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28 février 2012

Pour saluer Larry 2


Lorsque la guerre éclate et que la Grèce tombe aux mains des Allemands en 1940, Lawrence Durrell doit quitter son doux asile ionien, pour rejoindre l'Egypte via la Crète. Avec Nancy, il venait d'avoir une fille, Penelope.
Ce nouvel exil, qu'il découvre tout d'abord par Le Caire, avant de s'établir à Alexandrie, va susciter en lui des sentiments complexes et contradictoires. Source d'inspiration de son chef-d'oeuvre (cf un précédent billet), ils expriment au départ une sorte de dégoût pour cet univers à la fois envoûtant et maléfique.
L'Alexandrie qu'il découvre, comme «ressortissant réfugié», est plutôt repoussante : « suffocante cuvette de sable avec ses tombeaux et ses minarets ridiculement hideux. Quel pays ! Infirmes, difformités, ophtalmies, goitres, amputations, poux, mouches ! Dans les rues vous voyez des chevaux coupés en deux par des conducteurs insoucieux ou d'obscènes cadavres noirs sur les plaies desquels les mouches forment un rideau, entourés par une foule qu'attire une curiosité morbide. La poussière qui flotte dans l'air contient tous les miasmes, fièvres, virus, toxines. Au bord de ce Nil lent et pollué, on ne peut rien écrire, sinon par a-coups fébriles ; et l'on se sent lentement écrasé par le pas des éléphants... »

Pourtant, si l'ambiance de la ville est délétère, elle garde la luxuriance indicible d'un passé glorieux. Elle charrie les pestilences, mais aussi le scintillement des cultures qui s'interpellent comme des miroirs sous le soleil. « A Alexandrie, j'étais à la source d'où avait jailli toute notre civilisation, les racines de toutes les théologies, celles des mathématiques et de la physique avaient poussé ici. »

Au fil des années, Alexandrie s'impose donc dans l'esprit de l'auteur comme le lieu où devait se dérouler la fresque splendide qu'il portait en lui. Ce monde cosmopolite, plongé par la guerre dans les conspirations et les intrigues, avait quelque chose d'inquiétant et de fascinant, propice au roman. Dans cette société interlope aux parfums lascifs, les sortilèges et les mystères pouvaient s'exprimer de manière profuse, comme les reflets moirés d'une étoffe chatoyante.
Alexandrie, « grand pressoir de l'amour », « capitale de la mémoire », allait devenir sous la plume de l'écrivain la pierre de touche idéale des sentiments humains, le point focal de toutes les passions et la ligne de mire de leur étrange relativité. De là l'idée novatrice de faire raconter quatre fois la même intrigue, par des narrateurs différents. Quatre angles de vue magnifiant le spectacle !

La genèse du Quatuor prendra plusieurs années et c'est bien après avoir quitté l'Egypte, que dans les années cinquante, Durrell s'attellera vraiment à l'écriture de cette somme (le premier volet, Justine, sera publié en 1957). Il s'appela un temps le livre des morts...

Après la guerre en 1945 il retourne en Grèce, et séjourne deux ans à Rhodes (alors italienne), dont il tirera un ouvrage très émouvant, au commentaire duquel j'ai consacré un ancien billet (Venus et la Mer). De son propre aveu, il y passa les deux meilleures années de sa vie...
En 1947 il part pour l'Argentine après s'être marié avec Eve Cohen, rencontrée en Egypte, qui lui inspira le personnage de Justine. Une fille Sappho Jane, naîtra de cette union, en 1951.
L'Amérique du Sud ne sera pas sa tasse de thé si l'on peut dire, même si en débarquant à Rio, il ressent un vrai choc : « Rio est d'une blancheur aveuglante. Elle dresse comme dans un rêve une forêt de gratte-ciel sur l'arrière-plan d'une chaine de montagne prodigieuse surmontée par une immense croix barbare qui soutient un Christ à demi caché dans les nuages. Le tableau d'ensemble évoque un orgue gigantesque : les collines étant les tuyaux flûtés, et la ville, le clavier blanc."
Mais "l'Argentine est un vaste pays plat et mélancolique, d'aspect assez frappant, où l'air est vicié, les sierras imprécises, et où les hommes d'affaires boivent du Coca-Cola. On y mange du bœuf sans arrêt, et l'on s'y ennuie à hurler. C'est le climat le plus propice à la paresse que j'ai jamais connu.../... Ici on se noie dans un morne laisser-aller et un terrible ennui.../...C'est un pays absolument inouï, mais c'est aussi le cas du continent tout entier. Ce qui m'intéresse, c'est l'étrange légèreté de l'atmosphère spirituelle : on se sent léger, irresponsable, comme un ballon gonflé à l'hydrogène. On se rend compte aussi que le type européen d'homme « personnel », vivant, n'a pas sa place ici..."

L'Europe centrale vers laquelle il part en 1948 ne le séduit pas davantage. De la Yougoslavie dont il connut surtout Belgrade, sous la férule de Tito, il retient l'impression d'un monde figé, à moitié mort. D'où une aversion définitive pour le communisme, décrit en quelques mots : « une courte visite ici suffit a vous convaincre que le capitalisme vaut qu'on lutte pour lui. Si noir qu'il soit, avec tous ses stigmates sanglants,il est moins sinistre, aride et désespéré que cet Etat policier inerte et terrifiant.../... Le communisme est encore plus horrible que vous ne pourriez le soupçonner : corruption morale et spirituelle systématique et par tous les moyens. Perversion de la vérité au nom de l'efficacité et de la commodité. Mais vu de près le communisme vous ferait dresser les cheveux sur la tête. Et la coopération docile des intellectuels n'est pas moins horrible ! On les a payés pour se taire et ils se taisent !
Le moyen de lutter ? En tout cas, les Etats-Unis et l'Angleterre sont des havres de paix à côté de ce pays – ce sont les seuls espoirs pour l'avenir, s'il reste des espoirs... »

