Tocqueville deviendrait-il à la mode en France ?
Ségolène Royal qu'on eut facilement imaginé fâchée avec lui s'en réclame au contraire en révélant notamment que « sa lecture est stimulante » et qu'il est à ses yeux l'un de ceux qui « ont le mieux analysé et anticipé les conséquences de la suppression des hiérarchies statutaires de l'Ancien Régime et les paradoxes de cette passion de l'égalité qui en résulte ».
Lucien Jaume, qui serait « l'un des meilleurs spécialistes du libéralisme », publie de son côté un ouvrage biographique sur l'auteur de la Démocratie en Amérique. Et Marc Fumaroli, de l'Académie Française, en fait cette semaine le sujet d'une analyse raisonnée dans la magazine Le Point.
Faut-il pour autant se prendre à espérer qu'enfin notre pays se mette à rendre l'hommage qu'il mérite à l'un de ses plus extraordinaires penseurs politiques ?
Je crains bien que non.
Non pas que je me fasse quelque illusion sur un éventuel revirement des idées au Parti Socialiste. Il faudra encore beaucoup d'eau à couler sous les ponts et de nuages à courir sur nos têtes pour voir se concrétiser cette interminable mutation.
Non ce qui semble plus préoccupant, c'est la présentation qui est faite de Tocqueville par des clercs réputés cultivés, modérés et réfléchis. Le titre de la chronique de Mr Fumaroli a lui seul en dit déjà long : « Tocqueville et ses arrières pensées ».
Mais de quelles arrières pensées s'agit-il ? Qui pourrait prétendre voir dans le magistral et limpide essai sur la démocratie moderne quelque obscur dessein caché ?
Tout d'abord, Mr Fumaroli, qui a lu le livre de Lucien Jaume, insinue qu'à travers son expérience outre-atlantique, ce serait en fait de la France dont Tocqueville parle. Plus fort il affirme que Raymond Aron et François Furet, qui ont puissamment contribué à propager la pensée tocquevillienne seraient en réalité passés à côté de l'oeuvre.
Grâce à une lecture « comparative plus poussée » des deux volumes de « De la démocratie », Lucien Jaume quant à lui, en aurait élucidé la vraie nature, et au passage mis à mal celle « plus ou moins naïvement célébrante dont se délectent les Américains » !
Il faut hélas se rendre à l'évidence, Mr Fumaroli et sans doute Lucien Jaume n'ont pas une très haute opinion des ces derniers, qui auraient fait de Tocqueville « le Saint-Thomas de l'orthodoxie néoconservatrice, préparant les esprits à l'invasion de l'Iran et au bombardement humanitaire de la Serbie » ! On croit rêver...
Le noble Normand n'aurait donc rien exprimé d'autre, dans son enquête que « ses intimes nostalgies, espoirs et angoisses, confinant au mythe personnel caché dans un langage à double fond ». Et derrière l'apologie de la démocratie américaine, qu'il est tout de même difficile de nier, ces deux professeurs prétendent qu'il soutenait en définitive, l'idéal plutôt tarabiscoté « d'une société féodale dont la démocratie américaine perpétuerait ou retrouverait les doux traits communautaires abolis en France par le Centralisme... »
Un peu fort de café tout de même.
Je n'ai pas eu l'occasion de parcourir en profondeur la thèse de Mr Jaume, mais quelques extraits suffisent pour s'émouvoir. A l'en croire, Tocqueville était assez indifférent ou pour le moins ambigu face à l'Amérique elle-même : « Tantôt il en fait l'éloge (dignité de l'homme, responsabilité personnelle, sentiments de sympathie et de sociabilité), tantôt il en dépeint des travers inquiétants (égoïsme, dissolution sociale, médiocrité des dirigeants, matérialisme des intérêts particuliers, tyrannie des majorités, État à la fois providentiel et écrasant). Le lecteur est donc conduit à se demander ce qu'il faut en penser. »
De là à interpréter ce qu'il a voulu dire il n'y a qu'un pas, qu'il semble franchir sans scrupule en s'interrogeant gravement : «Lui, Tocqueville, que pense-t-il de ce qu'il dépeint ?»
Mais l'art de lire entre les lignes, qui peut donner lieu à de belles exégèses philosophiques, paraît parfaitement déplacé dans une prose aussi claire et précise que celle de Tocqueville. Il a décrit et magnifié l'organisation politique américaine c'est sûr, mais il est allé beaucoup plus loin. Il a tout simplement compris que ce modèle, fondé sur le libre choix du peuple, allait inéluctablement gagner l'ensemble du monde et prévu par de sublimes déductions, la plupart des défis, des écueils et des dangers auxquels il serait confronté.
Naturellement son opinion est parfois nuancée car il n'avait pas pour objectif devant ses fabuleuses découvertes, d'abandonner tout esprit critique et son oeuvre n'était pas de circonstance, et encore moins celle d'un flatteur. C'est précisément ce qui en fait sa richesse et qui a fait qu'aux Etats-Unis, on l'a prise, contrairement à l'idée de Mr Fumaroli, davantage comme une leçon que comme « un livre culte de l'auto-idolâtrie américaine ».
