30 juin 2011

L'ouverture du Monde I

Le concept de mondialisation qui donne lieu à toutes sortes de fantasmes et de craintes suscite aussi des engouements inattendus. Pour preuve, le colossal succès de librairie de l'ouvrage de Thomas L. Friedman paru en 2005, qui en présente une interprétation enthousiaste.
Plus de 7 millions d'exemplaires vendus annonce la jaquette de "La Terre est Plate" !

A la lecture, ce pavé de 450 pages se révèle pourtant surabondant dans l'argumentation, faisant alterner des évidences, des longueurs, des répétitions ou des effets de style un peu ampoulés voire carrément plâtreux. On adhère par exemple moyennement à l'imposante rhétorique décrivant les dix forces qui auraient "aplati le monde" ou à "la triple convergence" qui sonne comme une lapalissade.

Pourtant ce fatras redondant recèle quelques observations bien senties, ou relevant du simple bon sens, qui méritent d'être soulignées. Car entre les défenseurs peu inspirés d'un cosmopolitisme laxiste, et les tenants d'un retour au nationalisme étriqué, une voie médiane existe.

Elle s'inscrit probablement mieux dans le modèle de la société ouverte abondamment décrit par Karl Popper (1902-1994), que dans l'aplatissement du monde décrit dans cet ouvrage.
Lorsque Friedman s'exclame : "Dans un monde plat on ne peut pas s'enfuir, on ne peut pas se cacher. Il faut être sage parce que toutes les erreurs que vous commettez finiront par pouvoir être révélées", comment ne pas être tenté de remplacer "plat" par "ouvert" ?

A condition d'accepter cette équivalence, nombre de constats paraissent pertinents.
Par exemple, dans un monde où tout se tient, où tout communique, la probabilité qu'un pays s'isole dans le totalitarisme est réduite. C'est dans ce contexte qu'on a vu s'effondrer irrémédiablement le glacis soviétique, qu'on voit peu à peu se dissoudre la vieille dictature maoïste en Chine, et qu'on assiste au démembrement des régimes autocratiques et fermés du Proche Orient.

Il y a beaucoup à espérer de la disparition des barrières.
Comme le remarque judicieusement Friedman, "La guerre Froide avait opposé de manière frontale Capitalisme et Communisme, …/... [mais] la chute du mur de Berlin a fait basculer l'équilibre des pouvoirs en faveur des gouvernements démocratiques au détriment des régimes autoritaires et en faveur de l'économie libérale au détriment de la planification centrale "
De même "Les Chinois dessinent sur ordinateur les maisons des Japonais, près de soixante-dix ans après l'occupation de la Chine par l'armée japonaise. Tous les espoirs sont permis dans notre monde plat (comprenez ouvert)..."

Outre l'effondrement des murailles, une des retombées les plus éblouissantes de l'ouverture du monde est le développement fabuleux des relations commerciales. Comme le constatait déjà Montesquieu, loin d'être néfastes, elles constituent en réalité le meilleur rempart contre les conflits armés et, force est de reconnaître qu’elles s’étiolent dès lors qu'ils surviennent.
Et pourquoi ne pas reconnaître qu'en matière de commerce, la dimension multinationale des entreprises est à bien des égards positive. "Autrefois ce qui était bon pour General Motors était bon pour l'Amérique. Aujourd'hui ce qui est bon pour Dell est bon pour la Malaisie, Taiwan, la Chine, l'Irlande, l'Inde..."
S'appuyant sur l'exemple des ordinateurs, dans la composition desquels nombre de sous traitants de divers pays sont impliqués, Friedman affirme que la "chaîne de l'approvisionnement" constitue un puissant facteur de prévention des conflits. Grâce à leurs relations commerciales, un Japon fort peut coexister pacifiquement avec une Chine forte.
De ce point de vue, il est même devenu vain de penser les grandes firmes en terme de nationalité : "Hewlett Packard est-elle une entreprise américaine si la majorité de ses employés et de ses clients se trouvent hors des USA, même si le siège social est installé à Palo Alto" ;

