Pour
les habitants de notre malheureux pays, vitrifié par la pensée
socialiste, et plus que jamais rétif au capitalisme et à
l'initiative privée, la banque Goldman Sachs (GS) constitue une sorte de
pandémonium effrayant. L'antre infernal de la Finance, sans âme ni
cœur !
Songez
donc ! Il s'agit d'une banque privée, américaine, de taille
gigantesque, et qui parvient, même durant la crise, à engranger de
somptueux bénéfices !
Un
récent « documentaire »
diffusé par la chaîne ARTE a permis de mieux appréhender cette
espèce de colique frénétique qui s'est emparée de tout un peuple,
à la seule évocation du mot « capitalisme ». Il paraît
qu'il a fait un tabac en terme d'audience...
Quelqu'un
qui m'est très cher, et qui fut impressionné par les révélations
édifiantes qui y sont faites, m'a demandé de le visionner pour en
débattre ensuite.
Il
me connaît bien, donc il se doute que j'ai quelque a priori sur
l'objectivité de ce genre de réalisation, dont la petite chaîne
culturelle nous gratifie régulièrement. Chat échaudé craint l'eau
froide...
Comment
être objectif face à une telle accumulation d'accusations et
d'affirmations à sens unique ? Comment seulement croire à la
neutralité des auteurs, dont on connaît avant même d'avoir vu la
première image, le parti pris.
Jérôme
Fritel est journaliste à l'Agence CAPA. Il est difficile de parler à
son propos d'impartialité lorsque l'on sait qu'elle fut créée par
Hervé Chabalier qui par ailleurs compta parmi les fondateurs de la
Ligue Communiste Révolutionnaire, avant de travailler pour des
journaux aussi apolitiques que Le Matin de Paris ou le Nouvel
Observateur...
Marc
Roche, quant à lui est correspondant du Monde. Il s'est fait
connaître par des ouvrages ne laissant guère de place à
l’ambiguïté, tel « Le Capitalisme Hors La Loi ».
Surtout, il fut le co-auteur d'une grotesque enquête sur la mort de
la Princesse de Galles, accréditant notamment la thèse d'un
complot, et dont le seul titre est plus explicite qu'un long
discours: « Diana, une mort annoncée »...
Partant
sur de telles bases, la vigilance est plus que jamais requise.
Le
générique ouvrant le film donne le ton : images crépusculaires
de New York façon Gotham City, sur fond de musique électronique
térébrante. Première sentence, surgissant au milieu de scènes de
guérilla urbaine, évoquant l'ambiance de crise : « Face
aux excès des banques, les peuples manifestent leur colère »
Première
contre vérité : réduire d'emblée la crise aux seules banques
est une caricature. Quant aux peuples montrés, il ne s'agit que
d’énergumènes extrêmement minoritaires, cassant tout sur leur
passage : joli symbole !
Hélas,
tout est dit ou presque : ce prétendu documentaire n'est en
réalité qu'un pamphlet, exclusivement à charge. A aucun moment on
n'entendra le moindre propos contradictoire avec la thèse matraquée
de bout en bout : à savoir Goldman Sachs est une forteresse
« au secret impénétrable », une « pieuvre »
maléfique étendant ses redoutables tentacules sur le Monde. Et
quiconque commet l'imprudence de lui faire confiance, se place dans
la position de « l'agneau dans la gueule du
loup », pire, il scelle « un pacte avec le diable. »
La
méthode est désormais bien connue, qui permet d'ourdir ce qu'il
faut bien appeler un procès en sorcellerie, en lui donnant
l'apparence d'un reportage objectif. Elle consiste à monter
soigneusement des bouts d'interviews, parfois juste une phrase, la
plupart du temps extraites de leur contexte, sans jamais offrir la
moindre contradiction, ni même pondération, le tout parsemé
d'affirmations « choc ».
Les
personnes interrogées sont à peu près toutes démissionnaires ou
exclues de l'entreprise, et leur discours est univoque. Les autres
sont des personnalités politiques, opposants notoires ou membres, à
charge, de commissions d'enquêtes. Pour expliquer l'absence de tout
contradicteur, on nous dit gravement qu'aucun n'a accepté de
répondre aux questions. Mais doit-on croire ces allégations sur
parole ? Quelles furent les conditions dans lesquelles les
propositions ont été faites ?
Et
selon le bon vieux truc de Michael Moore, on extrapole la
preuve de la malfaisance de Goldman Sachs, de réactions embarrassées
de personnalités officielles telles Jean-Claude Trichet ou Mario
Draghi, prises au dépourvu par des questions abruptes, en forme
d'accusation.
