On connaît la tendance à la pléthore qui caractérise l'écriture philosophique de Michel Onfray. On pourrait remplir des rayonnages entiers avec ses ouvrages...
Certes, à côté des tièdes platitudes de la pseudo-littérature qui dégouline des têtes de gondoles, à côté de la philosophie de comptoir que les camelots du showbiz font dégorger de tant de pseudo-débats, à côté de tout ça, les thèses de Michel Onfray détonnent quelque peu.
Car son style ne laisse pas indifférent. Même s'il peut parfois être jugé un peu trop rutilant, voire pédant, sa lecture est en général plaisante, et son propos servi par une dialectique bien aiguisée, s'avère incisif et décapant.
S'agissant de la pensée, c'est autre chose, hélas. Lapidaire, voire assassine, elle ne s'embarrasse guère de nuances et souvent détruit au vitriol de la partialité, ce à quoi le vernis de la culture conférait de prime abord, un éclat alléchant.
On retrouve toutes ces qualités et ces défauts dans un curieux petit opuscule récemment publié sous le nom de "Manifeste hédoniste*".
Divisé en deux sections, il se compose d'une sorte de bréviaire exposant l'essentiel de la doctrine, complété par une compilation de contributions émanant d'amis ou de disciples, censées enrichir à partir d'expériences personnelles la théorie du Maître. Laissons de côté cette deuxième partie, qui hormis quelques illustrations intéressantes, notamment de Titouan Lamazou, et deux ou trois anecdotes, n'apportent pas grand chose.
Cette profession de foi – si l'on peut dire – se positionne comme une sorte d'apologie du bonheur terrestre, lui même subordonné à "l'épanouissement des sens".
A première vue il s'agit d'une philosophie dans l'acception la plus radicale du terme, invitant à "faire la paix entre soi et soi, soi et les autres, soi et le monde, soi et le cosmos...". On pourrait presque penser aux préceptes de Voltaire proposant « le bonheur terrestre autant que la nature humaine le comporte » ou bien au vœu de Montesquieu de « parvenir à la sagesse et à la vérité par le plaisir ».
Malheureusement le gros, l'énorme défaut de cette louable entreprise est de s'inscrire dans une pensée qu'on pourrait littéralement qualifier de bornée, en ce sens qu'elle ne s'épanouit qu'entre deux étroites limites idéologiques : l'athéisme le plus intransigeant d'une part, et l'engagement "à gauche" non moins irrévocable d'autre part. Ces prises de positions quasi obsessionnelles enferment de fait, le propos dans une logique étriquée, où l'outrance tient lieu de perspective et où l'esprit de système sert de raisonnement. De toute évidence, l'art de la nuance est ici banni.
Afin qu'il n'y ait aucun doute, Onfray commence tout de suite par déblayer le terrain en éradiquant toute préoccupation spirituelle, et particulièrement, les "presque mille ans de théologie, de scolastique, de pensée fumeuse, soucieuse d'asseoir culturellement le christianisme devenu religion d'Etat".
Emporté par l'élan il en vient même, par pure réaction, à forger un concept nouveau, l'athéologie, qui est selon lui, "la discipline qui serait à la négation de Dieu ce que la théologie est à son affirmation." Autrement dit, non seulement il démolit les cathédrales, mais il nie l'existence du principe indicible qu'elles célèbrent.
Une seule phrase suffit d'ailleurs à donner la mesure de sa rage anti-religieuse, lorsqu'il détruit d'un coup tout l'enseignement chrétien, qualifié de "dépréciation du corps, des sensations, des émotions, de la chair, des passions, des pulsions, des femmes, du plaisir, de la jubilation, surestimation de l'ascétisme, du dolorisme, du renoncement, d'où misogynie et phallocratie..."
Se rend-t-il compte ce faisant, qu'il tombe exactement dans le travers qu'il dénonce si vigoureusement, bien que par une voie strictement opposée ?
Son attitude exprime une intolérance semblable à celle qui caractérise les fanatiques de tous poils et de toutes obédiences, bien qu'il tente de la parer d'affriolants mais creux attributs en forme de truismes : "matérialisme, sensualisme, atomisme, hédonisme". Et bien qu'il cherche à la magnifier de manière grandiloquente en prétendant "qu'elle célèbre la pulsion de vie", et "qu'elle se bat pour une égalité solaire entre les sexes..."
Ce zèle iconoclaste anéantissant d'un coup tout un "corpus idéologique" et des siècles de culture et d'histoire, est d'autant plus choquant que de son propre aveu, sa proposition hédoniste "suppose un système". Et qu'il se croit autorisé à en décliner le primum movens, en l'appliquant comme vérité révélée à toutes les préoccupations susceptibles d'assaillir l'esprit.
Après avoir jeté aux orties l'idée même de Dieu avec l'eau-du-bain-bénite, il rétablit de manière triviale ses propres encensoirs célébrant la chair et ses plaisirs, et lance de nouveaux anathèmes qui ne valent pas mieux que les anciens.
Il aplatit par exemple à coups de massue, la théorie freudienne à laquelle il a déclaré récemment une guerre sans merci.
On éprouverait presque un peu de tendresse pour les thèses fumeuses de la psychanalyse, tant il est difficile d'adhérer à la rhétorique caricaturale, suggérant par exemple de "retrouver la voie du matérialisme psychique contre l'idéalisme de l'inconscient freudien...", ou "d'inscrire la psychanalyse dans une logique progressiste contre le pessimisme freudien ontologiquement conservateur..." Les ficelles sont tellement grosses qu'elles font sourire. Voilà le vieux Sigmund rangé de manière expéditive dans la catégorie des "ennemis de classe", par ce Fouquier-Tinville des temps nouveaux de la psychologie...