En 1952, nouveau retour vers la méditerranée. C'est à Chypre qu'il échoit. Il y débarque seul avec sa fille Sappho Jane. Eve, très dépressive, est restée en Angleterre.
Il exerce tout d'abord la profession d'enseignant, tout en commençant d'écrire son ouvrage sur Alexandrie. La vie lui paraît dure. S'occuper d'un bébé dans ces conditions n'est pas facile...
Peu à peu, il s'acclimate à ses nouvelles pénates, se fait des amis, lit beaucoup, et écrit même l'essentiel du premier volet du Quatuor, Justine. Au début Chypre était à ses yeux un microcosme « étrange et maléfique », qui « ne ressemble pas du tout aux ïles grecques... ». En définitive, elle restera pourtant dans ses souvenirs comme « la plus grecque des iles grecques, dont la langue contient les formes doriques les plus anciennes, et où, à Paphos, naquit Aphrodite... ». Il tirera de cette aventure mouvementée un livre, Citrons Acides.

Son séjour fut toutefois perturbé par la grande agitation politique qui régnait à l'époque. Après avoir été ottomane jusqu'en 1864, l'île était devenue une colonie anglaise qui se montrait de plus en plus rétive à cette vassalisation, hésitant entre l'indépendance et le rattachement à la Grèce. Autour de l'écrivain, les désordres tournent parfois à l'émeute et aux actes terroristes, même dans les écoles où il est professeur.
Durrell, quitte l'enseignement pour se faire engager au Foreign office. Mais ses opinions ne sont pas toujours à l'unisson de son pays, et il se voit contraint de demander la cessation de son contrat et de rentrer en Angleterre. A la même époque, sa relation tumultueuse avec Eve prend fin et il divorce en 1955.

C'est en 1957 qu'il découvre vraiment la France.
Des Français, il n'avait pas une haute idée lors de la montée des périls précédant la seconde guerre mondiale, notamment au moment de l'abandon de la Pologne : « ils sont au dessous de tout mépris, tant comme voisins que comme alliés : mesquins, cupides, serviles... »
Toute autre est l'impression quand il découvre la Provence et qu'il s'installe dans le Languedoc, mettant ainsi fin à sa vie de nomade, pour se consacrer à l'écriture : « en France, l'atmosphère morale est juste ce qu'il faut, même ici dans ces provinces reculées. Et les Français sont sages et spirituels et ne viennent pas nous ennuyer comme les Italiens, et les Grecs qui sont des sentimentaux comme des épagneuls... »
Il ne ménage pas ses efforts pour décrire à son vieil ami Henry Miller les charmes de son nouvel exil : « Une bouteille de Chateauneuf du Pape de 1952. Comme si on buvait de l'or en fusion, et juste après, la peau d'une femme, et ensuite un long moment aux chandelles. Aujourd'hui, le mistral hurle, les premières pluies d'hiver arrivent, avec d'énormes nuages noirs comme des raisins. Mais nous avons une bonne flambée dans le poêle, une brandade à l'ail sur le feu et une bouteille de Tavel... Ne tardez pas. C'est ici que la vie est bonne... »
Une fois établi à Sommières, dans une grande maison dont émane "une élégante laideur", il n'en bouge quasi plus, savourant durant près de trente-cinq ans la vie en Provence, dont il raconte l'histoire et l'atmosphère dans son dernier et magnifique ouvrage L'ombre Infinie de César : "Je suis si heureux dans cette délicieuse ville aux murailles romaines, avec sa rivière calme et ses vignes, et tous les personnages de Clochemerle pour interlocuteurs que je voudrais quitter la France pour rien au monde. Je vais d'ailleurs payer cette année mes impôts en France et prendre la qualité de « résident » - savez-vous que les impôts ici sont trois fois moins élevés qu'aux USA ou en Angleterre ?"

Durant ces années, il vit une nouvelle grande histoire d'amour avec Claude-Marie Vincendon, épousée en 1961. Le bonheur sera de courte durée. Il est terriblement atteint lorsque celle-ci meurt en 1967 d'un cancer. Autre terrible drame, le suicide de sa fille qu'il appelait affectueusement Sapphy, en 1985.
A plusieurs reprises il retourne à Corfou, l'île de sa jeunesse. Il trouve le réconfort auprès de Gyslaine de Boysson épousée en 1973 mais dont il se sépare en 1979 .
Françoise Kestsman est la compagne de ses dernières années et la traductrice de son dernier ouvrage.


Ainsi Lawrence Durrell a beaucoup voyagé et surtout enchanté par sa prose lumineuse, les nombreux pays qu'il visita.
Si le monde méditerranéen est évidemment la clé de voûte de toute sa littérature, la Grèce restera à tout jamais comme la source magique de son inspiration.
Cette Grèce paraît à des années lumières de celle qu'on connaît aujourd'hui et qui fait trop souvent les gros titres d'une triste actualité. Pourtant ce n'est pas un pays riche ou prospère qu'il dépeignit et qu'il portait au coeur. Au contraire, c'est la vie simple des insulaires qui le séduisit : « C'est en partie la pauvreté qui fait le bonheur des Grecs, leur sobriété et leur harmonie avec le monde... » écrivait-il dans son ouvrage consacré aux Iles Grecques, l'austérité même ne le rebutait pas : « Une vie de Grec c'est une vie de loup décharné, n'offrant aucune sécurité, aucun avantage matériel » (Citrons acides).
Il faut dire que Durrell avait un certain mépris pour « une époque qui apprécie la richesse matérielle plus que la beauté ». Il y avait quelque chose de dépouillé chez cet homme qui toujours, a fui les honneurs. Il y avait quelque chose d'indicible dans ce personnage souriant mais quelque peu énigmatique.
Dans un de ses derniers ouvrages, il évoqua malicieusement la philosophie bouddhiste, pour laquelle il avait des affinités : "Le mot Tao évoque pour moi différentes attitudes (toute vérité étant relative), un état de disponibilité totale et de total abandon, une conscience totale, exhaustive et sans réserve de cet instant ou la certitude pointe le nez, tel un poisson au bout de l'hameçon. C'est alors que l'esprit est en parfait accord avec la grande métaphore du monde - celle du TAO." (Le sourire du Tao)

