Un petit film d'animation (52 min quand même...), fait le buzz depuis quelques semaines sur le web. Réalisé en 2006 par Paul Grignon, un graphiste et vidéaste canadien, il profite pleinement de la crise économique et de l'effet démultiplicateur de l'internet pour conquérir facilement une vaste audience. Très séduisant au premier abord, il donne en effet au spectateur, sur un ton qui se veut à la fois ludique et pédagogique, l'impression de comprendre comme par enchantement les ressorts réputés complexes de l'économie, les arcanes du fonctionnement des banques, et in fine la crise actuelle, en même temps qu'il désigne certains responsables à la vindicte populaire et propose des solutions innovantes.
Cette emballage aguichant cache toutefois un imbroglio de pièges, et d'illusions en tous genres qui le réduisent plutôt à une caricature partisane dangereuse.
Le propos, récité benoitement par une charmante voix féminine, ne relève ni de la pédagogie, ni de la vulgarisation :
- Il fourmille d'erreurs ou d'approximations historiques, à commencer par l'origine de l'argent , attribuée aux orfèvres vénitiens ! (lesquels orfèvres sont rapidement assimilés à des banquiers aux méthodes douteuses - flanqués de garde du corps patibulaires - qui s'enrichissent grâce à l'exploitation frauduleuse des richesses entreposées chez eux).
-il tire une bonne partie de son argumentation d'insinuations grotesques, relatives au secret dont « on » couvrirait sciemment la théorie monétaire : « elle n'est presque jamais mentionnée dans les écoles », « n'a jamais inspiré de film à grand succès» ce qui d'après l'auteur, « n'a rien d'étonnant ».
-il décrit la réalité en terme de schémas fallacieux, réduisant notamment l'argent aux seules dettes contractées par ceux qui empruntent aux banques, ce qui lui donne d'ailleurs son titre suggestif : l'argent-dette.
-Tout ça pour finir comme par hasard, dans une sorte d'apothéose à la gloire d'une gestion étatique monopolistique des richesses, conduisant à créer l'argent en fonction des besoins, à permettre la souscription de prêts sans intérêt, à faire disparaître purement et simplement la notion même de dette et à projeter le monde dans un idéal de croissance économique plate. En bref, comme il est stipulé : « pour fonder une économie sur de l'argent permanent et libre d'intérêt, il suffirait que le gouvernement crée de l'argent et le dépense dans l'économie, de préférence dans des infrastructures durables : routes, chemins de fer, ponts, ports et marchés publics. Ce serait de l'argent valeur et non de l'argent dette. »
Pour être juste, une chose est à peu près exacte dans ce galimatias racoleur, à savoir l'observation attribuée au cerveau génial du « vieil orfèvre » : « Les déposants retirent rarement leur argent de la banque et ils ne le retirent jamais tous ensemble » (au passage, on confond tout de même déposants et épargnants...). C'est précisément ce principe fondamental qui permet de faire travailler les biens pour l'économie générale et de catalyser la fabrication de nouvelles richesses, tout en rémunérant les prêteurs qui y contribuent. Il faut rappeler qu'un principe analogue régit les assurances : les clients déclarent rarement un sinistre, et en règle jamais tous ensemble, ce qui permet de mutualiser les risques, au moyen d'une cotisation individuelle modique et la prise en charge intégrale ou quasi, des frais occasionnés en cas d'accident.
L'ennui, est qu'à partir de ce constat, Mr Grignon se livre hélas à toutes sortes de déductions hasardeuses, et surtout, qu'il en fasse la source de turpitudes occultes destinées à enrichir les seuls banquiers au détriment de l'ensemble de la société !
Il décrète par exemple, qu'en accordant un prêt, une banque crée ex-nihilo la somme requise par des dispositions qui s'apparentent à un tour de passe-passe.
Même si on peut parfois mettre en cause la rigueur des banquiers et la pertinence de leurs simulations, même si l'on peut effectivement douter que les sommes prêtées existent réellement en espèces trébuchantes dans les caisses, il ne faut pas négliger le fait qu'elles sont normalement gagées par les actifs de l'emprunteur. Et ne pas occulter le but même du prêt qui est d'anticiper l'acquisition d'un bien, contre remboursement de mensualités, conduisant de fait à l'extinction progressive de la dette, donc à la disparition de ce fameux argent-dette...
Dans un système communicant, il n'est d'ailleurs pas nécessaire que les fonds empruntés soient disponibles précisément dans l'organisme auquel s'adresse l'emprunteur, la dette pouvant être convertie en titres, répartis sur plusieurs organismes. En mutualisant ainsi les richesses inactives possédées par un grand nombre de gens, le système bancaire peut consentir des prêts à d'autres, qui en ont besoin.
Et les intérêts, présentés dans le documentaire comme un système pervers, servent à couvrir les frais de fonctionnement du système, ainsi que ceux découlant de l'inflation, tout en rémunérant le risque encouru et l'immobilisation des capitaux prêtés.
