réussirent à se faire respecter de tous y compris de l’intelligentsia…

Si aucun des deux ne révolutionna le genre dans lequel ils firent carrière avec succès, chacun fit ce qu’il put pour servir son art de son mieux. Il y eut certainement la même sincérité dans l’amour de la littérature de l’un et dans la passion du rock ‘n roll de l’autre. Les deux durent leur célébrité à un charisme exceptionnel, l’un dans les salons parisiens, l’autre sur les scènes de ses concerts. Nul doute qu’ils procurèrent du plaisir à leurs publics respectifs et leur respectable longévité n’est pas le moindre de leurs talents.

Mais si pour paraphraser Jean d'Ormesson, on peut dire malgré tout que leur vie fut belle, que restera-t-il dans les mémoires ?
L'auteur de la Gloire de l'Empire écrivit beaucoup mais ses romans laissent le goût de l’eau de rose, déjà quelque peu évaporé, et les idées qu’il développa dans ses nombreux ouvrages philosophiques sont aussi légères que des papillons. Tout ça s’envole avec grâce mais sans lendemain. On dit qu’il excellait dans l’art de la conversation, mais son style était fait de pirouettes et de mots d’esprit. Pour élégants qu’ils fussent, ils n’ont pas de vraie trajectoire et peu de consistance durable hélas.
Johnny Hallyday fut parait-il le Elvis français, c’est tout dire. En dépit d’une voix de stentor qu’il savait faire vibrer avec beaucoup d’expressivité et parfois même de tendresse, il restera sans doute comme un suiveur de modes. Après avoir adapté nombre de standards américains, il sut faire appel à de bons auteurs compositeurs qui lui permirent d’inscrire quelques titres qui résonneront longtemps dans les oreilles françaises:  Que Je T'aime, l'Envie d'Avoir Envie, Retiens La Nuit, Laura, Quelque Chose de Tennesse...
Mais françaises, car si tous deux trouvèrent la gloire chez eux, s’ils résument un peu l’esprit d’un pays, ils ne parvinrent pas à le faire rayonner à travers le monde.

Aujourd’hui, les hommages pleuvent. Il faut dire que notre époque n’a plus guère de héros, pour reprendre le mot du Président de la République, et les médias sont à cours de sujets mobilisateurs. Tout le gratin rapplique pour apporter force témoignages larmoyants. Ainsi va le monde….

Tout bien pesé, si Dieu existe, il les enverra sans doute au Paradis car ils ont fait beaucoup plus de bien que de mal à leurs contemporains...