En définitive ce qui pourrait vraiment caractériser cet écrivain unique, c'est ce fameux « esprit des lieux » qu'il sut si bien exprimer et faire chanter.
Notamment lorsqu'il évoquait bien sûr le monde chimérique d'Alexandrie, ou bien les trois paradis sur terre qui lui furent si chers: Corfou, Rhodes et la Crète.
Mais également en décrivant d'un mot, quelques petites pépites étincelantes: Poros, dans les îles saroniques : « c'est l'endroit le plus heureux que j'aie jamais connu », Ios, dans les Cyclades : « l'île la plus belle et la plus poétique de sa taille dans cette partie de la mer Egée », ou encore Santorin: « la réalité de l'île est tellement inouïe que la prose ou la poésie qui tentent de s'y mesurer, si brillantes soient-elles, resteront toujours en deçà... »

Pour finir, un dernier salut, avec un poème terminant son ultime livre, alliant une brûlante nostalgie à un délicieux hermétisme :

Explosion du soleil couchant
Dans la vieille forteresse de Bénarès,
Le sanglot solitaire d'un clairon sonne le rappel
Le naphte embrase les embarcations sur le fleuve
Corps dérivant vers le ciel
Le pouce objet de culte des gnomes inanimés
Avec leurs fracas immenses
D'eau d'herbe et de lumière
Avec la nuit durant les morts sur le qui-vive
L'absolue vérité ensevelie par le dépit amoureux
Les poussettes de la conscience vissées à fond.

Pour quelle raison la fille aux neuf matrices
Blâme-t-elle votre solitude passée ?
Aujourd'hui ils viennent me jauger pour un cercueil,
Ainsi la mort venant et la jeunesse retrouvée devient-on somnambule.

Finalement seul, le temps se dépouille :
La lune des vendanges préside bienveillante,
Opportune, et semble saisir nos cœurs en gage,
De nos incertitudes perdure la genèse
D'anciennes caresses tourmentent une carotide
Les caresses du silence.
Alors que jeune et riche de mes poèmes
Enlacé par une muse solaire
Aux capricieuses inclinations, je rusais avec l'amour,
Ou me baladais tel le dieu des grenouilles géantes
Troublantes exhortations de mon ego.

Petites amies satisfaites d'un soupir,
Ou par le Kodak croustillant né du cerveau du bourreau
Sans considération de plaisir ou de peine, 
Un dernier au revoir sans espoir,
Goodbye....
(L'ombre infinie de César.)

A noter la possibilité d'entendre ou de voir Lawrence Durrell, via les Archives de l'INA :
En 1982, dans l'émission radioscopie de Jacques Chancel
En 1985 chez Bernard Pivot (Apostrophes)

27 février 2012

Pour saluer Larry


Larry, c'est bien sûr Lawrence Durrell (1912-1990). Et cette familiarité c'est celle que son ami Henry Miller se permettait lors de leurs infatigables échanges épistolaires... Que les mânes du grand écrivain me pardonnent d'en user moi aussi.
Lawrence Durrell fut l'auteur inspiré du magique Quatuor d'Alexandrie, véritable sommet littéraire du XXè siècle. Mais aussi un insatiable voyageur, un poète délicat, un peintre distingué et même un pianiste à ses heures perdues. Un artiste au sens le plus complet du terme en somme.
Il naquit voici exactement un siècle, en Inde, et vécut ses premières années à Darjeeling, au pied de l'Himalaya. Il y a de quoi donner le vertige, ou bien porter aux plus hautes aspirations, si ce n'est aux rêves et à l'évasion...
De fait, sa vie fut un voyage permanent.
Par le hasard de sa venue au monde, il fut sujet de la Gracieuse Majesté d'Angleterre. Mais si son humeur vagabonde le poussait à se qualifier lui-même d'islomaniaque, il ne manifesta guère d'intérêt pour la mère patrie qu'il appelait l'île du Pudding, et dont il comparait la grisaille humide propre à s'enrhumer, à un paradis pour les virus...
C'est plus au sud qu'il aspirait à vivre.
Son parcours-vie mouvementé, effectué au gré de jobs variés dans les missions diplomatiques britanniques, le fit passer par Corfou, la Crète, l'Egypte, Rhodes, l'Argentine, la Yougoslavie, Chypre...
Et c'est en définitive - pour des raisons fiscales (!) - qu'il finit par poser ses valises en France, à la fin des années 50, où il s'éteignit en 1990, à Sommières dans le Gard.
A l'occasion du centenaire de sa naissance, grâce à l'association du magazine La Quinzaine Littéraire et de Louis Vuitton, vient d'être publié un ouvrage fort intéressant, permettant de découvrir toutes les facettes de cet écrivain si attachant. On y trouve une analyse émoustillante de son œuvre, faite par Corinne Alexandre-Garner, émaillée d'extraits de romans, de poèmes et de peintures, qu'il signait malicieusement Oscar Epfs.
Dans le même temps le Quatuor est réédité. C'est bien le moins qu'on puisse faire pour ce géant si discret des lettres.

