On
savait que l'auteur de la Tante Julie et le scribouillard
avait une conscience politique.
Un ouvrage* paru récemment en donne
toute la substance, au travers d'articles, de discours et de diverses
prises de positions, allant des années soixante, jusqu'à 2009.
Édifiant
parcours que celui de Mario Vargas Llosa, écrivain « engagé », c'est à
dire de gauche, qui au fil de ses voyages, de ses observations,
change du tout au tout, et va jusqu'à se présenter aux élections
présidentielles péruviennes en 1990 au nom du libéralisme !
C'est qu'aux belles et romantiques certitudes qui peuplaient sa
jeunesse, a succédé une prise de conscience, fondée sur le
réalisme: « J'ai appris à quel point la frontière entre
le bien et le mal est mouvante, et quelle prudence il faut avoir pour
juger des actions humaines et pour décider des solutions à apporter
aux problèmes sociaux si l'on veut éviter que les remèdes soient
pires que le mal (1983). »
C'est aussi le sentiment d'avoir été floué par l'insidieuse
sournoiserie des théories « progressistes » ce qui va
l'amener à affirmer entre autres que : «c'est démagogie et
mensonge que de prétendre transférer les entreprises d'un groupe de
banquiers à la nation...»
A
la lumière de cette nouvelle objectivité, l'écrivain voit sous un
jour différent tout le sous continent sud-américain, et analyse
d'un autre œil les péripéties qui marquent son histoire
contemporaine. Au fil des textes rassemblés dans cet ouvrage, Vargas
Llosa évoque avec une amère lucidité ses nombreux
désappointements, les échecs, les gâchis, dont il fait le constat
désabusé, mais aussi quelques espérances qui se font jour de ci de
là.
L'exemple
le plus édifiant est celui de Cuba.
Jusqu'en
1967, le régime castriste avait encore quelques vertus à ses yeux.
Il reprochait à l'époque par exemple aux opposants et aux
dissidents de « signaler les déficiences de la révolution
et de taire les innombrables et éclatantes réussites». Selon
cette optique, il contrebalançait la disparition de la liberté de
la presse par la généralisation de l'alphabétisation, la
disparition des partis politiques par la réforme agraire qui avait
livré la terre aux paysans, l'abolition de la propriété privée
par le fait que tous les cubains étaient devenus propriétaires de
leur maison...
Ce
n'est qu'en 1971 que ses yeux se dessillent, lorsque Fidel Castro à
l'occasion d'une demande d'éclaircissements au sujet du sort du
poète dissident Herberto Padilla, fustige brutalement les écrivains
latino-américains qui vivent en Europe, leur interdit d'entrer à
Cuba et les traite même de canailles.
A
partir de ce moment, il prend peu à peu conscience des dérives
auxquelles se laissent aller nombre de gouvernements, et des
mensonges et méfaits dont se rendent coupables dictateurs et
idéologues révolutionnaires, à l'encontre de peuples crédules ou
impuissants.
Il
est horrifié de constater par exemple, qu'en plus six décennies les
gouvernants du Mexique, de l'Argentine, du Brésil ont été
incapables de sortir leur pays du sous développement malgré leurs
gigantesques ressources naturelles.
Et
il égrène la longue litanie des ratages, aboutissant un peu partout en Amérique latine à la
paupérisation, et souvent à des violences meurtrières.
Au Pérou évidemment, où s'est déchaînée la barbarie marxiste du
Sentier Lumineux qui en deux décennies, sous la férule fanatique
d'Abimael Guzman, tortura, assassina ou fit disparaître plus de
69000 personnes, la plupart très humbles.
En
Colombie, où durant plus de 40 ans, sévirent les FARC, avec la même
sauvagerie.
Haiti,
dont «il n'y a pas dans l'hémisphère occidental, et peut-être
au monde, de cas plus tragique», à cause d'une succession « de
dictatures sanglantes, de tyrans corrompus et cruels ».
Au
Chili, où l'élection d'Allende fut une calamité, mais où il déplore également la dictature de Pinochet qui ne fut pas à ses yeux « le
général qui sauva le Chili du communisme, bien qu'il ouvrit conte
toute attente, une voie pour la récupération économique et la
modernisation de son pays».
