22 mai 2008

Méditation transcendantaliste


Il y a des mots étranges, nimbés naturellement d'une sorte d'aura philosophique, qui les rend si ce n'est inintelligibles, pour le moins bardés de mystère. Transcendantal est de ceux-là. S'il donne à celui qui l'emploie une posture supérieure quasi séraphique, il intimide le béotien qui l'entend, et le plonge dans le désarroi. Car il comprend vaguement qu'il s'agit d'un concept extra-sensoriel, susceptible de traverser la réalité matérielle comme une sorte de diamant céleste, à la recherche de l'immanence absolue du Monde. Il comprend aussi que pour entrouvrir les portes énigmatiques de la Métaphysique il impose préalablement, de se soumettre à d'austères méditations et de s'imprégner de lectures hermétiques.
Au surplus, la définition qu'en donne Emmanuel Kant, maître en la matière, n'est pas faite pour apaiser les esprits inquiets : « J’appelle (transcendantale), toute connaissance qui s’occupe en général non pas tant des objets, que de notre mode de connaissance des objets en tant que celui-ci doit être possible a priori»
Pourtant, par un surprenant paradoxe, le transcendantalisme d'apparence inaccessible au commun des mortels, caractérise aussi la philosophie de l'Amérique naissante, rustique, triviale, celle des fermiers et des cowboys. Il est même devenu le point commun de toute une école d'écrivains tels que Ralph Waldo Emerson (1803-1882), Henry David Thoreau (1817-1862) ou Walt Whitman (1819-1892).
Mais, en quoi l'Amérique, pays réel s'il en est, peut-elle être transcendantale ?
Celui qui cherche la clé de cette énigme, constatera rapidement que ces gens, avec une âme de pionniers, s'étaient donnés pour mission première de transcender au sens propre, la notion de littérature, allant jusqu'à revendiquer tout simplement la re-création du genre.
De ce point de vue, il n'est pas indifférent de noter que le Centre de Gravité de cette nébuleuse intellectuelle qui vit le jour un peu avant le milieu du XIXè siècle, se situe à Concord, petite ville campagnarde du Massachusetts, proche de Boston.
Cette cité est emblématique aux yeux des Américains. C'est ici que débuta la Guerre d'Indépendance en 1775. C'est ici, selon le vers fameux d'Emerson, que retentit « Le coup de canon que le Monde entier entendit ».
Episode annonciateur de la libération américaine de ses attaches européennes, le début des hostilités contre l'Angleterre reste le vibrant symbole de l'émancipation du Nouveau Monde. Les transcendantalistes étaient imprégnés de cette aspiration gigantesque. Après celle du pays en 1776 dont Jefferson fut un des principaux artisans, Emerson se fit un devoir de rédiger « la déclaration d'indépendance des lettres américaines».
Non pas qu'ils fussent ignorants ou ennemis de l'Europe, mais les pères fondateurs de la Pensée Américaine entendaient inscrire leur oeuvre dans une vraie logique de rupture. Première explication à la transcendance : c'est le dépassement de l'ordre ancien des choses.



Si l'on voulait résumer cette nouvelle foi de bâtisseurs, à quatre notions cardinales, on pourrait y voir Dieu, l'Individu, la Nature, et enfin l'Optimisme.
S'agissant de Dieu
tout d'abord, il est difficile d'en avoir une conception plus libre que celle des transcendantalistes.
Emerson descendait d'une longue lignée de pasteurs unitariens, au service d'une secte chrétienne qui réfute le dogme de la trinité et considère le Christ avant tout comme un homme. Emerson rompit pourtant avec cette tradition familiale assez émancipée et déclencha pour sa part un beau scandale à Harvard en s'exclamant : «être un bon pasteur, c’est quitter l’église !»
Rejetant en somme ce qui fait l'essence même du christianisme, il s'affranchit de tout dogme, tout rite, et même de la notion de péché originel « Je ne souhaite pas expier, mais vivre» révèle-t-il dans « La Confiance en Soi ».
La conception de Dieu s'apparente chez lui à une sorte de panthéisme. Ce qu'ils appelle Dieu est l'unique réalité qui forme avec la nature un tout indivisible. Et l'homme se conçoit comme étant une parcelle de ce tout universel. Une de ses remarquables contributions à la philosophie repose sur la conviction que le fondement de l'Univers est la conscience, et non la matière.
En cela il est vraiment transcendantaliste, tout en se distinguant nettement de certains penseurs allemands desquels on le rapproche parfois, notamment les idéalistes Fichte, Schelling, Hegel, et, bien qu'il sublime dans son discours la force de l'Homme (« C’est seulement lorsqu’un homme rejette toute aide extérieure et qu’il lutte seul que je le vois fort et vigoureux »), il est à mille lieues de l'athéisme de Nietzsche.
Pas de surhomme ici. Le culte de l'homme fort, chez les transcendantalistes s'inscrit dans une démarche résolument individualiste, terriblement américaine. On a pu dire non sans raison qu'elle est à la racine du mythe qui anime le Western. Car c'est en lui-même et nulle part ailleurs que l'homme peut espérer trouver le plein épanouissement : « Celui qui sait que l’âme est le siège de la puissance, qu’il n’est faible que parce qu’il a cherché le bien en dehors de lui-même, et qui, s’apercevant de son erreur, se rejette sans hésiter sur sa pensée, reprend à l’instant son équilibre, se redresse, comme ses membres, et fait des miracles. »( Nature).
Quelle plus belle expression de cet individualisme universaliste, que celle de Walt Whitman, dans son « chant de moi-même » :
« Je me célèbre moi,
Et mes vérités seront tes vérités,
Car tout atome qui m’appartient t’appartient aussi à toi. »
Toutefois si Emerson s'en remet à l'Homme, il le fait avec on ne peut plus de modestie et de simplicité. Il ne réclame surtout pas trop de hauteur : « I ask not for the great, the remote, the romantic ». Au contraire, il veut « s’asseoir aux pieds du bas ».
Comme le fait remarquer très justement Sandra Laugier : « Emerson prend position du côté de ce que des philosophes comme Berkeley et Hume ont appelé le vulgaire, the vulgar, et contre toute une lignée de penseurs qui va de Platon à Heidegger en passant par Nietzsche, pour qui la véritable pensée requiert une sorte d’aristocratie spirituelle.