Les lecteurs qui passent parfois sur ce blog savent l'affection que j'ai pour la littérature de Lawrence Durrell. Chaque ouvrage est un ravissement dont je m'extirpe à grand peine.
Ce fin connaisseur du monde méditerranéen n'avait pas son pareil pour décrire les enchantements émanant de l'infinité d'îles qui peuplent cet univers, doré par un doux et intemporel soleil. Il possédait une grâce unique, qui lui permettait de mêler à un discours léger et poétique, d'arides notations historiques, géographiques, ou sociétales. Sous sa plume érudite, cette alchimie savante restait naturelle et agréable. Lorsqu'on lit Durrell, on éprouve l'agréable sentiment de croître en intelligence...

 La première des principales escales de ce grand voyageur, le fit s'arrêter avec sa jeune femme Nancy, dans l'Ile de Corfou, et y séjourner durant près de quatre années.
En plus de lui révéler le monde méditerranéen, ce petit eden lui offrit une des périodes les plus heureuses de sa vie. Il lui consacra un livre entier (L'ile de Prospero) et de belles pages dans un ouvrage consacré aux iles grecques, réédité en 2010.
Corfou au nom si charmant, est la plus septentrionale des îles ioniennes. Et un des trois plus beaux trésors de la nébuleuse hellène, d'après Durrell, avec la Crète et Rhodes.
Au large de l'Albanie, elle ouvre les portes de "ce jardin sauvage qu'est la Grèce, où tout tombe en ruine, le violet, la verticalité, la poussée vers le ciel... un pays non domestiqué." Un pays où "les fleurs, les maisons, les nuages, tout vous regarde d'un œil photoélectrique, à la fois corporel et en quelque sorte immatériel".
Corfou est une île facile à reconnaître, "avec ses montagnes albaniennes polies comme de gros fruits, spacieuses et nues, chaudement colorées par le soleil qui cherche à regarder la mer par-dessus leur épaule..."

Corfou est aussi le nom de la capitale de l'ile, sur laquelle Durrell ne tarit pas d'éloges : « La beauté de la petite ville ! On a prévenu le voyageur qu'il n'en trouverait pas de plus jolie en Grèce, ce qui deviendra de plus en plus évident à mesure que le temps passe...
Les rayons de lumière de l'aube de satin vieux rose qui plongent vers l'île par les ouvertures des ravins, sont vraiment comme "les doigts de rose"...
Les colonnes de fiacres élimés, dont les chevaux portent le typique chapeau de paille percé de deux trous pour les oreilles qui leur donne un air à la fois malicieux et éméché...
Les petits matins lorsqu'on arrose les trottoirs, et la terre chaude qui dégage des odeurs délicates de citron et de poussière humide...
Enfin le dôme rouge de Saint-Spiridion, église où est conservée la momie du saint-patron de l'île, qui resplendit la haut avec son vieux cadran d'horloge balafré. Pas moins de quatre processions par an célèbrent celui qui est resté cher au cœur des Corfiotes (Rameaux, Pâques, 11 août, et le premier dimanche de novembre).

En plus d'avoir été le théâtre d'une histoire mouvementée, Corfou est un endroit fertile pour les légendes. L'île qui fut une étape initiatique pour Durrell, fut la dernière du périple d'Ulysse, avant son retour à Ithaque. On raconte qu'il se serait échoué sur le rocher qui se trouvait sur l'îlot de Pondikonissi, à la pointe de Kanoni au sud de la ville de Corfou. Les Phéaciens, l'auraient aidé, et Nausicaa fille du roi Alcinoos, l'aurait accueilli.

Lorsqu'il évoque Corfou, Durrell ne peut s'empêcher de réinterpréter la figure mythologique de Méduse qu'on peut voir au musée, l'une des trois Gorgones, à la lumière de la philosophie yogiste indienne de ses origines natales ! Le noeud de serpents qu'elle arbore en guise de chevelure, évoque en effet à ses yeux "les cobras rois sacrés faisant fonction d'hamadryades, symboles des anciens yogas du rang le plus élevé, les Raja Yoga." Et de cette image, on arrive à la signification profonde du yoga qui consiste à réveiller en nous les sources du perfectionnement individuel, à la manière de serpents et à les faire monter "comme la colonne de mercure dans un thermomètre, jusqu'au crâne". En y parvenant, "il réalise la conscience parfaite, la plus haute conscience dont l'homme soit capable."
La médecine et son caducée serait une lointaine réminiscence de cette riche symbolique. Autour du joug en forme de baguette (yoga veut dire joug), "les deux forces primordiales sont attelées ensemble, et une fois qu'elles sont parfaitement mariées, elles atteignent simultanément l'expérience ultime, le zénith aveuglant du Nirvâna."
 
Shakespeare enfin, s'inspira paraît-il de Corfou, pour imaginer le décor de La Tempête. Et pour conter le charme étrange auquel succombent les naufragés échouant sur ses rivages : « lls deviennent des rêveurs, des somnambules, ils sont la proie de visions et d'amours tout à fait étrangères aux limites étroites de leur vie milanaise. »
Selon Durrell, « cette propriété sédative ce désintérêt magique de tout souci, il ne vous faudra pas longtemps pour les ressentir ici. L'air que vous respirez devient petit à petit de plus en plus anesthésiant, il s'imprègne de béatitude, d'une somnolence sacrée... et vous vous rendrez compte que c'est exactement ce qui est arrivé aux conquérants qui ont débarqué ici : ils se sont endormis... »

A suivre...


Références :
Les Iles Grecques Bartillat 2010
L'ombre Infinie de Cesar Gallimard 1994
Dans l'Ombre du Soleil Grec La Quinzaine Littéraire – Louis Vuitton 2011
Le Quatuor d'Alexandrie Buchet-Chastel 2012

06 janvier 2009

Itinéraires maritimes


Une belle exposition parisienne, sise dans les murs du Musée de la Marine, célèbre pour quelques semaines encore (jusqu'au 2 février), un peintre étonnant : Albert Marquet (1875-1947)

Héritier des Impressionnistes, compagnon de route des Fauves, à cheval sur deux siècles, ce peintre a en définitive laissé une empreinte très personnelle.
Identifiable entre mille en dépit de son apparente simplicité, elle est faite d'une subtile combinaison de rusticité et d'élégance.