Tout
cela devrait selon Vargas Llosa, « remplir de remords et de
honte le monde occidental », ou au moins l'amener à juger
un peu objectivement cette lamentable déconfiture.
Par
un navrant paradoxe, c'est souvent l'inverse à quoi on assiste. Ce
qui conduit l'auteur à flétrir « l'irresponsable frivolité
d'un certain progressisme occidental », la « fascination
romantique pour les révolutions violentes qui semblent appartenir au
passé dans les nations acquises à la démocratie », ou
encore, « la facilité avec laquelle un bouffon du
tiers-monde, pour peu qu'il maîtrise les techniques de la publicité,
et les stéréotypes politiques à la mode, peut rivaliser dans la
séduction des masses avec Madonna et les Spice Girls. »
Un
exemple édifiant de cette sinistre comédie est celui de Raphael
Guillen Vicente, obscur universitaire, auto-promu Sous-Commandant
Marcos, qui se rendit responsable d'une abominable épuration
paysanne au Chiapas, et en lequel Régis Debray a vu « le
meilleur écrivain latino-américain de nos jours » ou que
Alain Touraine – père de la nouvelle ministre de la santé – a
qualifié de « démocrate en armes »... On peut évoquer
également la personne de Daniel Ortega, chef charismatique des
sandinistes au Nicaragua, dont Vargas-llosa décrit les vices et
turpitudes, alors qu'il bénéficia d'une image de marque très
surfaite au sein de l'intelligentsia gauchisante.
Et
naturellement, les figures qui illustrèrent la révolution cubaine,
pour lesquelles il y eut tant de complaisance, notamment en France. A
ce sujet, Vargas-llosa est catégorique : « C'est une
insulte à l'intelligence que de prétendre faire croire que la façon
la plus efficace d'obtenir des concessions de Castro est
l'apaisement, le dialogue et les démonstrations d'amitié avec sa
tyrannie. »
Si
Vargas-llosa rejette toute faiblesse vis à vis des dictatures, il
n'en est pas moins conscient de la fragilité de la démocratie face
au terrorisme, et en appelle à ne pas céder à la fatalité. Il
constate en effet avec dépit, que ce dernier se déchaîne d'autant
plus que le pouvoir s'ouvre à la démocratie : «pour la
logique de la terreur, vivre en démocratie et en liberté est un
mirage, un mensonge, une conspiration machiavélique des exploiteurs
pour maintenir les exploités dans la résignation ». Plus
pervers encore selon lui, « ce qu'un homme convaincu d'agir
au nom des victimes désire en déposant des bombes, c'est que les
pouvoirs publics se déchaînent contre ces victimes dans leur quête
de coupables, les agressent et les violentent. »
Vargas-llosa
exhorte donc à ne pas se laisser illusionner par les discours
malfaisants de ceux qui appellent à l'insurrection, selon lesquels
les élections, la presse libre, le droit à la critique, les
syndicats représentatifs ne sont que « pièges et
simulacres destinés à déguiser la violence structurelle de la
société, à aveugler les victimes de la bourgeoisie... »
Tout ça n'est que tromperie, aboutissant lorsque par malheur ce
genre de charlatan arrive au pouvoir, à la suppression des libertés.
On se rappelle la manière expéditive avec laquelle Castro,
triomphant, supprima tout retour en arrière : « A quoi
bon des élections, puisque le peuple a tranché ? »
Parmi
les dangers auxquels sont exposées les sociétés démocratiques,
particulièrement si l'ouverture à la liberté est récente, figure
le mythe du paradis socialiste sur terre. Celui-ci a la peau dure. En
Amérique du Sud, profitant de la naïveté de populations peu
éclairées, il s'est nourri souvent de l'idéal généreux véhiculé
par la religion catholique, lequel a notamment donné naissance à la
désastreuse théorie de la libération. Au Nicaragua, on a assisté
à la collusion de l'église avec la rébellion, le clergé
considérant ouvertement la révolution comme « une occasion
propice pour réaliser l'option de l'église pour les pauvres »
(lettre pastorale1979).
Lorsque
de pareilles croyances trouvent un terreau favorable, il n'est quasi
aucune limite à l'errance populaire, quasi aucune borne aux dérives
idéologiques, et quasi aucune barrière à l'obscurantisme.
