13 novembre 2011

Leçons de Philosophie Pragmatique (2)


Avec un sens aigu de la pédagogie, et avec l'ambition de tordre le cou au dualisme manichéen qui oppose rationalisme et empirisme, William James décompose son propos sur le pragmatisme, de manière à le confronter sans détour, aux grands thèmes de la réflexion philosophique : métaphysique, monisme et pluralisme, sens commun, vérité, humanisme, et enfin religion. Une réflexion qui s'avère en tous points captivante.

Pragmatisme et Métaphysique
S'agissant de la métaphysique dont on connaît la propension aux nébulosités, James montre qu'elle peut être abordée d'un point de vue pratique.
Il s'interroge en premier lieu sur la notion aride de substance, qui sous-tend l'opposition entre matérialisme et spiritualisme et qui constitue une des plus vieilles pierres d'achoppement de la philosophie. Au quotidien on a tendance à confondre, de manière quasi indissociable, la substance avec les attributs qui la définissent à nos sens. La substance craie est ainsi réduite dans notre esprit à ses caractéristiques : blancheur, friabilité, insolubilité dans l'eau, etc... Chaque substance n'est qu'une des modalités d'une substance plus élémentaire qu'on nomme matière, définie par deux attributs : l'étendue et l'impénétrabilité.
Par analogie, ajoute James, "nos pensées et nos sentiments sont des affections ou des propriétés de nos âmes respectives, qui sont des substances, dépendantes à leur tour d'une substance plus profonde, "l'esprit" dont elles sont les modes."
Mais en pratique, la notion de substance est une abstraction  pure, qui permet de donner un mot aux choses et une cohésion aux attributs par lesquels nous percevons ces mêmes choses, mais elle n'a pas de réalité à proprement parler. Qu'il y ait substance ou non ne change rien à la manière dont nous percevons ses attributs.
Étrangement, la seule application pratique de la notion de substance, selon James, réside dans l'eucharistie chrétienne, durant laquelle, quoique ses propriétés physiques ne changent pas, l'hostie devient (à condition d'y croire naturellement), le corps du Christ. De substance pain elle devient donc substance divine !
 
Une question dès lors se pose : de savoir si derrière la substance tangible réside ce qu'on pourrait assimiler à la substance en soi, chère à Kant (noumène). Une autre de définir la nature de la substance princeps : est-elle matérielle ou spirituelle ?
 
Les matérialistes tels que Berkeley considèrent qu'il est vain d'imaginer une substance inaccessible, "à l'arrière-plan du monde externe". A sa suite Locke et surtout Hume dénient même l'existence d'une âme derrière la conscience.
Pourtant James, au lieu de trancher sur des notions relevant de spéculations, préfère plutôt tenter de déterminer "quelle différence pratique peut découler du fait que le monde soit gouverné par la matière ou par l'esprit."

Il amène ensuite à débattre du matérialisme sous un angle original en affirmant que "pour ce qui concerne le passé du monde, peu importe qu'on croie qu'il ait été créé par la matière ou par un esprit divin."
Quelque soit le point de vue, ça ne change en effet rien à l'idée qu'on peut en avoir : "une fois le rideau tombé, la pièce qui vient d'être jouée n'est pas meilleure parce qu'on prétend que l'auteur est un génie, et pas moins bonne parce qu'on dit au contraire qu'il s'agit d'un écrivaillon." Selon cette appréciation rétrospective, le débat entre le matérialisme et le théisme est vain et dénué de sens. "Matière et Dieu signifient exactement la même chose, c'est à dire ni plus ni moins la puissance qui a créé ce monde fini et lui seul..."

Tout change en revanche si l'on analyse le monde en devenir. Force est alors de convenir que le matérialisme "n'est pas garant permanent de nos intérêts les plus élevés, qu'il ne peut combler nos espoirs ultimes". Sans avoir besoin de préjuger de l'existence de Dieu, et d'un simple point de vue scientifique, il est impossible de nier la finitude de la matière : "la croyance spiritualiste sous toutes ses formes a affaire à un monde plein de promesses, tandis que le soleil matérialiste sombre dans un océan de désenchantement."
L'optique qui consiste à voir en avant et qui postule un futur ouvert et meilleur, éclaire également d'un nouveau jour les questions relatives au dessein de la nature et au libre arbitre.
Au sujet du premier, James récuse la conception théiste classique, dont le simplisme est battu en brèche par les constatations du darwinisme (qui introduit dans le processus évolutionniste les notions de hasard et de nécessité). S'il n'est pas exclu qu'un dessein existe, il n'est certainement pas univoque et plein de bonté mais "si vaste qu'il dépasse l'entendement humain". Pour l'heure, "la vague confiance en l'avenir est la seule signification pragmatique que l'on puisse attribuer aux termes dessein et créateur."
Partant du même principe, James renvoie dos à dos les partisans du libre arbitre et ceux du déterminisme, considérant que dans l'absolu, aucune des deux options n'a de sens. Il recommande une fois encore de se placer dans une perspective où le monde et notre condition sont susceptibles de s'améliorer (méliorisme). Il est clair que le déterminisme, en niant la possibilité de la moindre initiative, de la moindre nouveauté par rapport à l'impulsion originelle des événements, fait obstacle à cette "théorie cosmologique de la promesse". D'un autre côté, si comme le pensent certains théologiens, tout ce qui arrive ici bas est attribuable à la volonté de Dieu, alors le libre arbitre est une absurdité, car le monde étant par essence parfait, "liberté voudrait dire dire liberté d'être pire, et qui serait assez fou pour désirer cela" ?
Autrement dit, si le monde a pour vocation de tendre vers l'amélioration et si l'homme a quelque rôle à jouer dans ce progrès, le libre arbitre constitue le meilleur outil dont il puisse disposer...

(à suivre...)

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