Friedman considère avec raison que le retour au protectionnisme, préconisé par un nombre croissant de voix, est une impasse. A l'inverse, en dépit de difficultés qu'il suscite entre pays de niveaux de vie trop éloignés, le libre échange est le meilleur garant de la prospérité générale.
Il est excessif de considérer comme tricheurs les pays profitant actuellement du déséquilibre qui joue en leur faveur. Tout comme il est inexact de radoter comme on l'entend si souvent que l'écart entre les pays pauvres et les pays riches ne cesse de s'accroître. Seuls végètent vraiment les nations encore soumises à des tyrannies hermétiques.
Peu à peu, les autres tendent vers un diapason universellement admis. 
Le 11 décembre 2001, la Chine a rejoint l'OMC et accepté ses règles, fait remarquer l'auteur. Quant à l'Inde, elle fait de même, et joue même le jeu de la démocratie. Depuis son indépendance en 1947, elle a connu des hauts des bas mais à ce jour, elle est "le pays le plus chanceux de la fin du XXè siècle." On pourrait citer également à l'appui de cette thèse, nombre de pays "émergents" d'Amérique du Sud ou d'Afrique.
D'une manière générale tout porte à croire que les salaires bas, et la médiocrité des conditions de travail ne sont qu'une étape (franchie il y déjà longtemps par le Japon, la Corée du Sud...)
Selon Friedman, "Il est trop tard pour revenir au protectionnisme". La plupart des économies sont trop liées entre elles pour prendre le risque d'une cassure brutale. Et "si des pays comme l'Inde peuvent désormais entrer en concurrence avec les Etats-Unis, ce défi sera bon pour l'Amérique, car il sera stimulant".
On ne peut plus brider un système qui fait que le travail peut désormais être accompli n'importe où. D'ailleurs, cela n'a pas que des inconvénients, si l'on songe par exemple que plus de 16% de la population active aux USA travaille désormais tout simplement chez elle...

19 juin 2011

La magie Courbon

En pénétrant sur le site du château de la Roche-Courbon, en Charente Maritime, on éprouve une sorte de stupéfaction ravie. Établi fièrement sur un solide éperon rocheux et entouré de forêts, il surplombe des jardins dignes des plus beaux palais.
Bien qu'ils ne fussent a priori pas très hospitaliers, et bien qu'ils soient restés à l'écart des métropoles et des grands circuits touristiques, ces lieux sont chargés d'histoire.
Au pied du massif pierreux se lovait depuis la nuit des temps un modeste cours d'eau, le Bruant, faisant un trait d'union entre la Charente et de vastes et pestilentiels marais environnants.
L'endroit fut habité depuis la préhistoire comme en témoignent des grottes gardant les vestiges d'aménagements mobiliers. Durant le Moyen-âge, une première place forte fut édifiée, dont il ne reste quasi rien sinon un monumental mur d'enceinte. La guerre de cent ans eut raison de l'édifice.
Il fallut attendre le début du XVIIè siècle pour que l'audacieux et inspiré marquis Jean-Louis de Courbon, se mettre en devoir de transformer ces ruines en un élégant domaine, empreint des harmonies puisées au meilleur classicisme.
En contrebas, le terrain vallonné et humide se prêtait idéalement à la création de jardins. Bien avant Versailles, un magnifique parc fut ainsi créé pour servir d'écrin à la noble et puissante demeure.
Hélas, avec la Révolution puis l'Empire, commença une nouvelle époque de déclin. Ni les bâtiments, ni les jardins ne furent entretenus et les forêts furent mises en coupe réglée au bénéfice du juteux commerce du bois.