Simple, Marquet le fut dans toutes les acceptions du terme. Petit père binoclard, à la vie bien rangée, il ne payait pas de mine. Peu soucieux de la gloire, il n'était pas difficile, ne demandant selon le témoignage de son épouse Marcelle, « que de la tranquillité et de la vie ».

Les quelques 77 tableaux exposés au Palais de Chaillot retracent les « itinéraires maritimes » de cet artiste natif de Bordeaux, amateur de liberté et de mouvement, et qui tout naturellement avait une prédilection pour les voyages et pour l'eau.
De Rotterdam à Alger, des Sables d'Olonne à Saint-Tropez, du Havre à Venise, il parcourut nombre de littorals, cherchant peut-être à vérifier « sur le motif », la formule merveilleuse de Bachelard : « L'eau est un destin essentiel qui métamorphose sans cesse la substance de l'être ».

Ce qui fascine c'est la sûreté du trait et un art consommé du contraste. Devant des lointains brumeux, au dessus de vastes étendues liquides, Marquet n'a pas son pareil pour donner un relief saisissant aux objets qui font la réalité triviale et pesante du monde terrestre : un quai, un pont, un entrepôt, des docks, une digue deviennent les piliers de ces audacieuses constructions picturales. Et même noyés dans des camaïeux de gris ces mornes reliefs ne sont jamais tristes. Il suffit de quelques silhouettes posées ici ou là, évoquant des promeneurs, d'un drapeau flottant au vent, ou du feuillage d'un palmier, pour leur donner vie.

Les bateaux, machines humaines si complexes, sont croqués de quelques coups de pinceau parfaitement maitrisés. Bien enchâssés dans l'eau, ils sont à la fois grossiers et gracieux. Ils glissent avec volupté sur la mer, sur laquelle ils impriment doucement le froissement de leur sillage, donnant profondeur et gaieté au paysage.

Il n'y a pas d'enluminure, pas d'allégorie, pas d'artifice, et ni symbole, ni decorum dans la peinture de Marquet. Seul, le doux et prégnant mystère de la vie qui bouge paisiblement au gré des formes et des couleurs...

31 décembre 2008

Pour finir en beauté...


Juste avant d'aborder la fin de l'année, au moment où souvent virevolte immaculée, la neige dans l'air hivernal, un clin d'oeil à un peintre qui sut comme nul autre transcender la réalité, en lui donnant les ailes de la liberté et l'éclat de la beauté.

A travers la danse, Edgar Degas (1834-1917) ouvre une brèche dans le mur froid et laid qui donne parfois l'impression de cerner l'existence.
Dans la représentation qu'il en donne, le maitre de ballets est gris comme la banalité du quotidien. Cloué au sol, il évoque la pesanteur d'une vie médiocre et routinière, coincée entre habitudes, chagrins et désillusions. Mais c'est par lui qu'émane toute la grâce, l'élégance et la légèreté qui animent ces tutus vaporeux, suspendus en poses éthérées, comme en apesanteur. C'est au rythme de son bâton, plus froid et sévère que le tic-tac d'une vieille horloge, que s'exprime l'indicible chant de l'être, une jouissance intense faite à la fois de chair et d'esprit.
Comme par un effet de la magie, si la danse sous sa férule obéit à des règles strictes, on ne les voit pas, on n'en ressent aucune contrainte en voyant le spectacle des ballerines. Il paraît libre et impalpable comme l'air !

Le peintre est un peu comme le vieux professeur de danse. Ses pinceaux capturent une partie de la magnificence invisible du monde, qui vient se poser délicatement sur la toile comme une transfiguration subtilement colorée, que chacun tout à coup peut commencer de comprendre.

Edgar Degas fut l'auteur d'un voeu magnifique, l'un des plus beaux qu'on puisse oser émettre si l'on espère donner un sens à sa vie : « Je voudrais être illustre et inconnu ». Fasse que ce voeu, plein d'orgueil et d'humilité, de désir et de retenue, donne au seuil d'une nouvelle année, une espérance à tous les gens de bonne volonté...

21 décembre 2007

Le monde selon Andrew Wyeth


Cet hiver qui commence, froid et vif, avec des ciels de porcelaine, un soleil blanc suspendu juste au dessus de l'horizon et une atmosphère cristalline, nimbant de givre les paysages dénudés, cet hiver pur et clair comme l'âme du Christ me donne envie de parler d'un peintre qui semble venir d'un univers aussi pâle et frissonnant.
Il vit en Nouvelle Angleterre, a fêté cette année ses 90 ans et jouit d'une gloire paisible autant que discrète.
Loin des sunlights il a construit une oeuvre sobre et superbe. Une de celles qui sont faites pour durer, dans les coeurs d'êtres doués de raison autant que d'émotion. Elle parle d'un pays austère et sec où le destin se bâtit silencieusement, à force de volonté et d'abnégation. Où l'on respecte avec pudeur le monde qui vous entoure et ou chaque être et chaque objet, même le plus humble, possèdent une âme.
Ce peintre, Andrew Wyeth, est un Américain tranquille qui paraît vivre au rythme d'autrefois. Mais son oeil aiguisé sait voir la beauté là où on ne l'attend pas. Il l'extrait du quotidien en apparence le plus anodin avec une habileté et une tendresse extrêmes.
Enfant d'une civilisation vouée au progrès technique et au bien-être matériel, il témoigne de l'esprit qui continue d'animer le Nouveau Monde, les vestiges oxydés mais encore vivaces de la stoïque et rude simplicité des émigrants qui peuplèrent ces contrées riches d'espérances et de désillusions. Il montre l'Amérique sous un jour inhabituel. Sous son pinceau, elle est rustique, modeste, et dénuée de fastes futiles ou éphémères.

