13 juin 2007

De natura rerum


Il n'est pas forcément besoin pour se ressourcer comme on dit, d'aller chercher des perspectives exotiques, des destinations lointaines ou des points de vues grandioses.
A l'instar de Voltaire qui pensait que l'art de cultiver son jardin constituait une forme de sagesse, il est possible d'éprouver de puissantes sensations en s'immergeant au sein d'univers microscopiques.
Certains artistes vous terrassent par la magnificence ou l'ampleur de leur oeuvre. Pourtant c'est souvent un détail qui s'impose à jamais dans les souvenirs plus que la masse des concepts et des digressions. Proust assomme par le poids de sa Recherche du Temps Perdu et somme toute, ce qu'on évoque le plus communément, c'est l'épisode intime de la madeleine. Victor Hugo survole le XIXè siècle littéraire de sa stature gigantesque et tout un chacun retient l'image du vieil homme ému qui évoque la mémoire de sa fille « à l'heure où blanchit la campagne ». Au milieu des dizaines d'heures de lourd tumulte émanant des opéras de Wagner, surgissent quelques minutes de grâce indescriptible, celles du lied de Wolfram qui illuminent à tout jamais Tannhaüser...
Une ville, un paysage, un voyage peuplent l'esprit de visions fantasmatiques. Mais parfois le trop plein d'émotions, submerge l'esprit. On se souvient de Stendhal en proie au malaise après avoir visité Florence et ses musées. Rassasié, saturé comme après un festin trop pléthorique, il se sent mal, croit défaillir : « J'étais arrivé à ce point d'émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j'avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. »
En somme la leçon est peut-être qu'il ne faut abuser de rien et savoir parfois se satisfaire des beautés discrètes qui résident sous le regard mais qu'on néglige tant on est tenté de chercher loin ce qui se trouve près. On peut voyager et voir de haut le monde à la manière neutre de l'objectif d'un appareil de photo, mais il suffit de regarder en s'approchant une fleur, pour y percevoir d'infinies nuances de formes, de couleurs, et de parfums.


C'est un peu le sentiment que j'ai en contemplant les natures mortes d'Edouard Manet. J'y trouve une force expressive peut-être supérieure à celle qui émane de ses tableaux plus célèbres, de ses audacieuses mais un peu artificielles compositions qui firent scandale autrefois : le Déjeuner sur l'Herbe, l'Olympia...
Car dans ces modestes tableaux domestiques la réalité est transcendée. De la peau mate et irisée des fruits sourd une douce sensualité, une sorte de délicate palpitation organique; des arrangements de fleurs dans un vase jaillissent des contrastes subtils, tempérés par les transparences conjuguées du verre et de l'eau. Un bouquet de violettes est comme une mousse bleue abstraite qui sort de l'ombre et emplit de bonheur l'espace. Les huîtres dans leur plat opposent presque suavement leurs nuances nacrées, le velours de leur chair ocre et brune, à l'éclat acide des citrons...


Toute sa vie Manet, inspiré largement par son grand ancêtre Chardin, pratiqua l'art de la nature morte. Souvent c'était pour apporter une touche de couleur, un détail insolite ou original à ses portraits et ses compositions intérieures. Durant les dernières années de sa vie elles sont devenues l'objet même de sa peinture, occupant toute son attention. Il en créait partout, même pour illustrer ses courriers. Elles forment comme un accomplissement intérieur imprégné de tendresse et d'humilité. Elles parlent au spectateur comme une voix douce chuchotant à l'oreille de précieux secrets. La sublimation de l'art en quelque sorte.

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