Vargas-Llosa
ironise par exemple, sur la rébellion dite des « brise-kilos »
qui à la fin du XIXé siècle au Brésil, refusaient le système
métrique adopté par le gouvernement pour faciliter les échanges
commerciaux avec le reste du monde. Entraînés par un prédicateur
fanatique, les révoltés commirent de nombreuses destructions, des
vols et même des meurtres.
Il
évoque dans le même registre, le poète péruvien Augusto Lunel qui
déclara dans son manifeste insurrectionnel: « Nous sommes
contre toutes les lois, à commencer par la loi de la gravité »
Ces
anecdotes pourraient prêter à sourire, si l'actualité ne leur
donnait sans cesse de nouveaux prolongements. Ainsi les brise-kilos
de nos jours sont pour Vargas-llosa ces milliers de jeunes
latino-américains qui, mus par un noble idéal, sans doute, sont
accourus manifester à Porto-Alegre, contre la globalisation, un
système aussi irréversible à notre époque que le système
métrique... A l'instar de ce dernier, la globalisation n'est ni
bonne ni mauvaise. Elle relève du simple bon sens. Le bien ou le mal
qu'elle apporte dépendent non d'elle-même mais de ce qu'en font les
gouvernants.
Vargas-llosa
se livre également à une sévère critique du nationalisme, souvent
invoqué pour désigner des boucs émissaires, et au nom duquel on
prétend protéger sa culture, son exception, son indépendance, mais
qui enferme, isole et en définitive stérilise.
Le
nationalisme, selon l'écrivain est la culture des incultes et il
prospère tant que ceux-ci sont légions. A l'évidence il n'existe
pas de cultures totalement indépendantes ou émancipées, ni rien
qui y ressemble. Il existe des cultures pauvres et riches, archaïques
et modernes, faibles et puissantes. « Dépendantes, elles le
sont toutes.../... et aucune ne s'est forgée, développé et n'a
mûri sans se nourrir des autres et sans à son tour, en alimenter
d'autres... »
Condamner
le nationalisme culturel, comme une atrophie pour la vie spirituelle
d'un pays, ne signifie évidement pas dédaigner le moins du monde
les traditions et modes de comportement nationaux ou régionaux, ni
contester qu'ils servent, même de façon primordiale, des penseurs,
artistes, techniciens et chercheurs du pays pour leur propre travail.
Vargas-llosa
réclame dans le domaine de la culture, la même liberté et le même
pluralisme que ceux qui doivent régner en politique et en économie
dans une société démocratique.
Comme
la globalisation, les moyens de communication de masse ne sont pas
coupables de l'usage médiocre ou erroné qu'on en fait.
En
définitive, Vargas-Llosa se pose par simple lucidité, au rang des
défenseurs du libéralisme, et s'il reste malheureusement assez
minoritaire parmi les grandes consciences d'Amérique du Sud, son
propos n'en a pas moins de force. Car il repose sur l'expérience et
le vécu, tandis que l'argumentation s'appuie sur la raison, et sa
mesure, sa sagesse l'inscrivent dans la meilleure tradition
humaniste.
Les
perspectives sur lesquelles s'ouvre sa réflexion sont si larges
qu'elles devraient trouver un écho favorable dans le cœur et
l'esprit de tout homme libre.
On
peut en retenir à titre de conclusion, trois pensées de portée
universelle :
- »Les
acquis de la démocratie sont fragiles et le passé récent apprend
que la civilisation ne prémunit pas contre le retour de la barbarie,
que « les humanités n'humanisent pas » (Steiner). Ceux
qui institutionnalisèrent le sadisme au nom du National-Socialisme
étaient des hommes éclairés par l'intelligence de Goethe et des
esprits sensibles que la poésie de Rilke ou la musique de Wagner
émouvaient jusqu'aux larmes. Ceux qui torturèrent, déportèrent,
exécutèrent des millions d'êtres humains au nom du Socialisme Communiste, revendiquaient l'idéal de justice, d'émancipation, de
liberté...
-Ce
qui s'est produit avec le socialisme est, sans doute, une désillusion
qui n'a pas d'équivalent dans l'histoire...
-C'est
très grave lorsque la conscience de l'individu abdique devant une
prétendue conscience supérieure collective » (1979)
*
Manuel Vargas-Llosa : De sabres et d'utopies. Arcades.
Gallimard. 2011