Il y a une indicible noblesse dans les personnages qu'il montre, il y a une inexprimable sérénité dans les paysages. Et il y a la matière, qu'on pourrait toucher, et qui, avec ses rugosités, ses imperfections, sa patine, vous parle de ses liens mystérieux avec la chair et avec la pensée.
A l'aide de l'aquarelle, de la gouache ou de la tempera, Wyeth dépose sur le papier une réalité fragile mais très prégnante. Elle n'a rien de révolutionnaire, rien d'idéologique, rien d'aguichant ni de racoleur. Mais elle attire le regard car elle suggère en même temps qu'elle dépeint. Chaque tableau est un tout qui signifie beaucoup plus que ses apparences.

Une jeune fille paralysée par la polio, comme abandonnée, allongée dans une vaste étendue d'herbes sèches, et qui se redresse sur ses bras décharnés en regardant vers une maison qui semble s'enfuir au loin, c'est « le Monde de Christina ». C'est une situation banale mais dont la représentation exhale une délicate métaphore de la solitude, de l'effort et un secret espoir de salut, derrière la monotonie triste du temps.

Il y a quelques semaines le président Bush a honoré Andrew Wyeth en lui remettant la médaille nationale des arts : « for a lifetime of paintings whose meticulous realism have captured the American consciousness, and whose austere vision has displayed the depth and dignity of American life. »

19 juillet 2007

Eloge de la promenade

La charmante Evelyne Dhéliat nous annonçait il y a quelques jours qu'on allait enregistrer dans notre pays durant cette période estivale des records de froid. On pourrait même paraît-il faire du ski au dessus de 1800 mètres !
Est-ce une conséquence des gesticulations bruyantes des artistes réunis en Australie à l'initiative d'Al Gore (Live Earth) pour lutter contre le réchauffement climatique ? Est-ce un pied de nez de la Nature au gouvernement qui de son côté vient de mettre la dernière main à son rituel et emblématique « plan canicule » ? A quelque chose malheur est bon, au coeur de cet été qui pour une bonne partie de la France ressemble à l'automne, les gazons et les hortensias n'ont jamais été aussi beaux ! Naturellement, je ne parle pas ici des régions méridionales, notamment du petit croissant azuréen qui accroche si bien le soleil sur les cartes météo.
Bien qu'il faille parfois braver la pluie, c'est un fait qui commence à être connu comme vérité en médecine : la marche à pied est bénéfique pour la santé. Elle conditionne une bonne forme physique, réduit le stress, et procure un meilleur sommeil. Elle préviendrait la survenue de nombreuses maladies dont l'athérome, le diabète et même certains cancers. A coup sûr elle procure davantage de bienfaits que le jogging, et contrairement à ce dernier, elle ne fatigue ni les articulations ni le cœur. Elle permet en outre d'ouvrir les sens à l'environnement et favorise la réflexion et l'imagination.
La plupart des joggeurs semblent pressés. Ils courent sans but ni raison. Ils ne regardent généralement pas le paysage autour d'eux et souvent même isolent leurs oreilles des bruits du monde avec d'horribles casques à musique. Sur le sujet, je rejoins volontiers Alain Finkielkraut lorsqu'il évoque sans indulgence les très médiatisées trépidations sportives du président de la République et du premier ministre. Comme lui je serais presque tenté de préférer encore les promenades de François Mitterrand. Hélas, la nuée de journalistes de badauds et de courtisans entourant l'ascension de la Roche de Solutré en faisait quelque chose ressemblant davantage à une kermesse ou une étape du tour de France qu'à une tranquille déambulation spirituelle...


Celui qui marche fait corps avec la nature. Dans la campagne il salue les gens qu'il rencontre. Il regarde les fleurs et hume leur parfum. Souvent les idées naissent dans sa tête et se mettent à cheminer et à s'ordonner tranquillement au gré de ses pas.
Les exemples illustrant les vertus de la marche sur l'intellect et la réflexion sont nombreux, d'Aristote à Kant, en passant par Rousseau. Les peintres également trouvent souvent l'inspiration au cours de leur pérégrinations sur le motif. On connaît le fameux tableau intitulé « Bonjour Mr Courbet » qui vaut mieux qu'un long discours.
Pour ma part, lorsque je me promène ainsi, le paysage se confond souvent parfois ma tête avec ceux du peintre anglais John Constable.
Ces panoramas tranquilles, sis dans une paisible quiétude, s'apprécient comme de beaux fruits pleins de saveur. « Rondeur des jours », disait Giono...
On peut y sentir l'odeur de la terre et de l'herbe après la pluie. On peut y percevoir les promesses de jours sereins derrière les nuages illuminés. Ou pourrait même tenter d'y déchiffrer quelques uns des mystères de la Nature tant elle semble s'ouvrir à l'entendement sous le pinceau de l'artiste.
Constable voulait faire de l'art une science capable de nous aider à mieux comprendre la nature. Comme Locke en Philosophie, il espérait dans le domaine de l'expression picturale, appliquer la méthode de Newton : « Pourquoi ne pas considérer la peinture des paysages comme une des branches de la physique, dont les expériences ne seraient autres que des tableaux ? »

Bel objectif, d'autant plus louable qu'il ne nuisit absolument pas à l'émotion. Dans l'histoire de l'Art, Constable reste comme un des pères de l'impressionnisme. Et son talent ne se limita pas à la transposition sur la toile de paysages. Il laissa également quelques portraits. Parmi ces derniers, figure celui de sa femme très aimée, Maria Bicknell. Peint de manière spontanée et libre, ce visage révèle tout à la fois une belle intensité et une grande tendresse. Constable le garda toujours près de lui car sa simple vue disait-il, guérissait tous les maux de son âme...