Au début du XXè siècle, Pierre Loti, qui depuis l'enfance passait ses vacances dans le village de Saint-Porchaire tout proche, se prit de tendresse pour l'endroit qui lui évoquait le château de la Belle au Bois Dormant. Désespéré par l'inexorable déchéance des lieux, il se fendit d'un vibrant appel à la générosité de mécènes, publié en 1908 par le Figaro. Sa supplique fut entendue par un riche fabricant de conserves alimentaires du pays, Paul Chénereau.
Cet homme que le métier avait habitué à des tâches bien plus triviales et qui avait sûrement avant toute chose, le souci de rentabilité chevillé au corps, abandonna par un étrange mystère toute "raison raisonnante", et tout esprit pratique, en décidant de relever le gant de cette aventure insensée.
Il lui fallut plus de dix ans pour donner une nouvelle jeunesse à l'ensemble, en restaurant de fond en comble les bâtiments, en même temps que les jardins étaient entièrement redessinés, gagnant notamment de splendides bassins dans lesquels la demeure peut se refléter en majesté.
Nonobstant le succès de cette entreprise, beaucoup de déconvenues suivirent hélas cette remise en état, notamment le retour imprévu des marais qui submergèrent les pièces d'eaux et dévastèrent allées, terrasses, gazons et balustrades. Il fallut tout reprendre à zéro en stabilisant le terrain par l'immersion de milliers de pieux en bois enfoncés parfois jusqu'à plus de 10 mètres de profondeur dans le sol. Qui peut se douter lorsqu'il se promène dans les belles allées et qu'il laisse aller son regard vers la délicate ligne de fuite s'élevant gracieusement vers un charmant belvédère orné d'une cascade, qu'il s'agit d'un jardin de conception "suspendue" défiant l'entendement ?
Grâce à ces gigantesques travaux, le domaine est redevenu un havre délicieux, imprégné de l'atmosphère du Grand Siècle. Et grâce à un partenariat intelligent entre les actuels propriétaires et les Pouvoirs Publics, le sauvetage semble cette fois pérennisé.
Moyennant une modeste contribution, chacun peut s'y promener et songer à ce qui illustre le mieux ce qu'on appelle l'esprit français. J'aime la douceur typiquement saintongeaise qui imprègne ce site magique. J'aime cette belle pierre blanche qui fait vibrer la lumière, j'aime ces nobles perspectives où l'ordre est au service de l'harmonie, et j'aime en ce début de juin, l'odeur douce des fleurs de tilleuls tombant sur ma tête lorsque je flâne dans les contre-allées, desquelles le spectacle est une douce féerie.

Cette promenade trouve d'inattendus prolongements dans l'actualité, à propos de la fortune dont jouissent certains privilégiés et du caractère néfaste qu'elle revêtirait par nature.
Il ne s'agit pas d'évoquer ici l'affaire Bettencourt sur laquelle les médias s’appesantissent avec une morbide satisfaction. Plutôt les déclarations d'intention faites récemment par Xavier Bertrand, ministre du travail, de l'emploi et de la santé, suivies de celles du premier ministre François Fillon. Le premier déclare envisager "d'encadrer les rémunérations extravagantes", le second carrément de taxer les sociétés qui les versent à leurs patrons.
J'avoue ne pas comprendre le zèle décidément insatiable que met l'Etat, tous partis confondus, à s'ériger en institution moralisatrice et en régulateur tatillon de tous nos faits et gestes.
Loin de choquer, l'histoire du château de la Roche-Courbon offre une occasion de se réjouir et en ce qui me concerne, je m'émerveille de voir des fortunes aussi bien employées. Ne serait-il pas judicieux pour les gouvernants d'encourager ce genre d'action plutôt que de sanctionner par avance et sur des critères arbitraires, des individus dont le seul tort est de gagner beaucoup d'argent ?

Au nom de quoi l'Etat s'arroge le pouvoir de définir le niveau adéquat des salaires ? Le SMIC, qui fait partie du même catalogue de bonnes intentions pharisiennes est à bien des égards pervers, puisqu'il offre aux employeurs une occasion inespérée d'aligner les rémunérations sur le niveau le plus bas. Peut-on honnêtement imaginer que la limitation par le haut des revenus soit de nature à libérer les initiatives, à vaincre la cupidité ou à éteindre les jalousies ? Une chose est sûre : ce faisant, on tue le rêve...

Venant d'un gouvernement dit de droite, et parait-il ultra-libéral, cette nouvelle vexation d'inspiration typiquement socialiste est particulièrement absurde. Totalement inefficace au plan économique, elle n'est certainement pas de nature à restaurer la confiance. Elle témoigne hélas de l'aversion tenace de la France pour ses entrepreneurs, pour ses riches et pour tout ce qui est libre et indépendant de l'emprise étatique. Et elle fait craindre que même après la mort du communisme, le nivellement par le bas reste la référence incontournable de la politique en France...