Contrairement au propos du film, sans endettement ni les entreprises, ni les particuliers, ni même les gouvernements ne pourraient mener de grands projets d'investissement. Le seul vrai souci est de ne pas s'endetter trop et de ne pas prendre un risque inconsidéré menaçant l'engagement de remboursement en cas de difficulté imprévue.
Car si le volume global de l'argent prêté n'est plus en corrélation avec la valeur des biens ou s'il est prêté à des emprunteurs incapables de rembourser leur dette, le système tôt ou tard est condamné à la faillite. Tout comme une assurance dont les cotisants deviendraient de moins en moins nombreux à mesure que les risques couverts seraient de plus en plus souvent réalisés...
En définitive l'argent est une vue de l'esprit. Il s'agit d'un symbole permettant de standardiser la valeur des richesses pour en faciliter les échanges. Les richesses quant à elles dérivent toutes peu ou prou du travail. Tant qu'il y a adéquation entre les deux, le système tourne normalement et le crédit qui anticipe les richesses à venir est bénéfique puisqu'il agit comme catalyseur.
D'une manière générale, il y a problème lorsque les richesses existantes ou potentielles sont surévaluées par rapport à l'argent qui les représente, que la production d'argent croit plus vite que les biens eux-mêmes, ou encore lorsque l'endettement est disproportionné par rapport aux ressources et ne repose plus sur des garanties réelles. Le système des subprime cumulait plusieurs de ces tares.
On qualifie en l'occurrence de crise, ce qui n'est qu'un réajustement face à des dérives, pas forcément causées par la seule malhonnêteté ou la duplicité des banquiers.
En dépit de son imperfection, le système économique sur lequel repose la société, n'est pas comme le sous-entend bruyamment Mr Grignon un complot ourdi par une quelconque pieuvre bancaire maléfique. Et le recours systématique à l'Etat, tel qu'il est préconisé dans le film, n'offre aucune garantie supplémentaire.
Mr Grignon s'interroge gravement : « Pourquoi les gouvernements choisissent-ils d'emprunter de l'argent aux banques privées avec intérêt, quand ils pourraient créer tout l'argent qu'il leur faut, sans intérêt ? » Et sa réponse fait frémir : « Sans la concurrence des dettes privées, les gouvernements auraient le contrôle des réserves de l'argent de la nation. »
Si un gouvernement, s'affranchissant des règles économiques de base, s'avisait de créer de l'argent en fonction de ses besoins, nul doute qu'il en abuserait tôt ou tard tant ils sont immenses. Cela conduirait inévitablement à une dévalorisation de l'argent donc à un appauvrissement de tous ceux qui en possèdent un tant soit peu... La situation actuelle du Zimbabwé relève ni plus ni moins de cette logique.
Quant aux prêts consentis par l'Etat, ils ne sont pas plus sûrs que les autres lorsqu'on sait qu'il est lui-même fort endetté et qu'il fait reposer en toute impunité et liberté sa garantie sur les ressources des contribuables déjà passablement essorés ! Son propre endettement, qui notamment en France ne cesse de grandir, devient très dangereux lorsqu'il est causé par des dépenses structurelles, pérennes, souvent d'ordre social, ne laissant guère espérer de retour sur investissement...
Au total cette analyse brillante mais lacunaire, à partir de quelques idées vraies mais plus ou moins détournées ou déformées, farcie de raccourcis trompeurs, de citations tronquées ou sorties de leur contexte, fait fausse route. Plus grave, elle inscrit ses pseudo-démonstrations dans le bon vieux cadre de la théorie du complot, qui fait toujours florès dans l'Opinion Publique. Sa conclusion, évoquant un prétendu « Pouvoir Invisible », est de ce point de vue édifiante : « On nous a trompés : ce qu'on appelle démocratie et liberté sont devenus en réalité une forme ingénieuse et invisible de dictature économique. »
Au bout du compte, le commentaire lénifiant, ne préconise rien d'autre que la production et la répartition égale des richesses par le Gouvernement tout puissant, et un système malthusien rétrograde abolissant, au motif qu'elle est « incompatible avec une économie durable », la notion de croissance, c'est à dire renonçant tout simplement à ce qui fait la richesse des nations.
L'histoire ne dit pas qui est vraiment Paul Grignon. Un fait certain est qu'il n'a rien d'un économiste. Plutôt un artiste aux préoccupations un tantinet écologistes.
Plus troublant, il est l’auteur, avec William Thomas (un "journaliste alternatif"), de Chemtrails - Mystery Lines in the Sky, un film qui dénonce un complot climatique mondial. Pour Thomas et Grignon, certaines chemtrails (ces trainées laissées par les avions dans le ciel) sont des produits plus ou moins toxiques lâchés par les pouvoirs politiques pour des raisons secrètes.... CQFD
PS : Curieusement je m'étais interrogé cet été sur ces chemtrails, sans connaître à l'époque les hypothèses qui les sous tendent. Suis-je naïf ?