13 juin 2007

De natura rerum


Il n'est pas forcément besoin pour se ressourcer comme on dit, d'aller chercher des perspectives exotiques, des destinations lointaines ou des points de vues grandioses.
A l'instar de Voltaire qui pensait que l'art de cultiver son jardin constituait une forme de sagesse, il est possible d'éprouver de puissantes sensations en s'immergeant au sein d'univers microscopiques.
Certains artistes vous terrassent par la magnificence ou l'ampleur de leur oeuvre. Pourtant c'est souvent un détail qui s'impose à jamais dans les souvenirs plus que la masse des concepts et des digressions. Proust assomme par le poids de sa Recherche du Temps Perdu et somme toute, ce qu'on évoque le plus communément, c'est l'épisode intime de la madeleine. Victor Hugo survole le XIXè siècle littéraire de sa stature gigantesque et tout un chacun retient l'image du vieil homme ému qui évoque la mémoire de sa fille « à l'heure où blanchit la campagne ». Au milieu des dizaines d'heures de lourd tumulte émanant des opéras de Wagner, surgissent quelques minutes de grâce indescriptible, celles du lied de Wolfram qui illuminent à tout jamais Tannhaüser...
Une ville, un paysage, un voyage peuplent l'esprit de visions fantasmatiques. Mais parfois le trop plein d'émotions, submerge l'esprit. On se souvient de Stendhal en proie au malaise après avoir visité Florence et ses musées. Rassasié, saturé comme après un festin trop pléthorique, il se sent mal, croit défaillir : « J'étais arrivé à ce point d'émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j'avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. »
En somme la leçon est peut-être qu'il ne faut abuser de rien et savoir parfois se satisfaire des beautés discrètes qui résident sous le regard mais qu'on néglige tant on est tenté de chercher loin ce qui se trouve près. On peut voyager et voir de haut le monde à la manière neutre de l'objectif d'un appareil de photo, mais il suffit de regarder en s'approchant une fleur, pour y percevoir d'infinies nuances de formes, de couleurs, et de parfums.


C'est un peu le sentiment que j'ai en contemplant les natures mortes d'Edouard Manet. J'y trouve une force expressive peut-être supérieure à celle qui émane de ses tableaux plus célèbres, de ses audacieuses mais un peu artificielles compositions qui firent scandale autrefois : le Déjeuner sur l'Herbe, l'Olympia...
Car dans ces modestes tableaux domestiques la réalité est transcendée. De la peau mate et irisée des fruits sourd une douce sensualité, une sorte de délicate palpitation organique; des arrangements de fleurs dans un vase jaillissent des contrastes subtils, tempérés par les transparences conjuguées du verre et de l'eau. Un bouquet de violettes est comme une mousse bleue abstraite qui sort de l'ombre et emplit de bonheur l'espace. Les huîtres dans leur plat opposent presque suavement leurs nuances nacrées, le velours de leur chair ocre et brune, à l'éclat acide des citrons...


Toute sa vie Manet, inspiré largement par son grand ancêtre Chardin, pratiqua l'art de la nature morte. Souvent c'était pour apporter une touche de couleur, un détail insolite ou original à ses portraits et ses compositions intérieures. Durant les dernières années de sa vie elles sont devenues l'objet même de sa peinture, occupant toute son attention. Il en créait partout, même pour illustrer ses courriers. Elles forment comme un accomplissement intérieur imprégné de tendresse et d'humilité. Elles parlent au spectateur comme une voix douce chuchotant à l'oreille de précieux secrets. La sublimation de l'art en quelque sorte.

26 février 2007

La lumière et la grâce


Coïncidence, quelques jours après avoir évoqué la peinture de Winslow Homer, je découvre sur les kiosques parisiens l'affiche d'une exposition sise actuellement au Petit Palais, consacrée à John Singer Sargent (1856-1925).
La comparaison s'impose naturellement car cet artiste, contemporain et compatriote de Homer, s'est beaucoup attaché comme ce dernier, à faire très librement chanter la lumière.
Son parcours toutefois le rattache autant à l'Europe qu'aux Etats-Unis, et comme Whistler et Mary Cassat, il est la preuve que l'art d'Amérique prend ses racines sur le vieux continent.
Né à Florence, il fut naturellement inspiré par la méditerranée. L'Italie, mais aussi la Grèce, notamment l'île de Corfou ou encore Majorque aux Baléares.

De son vivant, Sargent fut considéré comme un très grand portraitiste. Il immortalisa brillamment sur la toile deux grands présidents américains: Théodore Roosevelt et Woodrow Wilson. Surtout, il excella dans la représentation de scènes domestiques de la haute société de l'époque. On pourrait dire qu'il rendit en peinture ce que Henry James exprima en littérature : un mélange d'élégance et de distinction d'une précision parfaite mais un peu froide. Le portrait de Lady Agnew of Lochnaw en témoigne. Tout y est soyeux et distingué: le tissu de la robe, celui du fauteuil, la tenture servant de toile de fond, et même la carnation du personnage. Tout est beau et noble, mais un peu distant.


C'est pourquoi je préfère à titre personnel, bien qu'elles ne soient guère nombreuses dans l'exposition actuelle, les aquarelles qu'il peignit dans la dernière partie de sa vie et qui sont illuminées par l'intense lumière du midi.

Il jaillit des jardins et des paysages marins sur lesquels le regard du peintre s'est posé, des brassées de couleurs qui éclatent en formant de superbes feux d'artifice. Dans ces rayons bariolés, vibrent avec sensualité les fruits mûrs dans les arbres, les ombres mobiles sur les murs blancs des maisons, les « grands jets d'eau sveltes parmi les marbres », les reflets fugaces des bateaux mollement enchâssés sur l'eau transparente...
Cet univers gracile est un enchantement pour les yeux tant ses chatoiements signifient de plénitude et de liberté.

