La vision que donne Walt
Whitman (1819-1892) de la démocratie est échevelée, c'est le
moins que l'on puisse dire. Dans ce texte peu connu *, traduit pour la
première fois en français si je ne m'abuse, on retrouve à maints
endroits le lyrisme sauvage et flamboyant de son fameux poème
"Leaves Of Grass".
Il
faut préciser d'emblée, que ce vibrant plaidoyer pour la Liberté
et l'individualisme peut faire frémir à notre époque, où tout ce
qui touche au libéralisme est systématiquement sali, dégradé,
honni par les adorateurs du veau d'or social et du Big Government,
qui préfèrent les dogmes à l'argumentation.
Qu'on
se le dise, Walt Whitman est plus qu'ultra-libéral : il a la fibre
libertaire !
Rien
à voir avec l'anarchisme, mais plutôt avec une vision romantique de
la démocratie, où l'individu est au centre de tout, incarnant à
lui seul le paradigme du self-government : "L'homme,
proprement formé dans la plus saine, la plus haute liberté, peut et
doit devenir une loi, et une série de lois, pour lui-même, qui
encadrent prévoient non seulement sa maîtrise de soi personnelle,
mais toutes ses relations avec les autres individus et avec l'Etat."
Cette
conception n'est pas si éloignée de celle de Kant, telle
qu'elle apparaît dans son ouvrage "Qu'est-ce que les
lumières". Alors que le philosophe allemand appelait ses
contemporains à sortir de la "minorité" pour enfin
devenir majeurs, en osant connaître et penser par eux-mêmes (Sapere
Aude), le poète du Nouveau Monde exhorte à "entreprendre
la grande affaire de son propre épanouissement, dont la fin (qui
demandera peut-être plusieurs générations) sera, s'il se peut , la
formation d'un homme ou d'une femme pleinement adulte".
Pour
Whitman le poète, la démocratie n'est toutefois pas une invitation
à n'importe quelle liberté. Elle est loi, et "loi des plus
strictes, des plus largement contraignantes". Si elle fait appel
au sens des responsabilités de l'individu, elle ne doit pas pour
autant se cantonner à une approche terre à terre, trop bassement
vulgaire de la société. Elle porte une espérance qui s'exprime par
la spiritualité : "au cœur de la démocratie, en fin de
compte, se trouve l'élément religieux". Et dans ce sentiment,
c'est à une aspiration panthéiste qu'il invite le lecteur. Dans
l'idée de Dieu, réside nécessairement la Nature, dont l'histoire,
comme celle de la Démocratie, "attend d'être écrite..."
A
l'instar de la conception transcendantaliste (Emerson, Thoreau...),
la religion n'est pas ici celle des églises, des chapelles, des
sectes, mais celle que chacun porte en lui. Car "les bibles
peuvent transmettre, et les prêtres disserter, mais c'est
exclusivement dans l'opération sans bruit, du propre de Soi, isolé,
qu'on pénètre le pur éther de la vénération, atteint les divins
leviers, et communie avec l'inexprimable."
Dotée
de ces vertus, la jeune démocratie américaine semblait à la fin du
XIXè siècle, bien armée pour affronter l'avenir et débordait de
promesses, en dépit de quelques insuffisances de jeunesse.
La
pire évidemment fut représentée par l'effroyable séisme de la
guerre civile dont l'insoutenable déchaînement de violence avilit,
tout en la régénérant, et en la fortifiant de manière
nietzschéenne la jeune république : "La race la plus paisible
et du meilleur naturel du monde, et la plus indépendante en ses
personnes et la plus intelligente, et la moins faite pour se
soumettre à l'agacement et à l'exaspération d'un régime de
discipline, s'est précipitée au premier battement du tambour ,
pour prendre les armes – non pour le gain, pas même pour la
gloire, ni pour repousser une invasion – mais pour un emblème, une
totale abstraction – pour la vie, la sauvegarde du drapeau..."
Parmi
les reproches que faisait Whitman à "son" Amérique, il y
avait aussi le fait par exemple, qu'à la fin du XIXè siècle, elle
n'avait "moralement et artistiquement rien fait d'original".
Pas rédhibitoire, mais fâcheux si l'on convient qu'elle réclamait
"une poésie qui soit audacieuse, moderne, et embrassant tout et
kosmique (sic), comme elle l'est elle-même." Ou bien si l'on
admet avec lui que la littérature est l'âme d'une nation.
Force
est de constater que ces craintes furent dissipées. Lui-même
acquérant le statut de chantre de ce nouvel âge et le jaillissement
de la culture américaine se révélant si torrentiel et rayonnant
qu'on a pu comparer New York à une Nouvelle Athènes.
On
ne saurait terminer cette plongée dans la pensée whitmanienne sans
préciser que si l'irrésistible montée de l'idée démocratique
associe individualisme, religiosité, et culture artistique, elle ne
s'appuie pas moins également sur des valeurs plus triviales, qui
n'ont rien de honteux. Qu'on en juge par cette joyeuse et iconoclaste
exaltation : "Je salue avec joie l'énergie océanique,
bigarrée, intensément pratique, l'exigence de faits, et même le
matérialisme des affaires dans l'époque en cours, en nos états."
En
réalité, "comme le combustible pour la flamme, et la flamme
pour les cieux, ainsi richesses, science, matérialisme – et même
cette démocratie dont nous faisons tant de cas – doivent-ils
infailliblement nourrir l'esprit élevé, l'âme."
Au
total ces perspectives démocratiques forment une sorte de fleuve
épique, charriant impétueusement les grandes idées, mais aussi
parfois les contradictions, et les utopies.
Joint
à l'incandescence du style, à la longueur des digressions, cet
étonnant mélange des genres rend parfois le discours difficile à
suivre (certaines phrases dépassent le cadre d'une page).
Elles
ont toutefois le mérite de proposer une vision à la fois lyrique et
réaliste, fondamentalement pacifique, de la révolution
démocratique, aux antipodes des tempêtes dévastatrices menant aux
bains de sang européens. C'est une re-fondation du Monde qui doit
"promouvoir ses propres normes neuves, mais encore suffisamment
anciennes, en admettant les anciens éléments pérennes, et en les
combinant en groupes, en unités, appropriés au moderne, au
démocratique..."
Pour
aboutir à une société éclairée mais pragmatique, de laquelle
doivent être exclues la grandiloquence et la médiocrité, "le
principal étant la moyenne, l'organique, le concret, le
démocratique, le populaire, sur lesquels toutes les superstructures
du futur doivent reposer pour durer...".
Epilogue
J'entendais
récemment lors d'un débat télévisé**, le metteur en scène de
théâtre Jean-Michel Ribes, déclarer qu'en matière politique il y
avait deux voies : celle "de droite" selon laquelle,
"quand l'individu va bien, la société va bien" et celle
"de gauche" qui considère au contraire que "c'est
quand la société va bien, que l'individu va bien".
A
la lumière des propos de Whitman, rien ne renforce mieux l'idée que
la voie "de droite" est décidément la meilleure, la plus
rectiligne et la plus saine. Car elle part humblement de l'élément
fondateur de la société, à savoir l'individu, avec ses
imperfections mais aussi ses potentialités, et fait le pari qu'en
lui conférant la liberté, il sera capable de s'élever. Tout le
contraire en définitive, de la voie "de gauche" qui impose
par la force et la contrainte, et par en haut, un système jugé bon
a priori, dans lequel l'individu est prié de se conformer à un bonheur imposé...
* Perspectives démocratiques. Walt Whitman, traduction Auxeméry. Belin 2011.
** Ce soir ou jamais (27/09/11)