15 juin 2011

Un monde de Lilliputiens

Il y a bien longtemps que la politique ne nous avait donné aussi pitoyable spectacle.
L'essentiel du débat se cantonne désormais à d'insignifiantes polémiques très bruyantes et très assommantes. Mais c'est à peine si elles ébranlent le veule consensus dans lequel s'englue l'opinion publique. Lorsqu'il ne s'agit pas de rengaines éculées rivalisant de démagogie et de mauvaise foi, ce sont de sordides affaires de mœurs qui font les titres de ce qui ose encore revendiquer le nom de presse.
Tombés au plus bas, les médias se ruent comme la vérole sur le bas clergé, grossissant ces micro-évènements sans intérêt, alors qu'il se passe tant de bouleversements, de vrais drames et d'authentiques espérances dans le monde.
Le battage hallucinant fait autour de l'affaire DSK fut un sommet d'horreur dont les journalistes ont semblé fiers, en révélant que l'épisode fit couler plus d'encre folle dans les journaux et circuler plus d'électrons ivres sur les réseaux télématiques, que l'élection de Barack Obama... Affligeante victoire d'un monde de Lilliputiens dont l'enjeu ne vaut guère mieux que celui des combats entre Gros et Petits-Boutiens...
Nulle part où se tourner. Waterloo est une morne plaine et la pensée contemporaine semble définitivement abonnée aux niaiseries.
Les petites phrases d'un Jacques Chirac, manifestement déjà bien avancé dans l'abîme de la sénilité, donnent la mesure de cette insoutenable vacuité. Entre les Socialistes qui font mine de les prendre au sérieux faute d'avoir mieux à se mettre sous la dent, et les autres évoquant piteusement une sorte d'humour corrézien, c'est une capilotade généralisée.
Acculé par des sondages pervertis par la haine et la désinformation, l'actuel chef de l'Etat de plus en plus timoré, use ses dernières forces à défaire ce qu'il avait laborieusement entrepris, et à prêcher l'inverse de ce qu'il clamait. En supprimant l'insane dispositif du bouclier fiscal sans oser vraiment toucher au non moins inepte ISF, il avoue implicitement tout à la fois son échec et son manque de conviction, maladie endémique des dirigeants depuis quelques décennies...

Dans notre petit univers quotidien, peu à peu la bureaucratie s'insinue partout. Elle confond sagesse et principe de précaution, qualité et réglementations, loi et ukase, et tue la confiance et l'initiative à force de tout encadrer dans le froid carcan de la machinerie planificatrice.
Occupé à satisfaire de creuses ambitions où la fin se confond trop souvent avec les moyens, notre monde occidental, épuisé par les délices de Capoue dont il ne sait plus quoi faire, s'enlise désespérément.
La lente déliquescence d'une frange grandissante de l'Europe, aspirée par le puits sans fonds d'une impossible justice sociale est un symptôme inquiétant, dont on voudrait encore croire qu'il ne préfigure pas la fin d'un monde. 
Certains imaginent voir dans la molle révolte des "Indignés", les prémisses d'un grand mouvement social imprégné du parfum délétère des utopies collectivistes. On dirait plutôt les soubresauts informes d'une société avachie, à bout de souffle, qui ne croit plus ni à son modèle, ni à la liberté, ni aux vertus d'une éducation par l'émulation, et qui oublie les sommes de volonté et d'efforts, et les fleuves de sang qu'il a fallu pour construire ce qui est de plus en plus souvent foulé au pieds.