Il emploie une manière un peu plus circonstanciée en matière d'analyse esthétique, à laquelle il consacre un chapitre ambigu. A propos de l'Art Contemporain, il n'ose par exemple, pas trop attaquer les mystifications de Marcel Duchamp, dans lesquelles il voit "la mort du Beau" faire écho à celle de Dieu, ce qui l'enchante en tant que disciple de Nietzsche... Et sa fibre populaire s'émeut même du fait qu'avec de tels artistes, ce ne sont plus les matières nobles et riches qui trônent dans les musées, mais "la matière véritable, celle du monde", humble, fruste composée pêle-mêle de plâtre, fil de fer, plastique, verre velours, feutre, voire substances organiques, déjections...
En somme, "Il ne faut pas dupliquer mais dépasser" ces expériences jugées révolutionnaires dans le même temps qu'elles révèlent une époque "plus esthète qu'artistique". Comprenne qui pourra...
Notons qu'au passage, il se livre à un monumental contresens esthétique, en faisant sienne la thèse de Duchamp selon laquelle, "c'est le regardeur qui fait le tableau". C'est précisément cet oxymoron insane qui est la cause de l'insignifiance et du nihilisme dans lesquels s'asphyxie l'art de nos jours !
Peu de commentaires à faire à propos de sa conception de l'érotisme, qu'il résume à une formule, assez jolie, mais vaine : "il est à la sexualité ce que la gastronomie est à la nourriture : un supplément d'âme.." Pour le reste, sans prôner ouvertement le pont-aux-ânes soixante-huitard de la libération sexuelle, il rejette avec horreur, mais on l'avait déjà compris, tout ce qui lui rappelle de près ou de loin la conception chrétienne, notamment "les fantasmes du prince charmant, de l'épouse idéale, de la moitié à trouver, de la perle rare, autant de variations sur le thème de l'impossible..."
Guère plus à dire au sujet de l'éthique et de la bioéthique qu'il croit résoudre en proposant de répondre à une seule question, d'un utilitarisme auquel même Bentham n'aurait pas osé céder : "ce geste, cette technique, cette proposition thérapeutique, ce projet chirurgical, cette molécule médicamenteuse, augmentent-ils l'hédonisme de l'individu et de la société ?"
Un mot tout de même sur l'affreux et mal nommé testament de vie qui dans sa conception béotienne et faussement irénique, "permet de déléguer à un être aimé la charge de décider pour nous ce qu'on aura avec lui voulu en amont pour nous : il sera sinon le bras armé, du moins le facilitateur de notre mort volontaire ." Où se trouve la fameuse "pulsion de vie" dans une aussi noire résolution ?
Dernier volet du manifeste, et non des moindres, celui consacré à la politique, qui confirme envers et contre tout, l'engagement à gauche de ce philosophe qui se plaît à rappeler ses racines prolétariennes.
Plus ou moins rallié, sans qu'on sache trop pourquoi, à la notion de capitalisme, il flétrit en revanche le libéralisme, qu'il accuse d'être "un système économique et politique dans lequel le marché fait la loi partout – dans la culture, la santé, l'éducation, la défense, la sécurité", et où il voit que "la satisfaction hédoniste triviale et vulgaire d'une poignée de privilégiés se paie par l'humiliation, l'exploitation, la soumission, la domestication, la subordination et la servitude du plus grand nombre."
Il serait assez facile de montrer que cet affligeant rabâchage révèle une méconnaissance profonde de l'esprit de liberté, et qu'il est indigne d'un penseur prétendu libertarien, donc ultra-libéral, tel que lui.
Mais il serait encore plus aisé de retourner a contrario l'argumentation sur le socialisme, qui investit autoritairement tous les rouages de la société, au bénéfice d'une étroite nomenklatura dotée de tous les droits et parée de toutes les vertus...
Comme nombre de Socialistes désenchantés, Onfray tente de récupérer le procédé éculé consistant à proposer de "rompre non pas avec l'idée socialiste mais avec sa seule formule marxiste, ou communiste autoritaire." Mais le stratagème a fait long feu. Sa vision qui confine comme on l'a vu au matérialisme athée, solidement ancré à gauche, s'inscrit bien qu'il s'en défende, dans une lignée on ne peut plus marxienne de la pensée. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, tout porte à penser qu'en dépit de ses accents suborneurs et de son ton lénifiant, son discours soit voué aux tragiques impasses dans lesquelles tant de ses prédécesseurs ont emmené leurs affidés.
Ce qui est proprement stupéfiant, c'est de le voir in fine reprendre sans vergogne à son compte ce qui fait l'essence de la pensée libérale, à savoir "la vieille proposition utilitariste des Lumières : il faut vouloir le plus grand bonheur du plus grand nombre...". Sait-il qu'il s'agit d'un des vœux les plus chers des Pères Fondateurs des Etats-Unis d'Amérique, toujours aussi vivace dans le cœur des Américains, et somme toute pas si mal accompli ?
En définitive, Michel Onfray fait penser à ces missiles dotés d'énormes réacteurs, capables de déployer des quantités fabuleuses d'énergie, mais condamnés à passer à côté de leur cible à force d'être trop contraints par leur programmation, et de ne pouvoir infléchir leur trajectoire...
Rien ne saurait mieux définir cette ambition, mélange d'angélisme et de mégalomanie, qu'un éclair d'humilité tiré de son propre discours :"les glissements de l'éphémère sur le miroir d'une mare d'eau croupie résument le destin de chacun qui se croit monde à lui tout seul..."
* Michel Onfray. Manifeste hédoniste. Autrement 2011
Illustration : Séverine Assous