Devant
tant de mauvaise foi, et d'esprit partisan, la tentation est grande
de rejeter en bloc les analyses présentées. Il faut beaucoup
d'effort et d'abnégation pour aller jusqu'au bout de ce réquisitoire
qui ressemble fort à la fabrication d'un bouc émissaire.
Qu'on
en juge par quelques exemples où des faits, publics mais complexes
et hypothétiques, sont transformés en certitudes à l'emporte-pièce
par les procureurs « journalistes » :
Selon
eux, Goldman Sachs, en plus d'avoir une gestion opaque, se livrerait
au trafic d'influence, cherchant à circonvenir si ce n'est corrompre
les gouvernements et à s'infiltrer dans toutes les administrations,
pour mieux les contrôler.
C'est
avec une sombre délectation qu'ils rappellent les liens qu'ont eu
certains éminents responsables politique. L'incontournable Henry
Paulson, qui avant d'être secrétaire au trésor dans
l'administration Bush, dirigea le département des investissements de
GS. On lui reproche d'avoir abandonné à la faillite Lehman
Brothers, concurrent de GS, et dans le même temps d'avoir engagé
l'argent des contribuables pour sauver l'assureur AIG, qui avait
partie liée avec la banque honnie. Mais il est fait peu de cas des
résultats de la commission d'enquête qui sauf erreur ne mit pas en cause de
conflit d'intérêt ni de manœuvre frauduleuse. Il est fait peu de
cas surtout de l'accueil favorable quasi unanime, au plan qu'il
présenta en 2008 pour enrayer les effets dévastateurs de la
crise...
En
définitive, pour les auteurs, toute personne ayant approché de près
ou de loin Goldman Sachs devrait sans doute être considéré comme
un pestiféré. Et à ce titre, écarté à vie de toute
responsabilité publique. Dans le même temps, ils admettent pourtant
que la banque se caractérise par une excellente et durable santé
financière et qu'elle est même parfois considérée comme une sorte
d'université tant elle imprègne les économistes qui passent par
ses officines.
Comment
d'ailleurs expliquer que même le président Obama, arrivé en
chevalier blanc décidé à nettoyer les écuries d'Augias, ait cédé
aux sirènes enjôleuses de GS ? Comment expliquer qu'après
avoir mis en garde contre les fameux excès de la finance, il ait
faibli et livré son administration à son emprise ? A-t-il de
la m... dans les yeux ou bien est-il lui aussi, acheté ?
L'hydre
de Goldman Sachs a donc aux dires de M. Roche et Fritel, une tête
partout et des fers à tous les feux. Mais bien pire encore, dès
qu'elle est dans la place, elle n'hésiterait pas à se livrer aux
pires spéculations à l'encontre même de ses clients.
On
nous présente ainsi le projet Abacus, dans lequel fut impliqué le
trader d'origine française Fabice Tourre, comme « le casse du
siècle ». GS aurait en effet parié sur la baisse de titres,
pendant qu'elle les vendait à tour de bras à une clientèle naïve
en lui faisant miroiter de substantiels bénéfices. Il est pourtant
bien difficile de démêler le vrai du faux, et de
déterminer la part des responsabilités reposant sur chacun des
acteurs impliqués, tant ce genre d'opération est complexe. Elle
évoque l'affaire qui toucha la Société Générale et son courtier
Jérôme Kerviel, et qui vit cinq milliards d'euros s'évaporer à
l'occasion de placements hasardeux. Qu'il y eut des imprudences, un
excès d'optimisme, c'est un fait certain. Mais il n'était pas
besoin d'être expert pour constater que cette euphorie était
largement répandue, touchant les banques, les Etats, mais également
les citoyens.
La
bulle des subprime fut un autre exemple de cette inconscience collective.
Du gouvernement qui les encouragea, aux petits propriétaires qui y
crurent, en passant par les banques qui les mirent en œuvre, tout le
monde s'aveugla sur ces opérations immobilières insensées. L'ennui
pour M. Roche et Fritel, c'est qu'à la fin « GS s'en sort
toujours ». Est-ce le signe d'une bonne gestion ou bien celui
d'une diabolique malhonnêteté ?
Les
auteurs n'ont à l'évidence aucun doute. Pour enfoncer leur clou ils
n'hésitent pas à se livrer aux pires insinuations, en affirmant par
exemple qu'en septembre 2001, au moment même des attentats, les
dirigeants de GS donnaient des directives à leurs subordonnés pour
« spéculer en direct ». Sans qu'on nous éclaire
d'ailleurs sur la nature de ces machiavéliques tractations...