Dans ces vapeurs tièdes de déconstruction, on remet en cause les valeurs, et l'esprit qui donnent sa substance à notre civilisation. Jamais Malraux et son fameux XXIè siècle spirituel ne parut moins inspiré...
Tout en se vautrant dans un matérialisme peu ragoûtant, on vilipende aujourd'hui jusqu'au progrès qui nous permet de vivre plus heureux et plus émancipés que jamais peuple ne fut dans toute l'histoire humaine.
On entend aussi dans ces ténèbres de l'intelligence, des voix réclamer la décroissance, c'est à dire l'appauvrissement et la régression généralisés. Faute de savoir éradiquer pour de bon la pauvreté, le vieux fantasme consistant à tuer la richesse est périodiquement remis au goût du jour.
D'autres chantent les vertus de l'enfermement dans le protectionnisme, oubliant la spirale de paupérisation qu'il ne manque pas de provoquer invariablement à chaque fois qu'il est mis en œuvre. Oubliant surtout qu'en se fermant au reste du monde, on ne pourra en aucune manière espérer relever le fabuleux et incontournable défi de la mondialisation. Or, sans Gouvernement Mondial, les nations retourneront tôt ou tard à la guerre et au totalitarisme, dont certaines attendent pour l'heure avec impatience qu'on les sorte !

08 juin 2011

Salade hédoniste

On connaît la tendance à la pléthore qui caractérise l'écriture philosophique de Michel Onfray. On pourrait remplir des rayonnages entiers avec ses ouvrages...
Certes, à côté des tièdes platitudes de la pseudo-littérature qui dégouline des têtes de gondoles, à côté de la philosophie de comptoir que les camelots du showbiz font dégorger de tant de pseudo-débats, à côté de tout ça, les thèses de Michel Onfray détonnent quelque peu.
Car son style ne laisse pas indifférent. Même s'il peut parfois être jugé un peu trop rutilant, voire pédant, sa lecture est en général plaisante, et son propos servi par une dialectique bien aiguisée, s'avère incisif et décapant.
S'agissant de la pensée, c'est autre chose, hélas. Lapidaire, voire assassine, elle ne s'embarrasse guère de nuances et souvent détruit au vitriol de la partialité, ce à quoi le vernis de la culture conférait de prime abord, un éclat alléchant.

On retrouve toutes ces qualités et ces défauts dans un curieux petit opuscule récemment publié sous le nom de "Manifeste hédoniste*".
Divisé en deux sections, il se compose d'une sorte de bréviaire exposant l'essentiel de la doctrine, complété par une compilation de contributions émanant d'amis ou de disciples, censées enrichir à partir d'expériences personnelles la théorie du Maître. Laissons de côté cette deuxième partie, qui hormis quelques illustrations intéressantes, notamment de Titouan Lamazou, et deux ou trois anecdotes, n'apportent pas grand chose.

Cette profession de foi – si l'on peut dire – se positionne comme une sorte d'apologie du bonheur terrestre, lui même subordonné à "l'épanouissement des sens".
A première vue il s'agit d'une philosophie dans l'acception la plus radicale du terme, invitant à "faire la paix entre soi et soi, soi et les autres, soi et le monde, soi et le cosmos...". On pourrait presque penser aux préceptes de Voltaire proposant « le bonheur terrestre autant que la nature humaine le comporte » ou bien au vœu de Montesquieu de « parvenir à la sagesse et à la vérité par le plaisir ».

Malheureusement le gros, l'énorme défaut de cette louable entreprise est de s'inscrire dans une pensée qu'on pourrait littéralement qualifier de bornée, en ce sens qu'elle ne s'épanouit qu'entre deux étroites limites idéologiques : l'athéisme le plus intransigeant d'une part, et l'engagement "à gauche" non moins irrévocable d'autre part. Ces prises de positions quasi obsessionnelles enferment de fait, le propos dans une logique étriquée, où l'outrance tient lieu de perspective et où l'esprit de système sert de raisonnement. De toute évidence, l'art de la nuance est ici banni.