Référence : Sargent: Watercolors (Watson-Guptill Famous Artists)

PS : l'expo présente également les oeuvres d'un artiste espagnol Joaquin Sorolla (1863-1923). Le voisinage avec Sargent est naturel : inspiration naturaliste mais colorée, grâce et sensualité post-impressionniste.


19 février 2007

The deep blue sea

Rarement peintre aura représenté le bleu de l'océan avec autant de volupté et d'intensité que Winslow Homer (1836-1910) dans ses aquarelles.


Cet artiste américain commença pourtant sa carrière dans le style naturaliste un peu guindé, propre à l'art balbutiant du Nouveau Monde. Mais à cinquante ans passés, il trouva une occasion rêvée de renouveler son inspiration lors d'un voyage en Floride et aux Bahamas.


Les tons éclatants d'une nature ivre de soleil, les chauds contrastes de paysage maritimes multicolores bouleversèrent sa palette jusqu'alors bien sage. Sur le rivage de Nassau, le vert chatoyant des palmiers, le blanc immaculé des voiles des bateaux, le rouge flamboyant des poinsettias, tout cela se mit à vibrer à l'unisson du deep blue de la mer.

Il jaillit de ces éblouissements quelques unes des plus audacieuses compositions marines qui soient, dans lesquelles l'oeil plonge avec délectation avant de se laisser emporter en songe par l'appel irrésistible du large.



Il y a une grande liberté dans les peintures de Homer. Celle d'un monde sans complexe, avide de s'affirmer sans souci des canons artistiques. Ces oeuvres sont hélas assez méconnues en France. Il n'y a guère d'ouvrage en français à leur sujet à ma connaissance. Elles sont rassemblées pour leur quasi totalité par deux musées américains : le Brooklyn Museum et le Metropolitan Museum of Art.

Winslow Homer watercolors: Helen A. Cooper (Paperback - Sep 10, 1987)

Winslow Homer (Watson-Guptill FAmous Artists) by Donelson F. Hoopes (Paperback - Sep 1984)

19 décembre 2006

Le mystère de Nicolas de Staël



Certaines destinées sont hors du commun. Celle de Nicolas de Staël, tourmentée et lumineuse, est de celles-là.
Son œuvre exprime avec une magnifique prégnance les intenses passions intérieures dans lesquelles se consumèrent les dernières années de sa courte vie terrestre.
Jusqu'à l'âge de 35 ans pourtant, il mena une existence obscure, difficile, marquée par le déracinement, la misère, les drames familiaux. Sa peinture durant ces longues années s'en ressent. Elle est sombre, épaisse, peu colorée et peine à s'extraire de lourdes compositions abstraites. Rien d'exceptionnel ni de transcendant ne caractérise cette période ("La vie dure" dit l'une d'entre elles).



A partir de 1950 environ, sa palette s'éclaircit soudain. Comme s'il était mu par une intuition géniale, il se met à alléger la pâte qu'il entreprend d'étaler sur la toile de manière fluide et lyrique. La couleur éclate et les formes tout à coup sous ses pinceaux, prennent une signification directement tangible. Ce style nouveau, régénéré, qui s'échappe de la gangue abstruse et aléatoire dans laquelle il paraissait végéter, ne devient pas pour autant figuratif, au sens classique du terme. Il fait beaucoup mieux. Il prend son envol, avec une sorte de divine certitude, au dessus de l'infini qui s'offre subitement à l'artiste, et se met à cheminer hardiment sur la ligne ténue et mystérieuse entre le réel et le poétique. Il transmue la matière et donne du monde une interprétation idéale, à la fois intemporelle et aérienne.

Par le jeu de subtiles transitions de gris, vibrant autour de somptueux aplats colorés, s'opère une incroyable transfiguration. C'est un univers illuminé qui naît sous les doigts enflammés du peintre. La lumière envahit le champ du possible, inonde les compositions, fascine le regard, interroge l'intellect de manière éperdue.

Nicolas est comme électrisé par ce don terrifiant qui surgit de nulle part. En cinq ans à peine il jette sur la toile près d'un millier de tableaux magiques. Il travaille jour et nuit, comme s'il était possédé par les visions indicibles qui dévorent son esprit. La grâce, la plénitude, l'insondable peuplent son imaginaire.

Il vit une expérience hallucinante de totale immersion artistique. Son art est à la fois incroyablement fragile et parfaitement maîtrisé.

Comme il s'en réjouit lui-même : « L'espace pictural est un mur, mais tous les oiseaux du monde y volent librement. À toutes profondeurs ».

Combien de fois ai-je ainsi médité devant ces sublimes toiles, dans le cadre enchanteur du Musée d'Antibes où elles résident à demeure ? Combien de fois ai-je cherché l'explication de l'étonnant envoûtement dont je fus saisi définitivement au sortir de l'adolescence, lorsque je vis pour la première fois en visitant le musée André Malraux du Havre ces merveilles d'équilibre, de lumière et de liberté. Combien de questions me suis-je posées pour tenter de comprendre le mystère qui émane de l'océan rouge et des lignes épurées du "Grand Concert", peint quelques jours à peine avant la mort brutale, tragique, énigmatique, du peintre ?

L'art de Nicolas de Staël est à nul autre comparable. Parmi les peintres du vingtième siècle, ni Picasso, ni Braque, ni même Matisse que j'aime beaucoup, ne parviennent à me communiquer une émotion aussi intense. Je ne trouve nulle part ailleurs cette alchimie incroyable qui me transporte aussi inlassablement. Seules peut-être, les variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach me font, au plan musical, une impression comparable. C'est une perpétuelle source de joie. Un hymne bouleversant à la Liberté de l’Être.