Enfin,
si l'on suit M. Roche et Fritel, GS aurait par ses obscures
machinations contribué largement à la faillite de la Grèce. Ici
encore, il ne faut pas compter sur le film pour démêler l'écheveau
dans lequel s'est perdu cet infortuné pays.
Le scénario ressemble
surtout à celui tristement classique du surendettement, où, de
déficit en emprunt, on s'enfonce en suivant une spirale infernale.
Sans doute y a-t-il une responsabilité des organismes prêteurs,
mais sans créance, il n'y aurait pas de créanciers...
Imagine-t-on
que les banques soient des institutions philanthropiques ?
Qui en
l'occurrence est le plus coupable : le gouvernement grec, qui profita
de son adhésion à la zone euro pour vivre au dessus de ses moyens,
sans mesurer les conséquences à long terme de ses actes sur la
confiance de ses créanciers...? Ou bien ceux qui l'ont aidé, pour
passer un cap, à présenter sous un jour favorable mais fallacieux
ses comptes, en recourant aux astuces les plus secrètes de la
sophistication financière ?
Et
surtout, comment imaginer si GS était coupable de toutes les
malversations dont on l'accuse, de tous les abus de confiance dont on
l'incrimine, qu'elle parvienne encore à trouver des clients acceptant
si facilement à être les dindons de la farce ?
Le
film ne le dit pas évidemment...
En
conclusion, ce documentaire partisan, dans lequel le fantasme occulte
largement la réalité, n'apporte aucune vraie réponse. Il sème en
revanche un doute mortifère sur tout un système dont le bien fondé,
qu'on le veuille ou non, se mesure aisément au niveau de prospérité
inégalé que nos sociétés ont atteint.
Il
n'en reste pas moins certain qu'il est difficile de vouer une
sympathie immodérée aux organismes bancaires, auxquels la plupart
des gens sont liés, plus par obligation que par affinité. Il est vrai qu'on peut souvent avoir le désagréable sentiment que
leurs courtiers cultivent davantage l'intérêt de leurs employeurs
que celui de leurs clients. Il est évident enfin, lorsqu'on est dans
la situation d'emprunteur, que le retour régulier des échéances,
s'associe en règle, à une contrainte plutôt désagréable, voire
angoissante.
Mais qui n'a jamais au moins une fois dans sa vie, été heureux de bénéficier d'un prêt bancaire pour réaliser un projet ?
On
pourrait toutefois espérer des débats moins manichéens et plus
constructifs.
Il y aurait beaucoup à dire par exemple sur le
gigantisme excessif de certaines entreprises notamment bancaires. Il
fait craindre l'inflation de la bureaucratie, et l'installation de
monopoles préjudiciables à l'émulation et à la saine concurrence.
Et pire, il amène des difficultés croissantes de gestion, rendant
celle-ci de plus en plus obscure, voire inintelligible, en faisant in
fine, courir le risque de faillite monstrueuse, l'ensemble illustrant l'adage
anglo-saxon « Too Big To Fail »; et justifiant les aides
massives mais extravagantes que durent fournir in extremis aux banques, des Etats
eux-mêmes au bord de la banqueroute.
Une des rares remarques de bon
sens pêchées dans ce film vient d'un ancien économiste du FMI,
Simon Johnson qui déclare que « ce n'est pas tant sur la
banque qu'il faut s'interroger que sur son gigantisme... »
On
pourrait enfin réfléchir sur les avantages et inconvéneints respectifs des
régulations et des dérégulations. Il n'est pas certain en effet
que ce soient ces dernières qui aient occasionné la crise comme on
l'entend à tout bout de champ. Un jeu est d'autant mieux pensé que
ses règles sont simples et faciles à mettre en œuvre. Un des
fléaux de notre époque est l'accumulation hallucinante de textes de
lois, d'incitations, d'interdictions, de niches, de dérogations,
d'obligations en tous genres. Plus personne ne s'y retrouve.
Si l'anarchie n'est pas souhaitable, un
peu de clarté et de bon sens s'impose. En l'occurrence, seul l'Etat
a la maîtrise de cela...
Je
ne me lasserai jamais de répéter le fameux adage de Tocqueville,
qui définit si bien à mes yeux l'essence de l'esprit de liberté : «Le
plus grand soin d'un bon gouvernement
devrait
être d'habituer peu à peu les peuples à se passer de lui...»