Afin qu'il n'y ait aucun doute, Onfray commence tout de suite par déblayer le terrain en éradiquant toute préoccupation spirituelle, et particulièrement, les "presque mille ans de théologie, de scolastique, de pensée fumeuse, soucieuse d'asseoir culturellement le christianisme devenu religion d'Etat".
Emporté par l'élan il en vient même, par pure réaction, à forger un concept nouveau, l'athéologie, qui est selon lui, "la discipline qui serait à la négation de Dieu ce que la théologie est à son affirmation." Autrement dit, non seulement il démolit les cathédrales, mais il nie l'existence du principe indicible qu'elles célèbrent.
Une seule phrase suffit d'ailleurs à donner la mesure de sa rage anti-religieuse, lorsqu'il détruit d'un coup tout l'enseignement chrétien, qualifié de "dépréciation du corps, des sensations, des émotions, de la chair, des passions, des pulsions, des femmes, du plaisir, de la jubilation, surestimation de l'ascétisme, du dolorisme, du renoncement, d'où misogynie et phallocratie..."
Se rend-t-il compte ce faisant, qu'il tombe exactement dans le travers qu'il dénonce si vigoureusement, bien que par une voie strictement opposée ?

Son attitude exprime une intolérance semblable à celle qui caractérise les fanatiques de tous poils et de toutes obédiences, bien qu'il tente de la parer d'affriolants mais creux attributs en forme de truismes : "matérialisme, sensualisme, atomisme, hédonisme". Et bien qu'il cherche à la magnifier de manière grandiloquente en prétendant "qu'elle célèbre la pulsion de vie", et "qu'elle se bat pour une égalité solaire entre les sexes..."
Ce zèle iconoclaste anéantissant d'un coup tout un "corpus idéologique" et des siècles de culture et d'histoire, est d'autant plus choquant que de son propre aveu, sa proposition hédoniste "suppose un système". Et qu'il se croit autorisé à en décliner le primum movens, en l'appliquant comme vérité révélée à toutes les préoccupations susceptibles d'assaillir l'esprit.
Après avoir jeté aux orties l'idée même de Dieu avec l'eau-du-bain-bénite, il rétablit de manière triviale ses propres encensoirs célébrant la chair et ses plaisirs, et lance de nouveaux anathèmes qui ne valent pas mieux que les anciens.

Il aplatit par exemple à coups de massue, la théorie freudienne à laquelle il a déclaré récemment une guerre sans merci.
On éprouverait presque un peu de tendresse pour les thèses fumeuses de la psychanalyse, tant il est difficile d'adhérer à la rhétorique caricaturale, suggérant par exemple de "retrouver la voie du matérialisme psychique contre l'idéalisme de l'inconscient freudien...", ou "d'inscrire la psychanalyse dans une logique progressiste contre le pessimisme freudien ontologiquement conservateur..." Les ficelles sont tellement grosses qu'elles font sourire. Voilà le vieux Sigmund rangé de manière expéditive dans la catégorie des "ennemis de classe", par ce Fouquier-Tinville des temps nouveaux de la psychologie...

Il emploie une manière un peu plus circonstanciée en matière d'analyse esthétique, à laquelle il consacre un chapitre  ambigu. A propos de l'Art Contemporain, il n'ose par exemple, pas trop attaquer les mystifications de Marcel Duchamp, dans lesquelles il voit "la mort du Beau" faire écho à celle de Dieu, ce qui l'enchante en tant que disciple de Nietzsche... Et sa fibre populaire s'émeut même du fait qu'avec de tels artistes, ce ne sont plus les matières nobles et riches qui trônent dans les musées, mais "la matière véritable, celle du monde", humble, fruste composée pêle-mêle de plâtre, fil de fer, plastique, verre velours, feutre, voire substances organiques, déjections...
En somme, "Il ne faut pas dupliquer mais dépasser" ces expériences jugées révolutionnaires dans le même temps qu'elles révèlent une époque "plus esthète qu'artistique". Comprenne qui pourra...
Notons qu'au passage, il se livre à un monumental contresens esthétique, en faisant sienne la thèse de Duchamp selon laquelle, "c'est le regardeur qui fait le tableau". C'est précisément cet oxymoron insane qui est la cause de l'insignifiance et du nihilisme dans lesquels s'asphyxie l'art de nos jours !