Il est vrai que les cerveaux en Europe ont été tellement habitués à la suffisance sans limite des penseurs marxistes, à l'encensement philosophique sans mesure ni discernement, de cette abominable perversion, qu'ils peuvent éprouver de la peine à imaginer un mode de pensée différent.
Devant cette incompréhension et ces contre-sens apparents, il est intéressant de chercher quelque réponse auprès d'un vrai connaisseur du libéralisme. Comme par hasard, je tombe sur un texte que Jean-François Revel écrivit au sujet d'un précédent livre de Lucien Jaume. Je le livre ici tant il me conforte :
« J’ai lu avec beaucoup d’intérêt, lors de sa publication en 1997, le livre de Lucien Jaume, L’Individu effacé ou Le paradoxe du libéralisme français.
Membre du jury du Prix Guizot, je suis même de ses admirateurs qui, par leur vote, ont fait obtenir le prix 1998 à cet ouvrage.
Mais l’estime que j’exprimais ainsi pour l’auteur et pour l’érudition avec laquelle il embrasse son sujet ne signifie pas que son interprétation générale de l’héritage libéral français ne m’inspirait aucune perplexité.
Le but de Lucien Jaume est de nous persuader que les libéraux français du XIXe siècle, en réalité, étaient étatistes et que donc les néolibéraux actuels, pervertis par l’école austro-anglo-américaine, partisans de la privatisation et de la déréglementation, n’ont pas le droit de s’en réclamer. Nos libéraux du temps des Lumières et du XIXe siècle n’ont jamais voulu supprimer l’État.
Bien sûr que non, mais entre supprimer l’Etat et lui retirer les tâches qu’il exécute mal et au prix fort, il y a une différence, que Turgot, le premier, a inégalablement précisée. Ou encore Tocqueville, qui n’a cessé de se plaindre de l’excès du centralisme étatique français et de ses méfaits... »
Et pour donner le mot de la fin à Tocqueville, je ne peux résister à l'envie de livrer quelques réflexions qui disent assez son opinion et semblent éloignées du culte nostalgique de la féodalité auxquels certains semblent vouloir réduire le champ de sa pensée :
-Je ne crois pas à tout prendre qu'il y ait plus d'égoïsme parmi nous qu'en Amérique; la seule différence, c'est que là il est éclairé et qu'ici il ne l'est point. Chaque Américain sait sacrifier une partie de ses intérêts particuliers pour sauver le reste. Nous voulons tout retenir et souvent tout nous échappe.
-L'intérêt bien entendu est une doctrine peu haute, mais claire et sûre. Elle ne cherche pas à atteindre de grands objets; mais elle atteint sans trop d'efforts tous ceux auxquels elle vise. Comme elle est à la portée de toutes les intelligences, chacun la saisit aisément et la retient sans peine. S'accommodant merveilleusement aux faiblesses des hommes, elle obtient facilement un grand empire, et il ne lui est point difficile de le conserver, parce qu'elle retourne l'intérêt personnel contre lui-même et se sert, pour diriger les passions, de l'aiguillon qui les excite.
-Je ne craindrais pas de dire que la doctrine de l'intérêt bien entendu me semble de toutes les théories philosophiques, la mieux appropriée aux besoins des hommes de notre temps.
-Les Américains ont combattu par la Liberté l'individualisme que l'égalité faisait naître, et ils l'ont vaincu.
-Aux Etats-Unis, on s'associe dans des buts de sécurité publique, de commerce et d'industrie, de morale et de religion. Il n'y a rien que la volonté humaine désespère d'atteindre par l'action libre de la puissance collective des individus.
-Nul ne saurait apprécier plus que moi les avantages du système fédératif.J'y vois l'une des plus puissantes combinaisons en faveur de la prospérité et de la liberté. J'envie le sort des nations auxquelles il a été permis de l'adopter.
-Pour ma part, je ne saurais concevoir qu'une nation puisse vivre ni surtout prospérer sans une forte centralisation gouvernementale. Mais je pense que la centralisation administrative n'est propre qu'à énerver les peuples qui s'y soumettent parce qu'elle tend sans cesse à diminuer parmi eux l'esprit de cité. Nous avons vu qu'aux Etats-Unis, il n'existait point de centralisation administrative. On y trouve à peine la trace d'une hiérarchie. La décentralisation y a été portée à un tel degré qu'aucune nation européenne ne saurait souffrir.../...Mais aux Etats-Unis, la centralisation gouvernementale existe au plus haut point.
-Il arrivera un temps où l'on pourra voir dans l'Amérique du Nord 150 millions d'hommes égaux entre eux, qui tous appartiendront à la même famille, qui auront le même point de départ, la même civilisation, la même langue, la même religion, les mêmes habitudes, les mêmes moeurs, et à travers lesquels la pensée circulera sous la même forme et se peindra des mêmes couleurs. Tout le reste est douteux, mais ceci est certain. Or, voici un fait entièrement nouveau dans le Monde, et dont l'imagination elle-même ne saurait saisir la portée...
Le Point 1854 27/3/08
« Tocqueville », chez Fayard, par Lucien Jaume
« De la Démocratie en Amérique » Alexis de Tocqueville. Garnier Flammarion. Préface de François Furet.