Cela dit, si l'individu ne doit compter que sur lui-même (« En chaque homme, un État »), il n'est pas dit pour autant qu'il ne puisse parfois s'appuyer sur les autres. Ou plutôt qu'il ne puisse aider les autres. puisqu'il est indissociablement lié à eux, faisant partie d'un seul grand ensemble, la Nature.
Il faut comprendre que c'est de cette manière et d'aucune autre, que peuvent pleinement s'exprimer les notions d'amour et de respect. On est assurément ici, très proche de l'Impératif Catégorique de Kant.

Par leur amour de la nature, Emerson et Thoreau furent des écologistes avant l'heure, c'est certain. On se souvient naturellement du « voyage » de 2 ans entrepris par Thoreau dans une cabane perdue dans la propriété d'Emerson, sur le site sauvage et isolé de Walden Pond. Mais leur perspective dépasse de loin le culte niais et rétrograde de l'environnement que l'écologie semble être devenue de nos jours. Emerson n'a jamais rejeté les bénéfices des découvertes scientifiques. Il manifestait la volonté d'une application raisonnée, responsable.
Car la Nature, bien que précieuse et belle, n'est pas une entité extérieure, qu'on doit vénérer sans y toucher. Elle interagit avec les êtres humains et donc évolue avec eux. Charge à ces derniers de pousser dans le bon sens...
En somme, on peut être tenté de réduire le transcendantalisme à une sorte de pragmatisme moral et poétique. Il est de toute manière selon Gérard Deledalle, « mal nommé, car ce que propose Emerson est une forme particulière d’empirisme, qu’on appellerait volontiers empirisme radical si la dénomination n’avait été proposée par William James. Mes perceptions sont plus fiables que mes pensées, car fatales, indépendantes de ma volonté d’agripper le monde. »
L'optimisme de cette théorie et sa foi en un monde en amélioration constante, recèle évidemment quelques lacunes. On peut reprocher notamment une tendance à l'égarement rousseauiste et surtout une grande naïveté. Selon Nietzsche, « Emerson a cette gaieté bienveillante et pleine d'esprit qui désarme le sérieux »...
Dans la bouche de l'auteur du "Gai Savoir" c'était un compliment; mais pour Nathaniel Hawthorne, disciple des premiers temps, l'expérience d'utopie rurale vécue à la Brook Farm, sorte de communauté hippie avant l'heure où chacun cultivait son potager en philosophant, fut un échec : « De tous les lieux haïssables, celui-ci est le pire. Je pense que l’âme d’un homme peut être enfouie et périr sous un tas de crotte ou dans un sillon, exactement comme sous une pile d’argent. »
En définitive la voie transcendantale, tracée par Emerson et ses disciples est parfois difficile à suivre tant elle est préoccupée avant tout par son « aversion de la conformité ». Pour tenter de conclure en quelques mots, je dirais que de manière éclectique elle prend sa source dans la morale Kantienne, est vivifiée par l'empirisime pragmatique de Hume, extrait le meilleur de Rousseau, se gorge d'idéalisme poétique, le tout pour donner naissance à l'homme simple et responsable, conscient de l'importance de son destin, à qui incombe la tâche immense de construire et de pérenniser le Nouveau Monde !


Pour ceux qui voudraient aller plus loin sur cette voie :
Revue Française d'Etudes Américaines
avec les contributions de Gérard Deledalle et de Sandra Laugier
Un peu de tourisme à Concord
Enfin les oeuvres en ligne d'Emerson.

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