Peu de commentaires à faire à propos de sa conception de l'érotisme, qu'il résume à une formule, assez jolie, mais vaine : "il est à la sexualité ce que la gastronomie est à la nourriture : un supplément d'âme.." Pour le reste, sans prôner ouvertement le pont-aux-ânes soixante-huitard de la libération sexuelle, il rejette avec horreur, mais on l'avait déjà compris, tout ce qui lui rappelle de près ou de loin la conception chrétienne, notamment "les fantasmes du prince charmant, de l'épouse idéale, de la moitié à trouver, de la perle rare, autant de variations sur le thème de l'impossible..."
Guère plus à dire au sujet de l'éthique et de la bioéthique qu'il croit résoudre en proposant de répondre à une seule question, d'un utilitarisme auquel même Bentham n'aurait pas osé céder : "ce geste, cette technique, cette proposition thérapeutique, ce projet chirurgical, cette molécule médicamenteuse, augmentent-ils l'hédonisme de l'individu et de la société ?"
Un mot tout de même sur l'affreux et mal nommé testament de vie qui dans sa conception béotienne et faussement irénique, "permet de déléguer à un être aimé la charge de décider pour nous ce qu'on aura avec lui voulu en amont pour nous : il sera sinon le bras armé, du moins le facilitateur de notre mort volontaire ." Où se trouve la fameuse "pulsion de vie" dans une aussi noire résolution ?

Dernier volet du manifeste, et non des moindres, celui consacré à la politique, qui confirme envers et contre tout, l'engagement à gauche de ce philosophe qui se plaît à rappeler ses racines prolétariennes.
Plus ou moins rallié, sans qu'on sache trop pourquoi, à la notion de capitalisme, il flétrit en revanche le libéralisme, qu'il accuse d'être "un système économique et politique dans lequel le marché fait la loi partout – dans la culture, la santé, l'éducation, la défense, la sécurité", et où il voit que "la satisfaction hédoniste triviale et vulgaire d'une poignée de privilégiés se paie par l'humiliation, l'exploitation, la soumission, la domestication, la subordination et la servitude du plus grand nombre."
Il serait assez facile de montrer que cet affligeant rabâchage révèle une méconnaissance profonde de l'esprit de liberté, et qu'il est indigne d'un penseur prétendu libertarien, donc ultra-libéral, tel que lui.
Mais il serait encore plus aisé de retourner a contrario l'argumentation sur le socialisme, qui investit autoritairement tous les rouages de la société, au bénéfice d'une étroite nomenklatura dotée de tous les droits et parée de toutes les vertus...
Comme nombre de Socialistes désenchantés, Onfray tente de récupérer le procédé éculé consistant à proposer de "rompre non pas avec l'idée socialiste mais avec sa seule formule marxiste, ou communiste autoritaire." Mais le stratagème a fait long feu. Sa vision qui confine comme on l'a vu au matérialisme athée, solidement ancré à gauche, s'inscrit bien qu'il s'en défende, dans une lignée on ne peut plus marxienne de la pensée. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, tout porte à penser qu'en dépit de ses accents suborneurs et de son ton lénifiant, son discours soit voué aux tragiques impasses dans lesquelles tant de ses prédécesseurs ont emmené leurs affidés.
Ce qui est proprement stupéfiant, c'est de le voir in fine reprendre sans vergogne à son compte ce qui fait l'essence de la pensée libérale, à savoir "la vieille proposition utilitariste des Lumières : il faut vouloir le plus grand bonheur du plus grand nombre...". Sait-il qu'il s'agit d'un des vœux les plus chers des Pères Fondateurs des Etats-Unis d'Amérique, toujours aussi vivace dans le cœur des Américains, et somme toute pas si mal accompli ?

En définitive, Michel Onfray fait penser à ces missiles dotés d'énormes réacteurs, capables de déployer des quantités fabuleuses d'énergie, mais condamnés à passer à côté de leur cible à force d'être trop contraints par leur programmation, et de ne pouvoir infléchir leur trajectoire...
Rien ne saurait mieux définir cette ambition, mélange d'angélisme et de mégalomanie, qu'un éclair d'humilité tiré de son propre discours :"les glissements de l'éphémère sur le miroir d'une mare d'eau croupie résument le destin de chacun qui se croit monde à lui tout seul..."


* Michel Onfray. Manifeste hédoniste. Autrement 2011
Illustration : Séverine Assous