Dans le court essai sobrement qualifié de projet d'article, intitulé Valeurs et monnaies, daté de 1769, Turgot peaufine les principaux concepts qu'il a précédemment forgés. L'épure est d'autant plus convaincante, qu’elle est dénuée de toute rhétorique ou d’effet de style. Seul le raisonnement se déploie, étape par étape et d’évidence en évidence pourrait-on dire, tellement il paraît limpide, jusqu’à atteindre une portée universelle, intemporelle.
Turgot s’emploie tout d’abord à montrer combien est essentielle la détermination de la valeur des choses, qui conditionne pour ainsi dire notre vie. Il montre qu'il s'agit d’une notion éminemment fluctuante, qui s’apprécie en fonction des circonstances et des besoins, et bien souvent par comparaison. Il n’y a en l’occurrence pas de valeur absolue.
Ainsi un sauvage esseulé sur une île déserte fera plus de cas s'il a faim, "d’un morceau de gibier que de la meilleure peau d’ours, mais que sa faim soit satisfaite et qu’il ait froid, ce sera la peau d’ours qui lui deviendra précieuse…”
Quoique le prix qu'on accorde à une chose dépende donc largement du besoin qu'on en éprouve, il est encore plus lié à la difficulté qu'on rencontre à se la procurer. Par exemple, “l’eau malgré sa nécessité et la multitude d’agréments qu’elle procure à l’homme n’est point regardée comme précieuse dans les pays bien arrosés.”
La rareté est donc un autre déterminant de la valeur des choses, tout comme le travail nécessaire à leur production.
Ces préliminaires posés, la vision peut s'élargir. Si dans la même île déserte, deux êtres viennent à se rencontrer, et s'ils ne trouvent pas l'occasion de se battre, ils comprendront sans doute assez vite tout l’intérêt des échanges.
Plutôt que de s’enquérir chacun de son côté des mêmes biens : chasser ou pêcher pour se nourrir, faire des vêtements pour s’habiller, chercher du bois pour se chauffer, il leur apparaîtra tôt ou tard plus efficace de s’échanger ce que chacun aura acquis, en plus du nécessaire. En se spécialisant, ils ne peuvent en effet que s'apercevoir qu’ils gèrent mieux leur temps, mais aussi qu'ils acquièrent de l’habileté, sont mieux à même de développer des compétences ou des techniques, et finalement produisent plus de biens en se répartissant les tâches, que si chacun devait les accomplir toutes successivement.
Autrement dit, “l’introduction de l’échange entre les deux hommes augmente la richesse de l’un et de l’autre, c’est à dire leur donne une plus grande quantité de jouissances avec les mêmes facultés.”
A l'inverse, si chacun avait exactement de quoi satisfaire ses besoins, il n’y aurait plus ni échange, ni commerce, ni émulation et donc pas de progrès. Ce serait un monde dont l’uniformité tiendrait plus de l’animalité que de l'humanité.
Avec l’accroissement du nombre des individus, les effets de cette mécanique s'amplifient grâce à la diversité des compétences, et surtout de la concurrence qui s'installe entre les individus pour optimiser les échanges et améliorer leur qualité.…
Turgot souligne cependant qu’une des puissantes incitations poussant à échanger des denrées réside dans “la supériorité de la valeur estimative attribuée par l’acquéreur à la chose acquise sur la chose cédée.” En d'autres termes, il faut ressentir davantage de nécessité pour le bien qu'on acquiert que pour celui qu'on cède.
Le plein épanouissement de ce système passe par l'invention de la monnaie, qui facilite l’évaluation des biens et décuple la portée des échanges. Ainsi naît le commerce dont la monnaie est en quelque sorte l’expression naturelle. Celle-ci "a cela de commun avec toutes les espèces de mesures, qu’elle est une sorte de langage qui diffère, chez les différents peuples, en tout ce qui est arbitraire et de convention, mais qui se rapproche et s’identifie, à quelques égards, par ses rapports, à un terme ou étalon commun.”
On ne saurait évoquer le legs intellectuel laissé par Turgot sans citer les lettres sur le commerce des grains qu'il écrivit à celui qui le précéda immédiatement dans la fonction de Contrôleur Général des Finances, l’Abbé Terray.
Ecrites en 1770, elles attestent du génie visionnaire de leur auteur qui préfigura étonnamment l’avènement du capitalisme industriel, en en faisant une description résolument optimiste, aussi solide que les démonstrations éclatantes de Newton en physique. Seulement trois des 7 lettres sont parvenues jusqu’à nous, mais quelle leçon !
Il faut préciser qu'à la fin du règne de louis XV, le pays se trouvait en quasi faillite tant l'Etat était endetté, tant il y avait de pauvreté, et tant le système économique était asphyxié sous une chape de réglementations plus archaïques les unes que les autres. Face à cette misère proliférante, un certain nombre d'idées reçues circulaient, dont l’abbé Terray était un des partisans, qui faisaient de la liberté du commerce une des causes du désordre, car “elle n’était favorable qu’au plus petit nombre des citoyens, indifférent aux cultivateurs et très préjudiciable à l’incomparablement plus grand nombre des sujets du Roi.”
Les mêmes imaginaient qu’il était donc opportun de rogner les revenus des propriétaires terriens par tous les moyens, dont l’augmentation des charges et des impôts. On prônait également l’alourdissement des taxes sur le commerce avec l’étranger.
Complètement à contre courant de la pensée dominante de l'époque,Turgot démontre dans ces missives inspirées que ce genre de politique est non seulement inopérant, mais qu’il ne peut très probablement qu’aggraver la situation.
Il lui paraît absurde notamment de penser qu'en appauvrissant systématiquement les riches, on puisse améliorer le sort des pauvres, et en défendant l'idée inverse, il invente tout simplement le capitalisme moderne.
“L'accroissement de richesses pour la classe des fermiers cultivateurs", écrit-il, "est un avantage immense pour eux et pour l’Etat. Si l’on suppose que l’augmentation réelle du produit des terres soit le sixième du prix des fermages.../... ce sixième accumulé pendant six ans au profit des cultivateurs fait pour eux un capital égal à la somme du revenu des terres affermées. Je dis capital, car le profit des cultivateurs n’est pas dissipé en dépenses de luxe. Si l’on pouvait supposer qu’ils le plaçassent à constitution pour en tirer l’intérêt, ce serait certainement un profit net pour eux, et l’on ne peut nier qu’ils en fussent plus riches ; mais ils ne sont pas si dupes, et ils ont un emploi bien plus lucratif à faire de leur fonds; cet emploi est de le reverser dans leur entreprise de culture, d’en grossir la masse de leurs avances, d’acheter des bestiaux, des instruments aratoires, de forcer les fumiers et les engrais de toute espèce, de planter, de marner les terres, s’ils peuvent obtenir de leurs propriétaires un second bail à cette condition…”
La facilité pour les entrepreneurs d'accumuler des capitaux, loin d'être nuisible à la société, dynamise donc l'industrie et le commerce, conduit à l'augmentation du nombre des marchands, et ce faisant, contribue non pas à augmenter les prix mais à les diminuer.
A contrario, ni les taxes, ni les règlements contraignants "ne produiront un grain de plus", mais ils ne peuvent que brider le marché et empêcher que le grain, surabondant dans un lieu, ne soit porté dans des lieux où il est plus rare.
In fine, il apparaît évident que les intérêts du propriétaire, du cultivateur et du consommateur sont liés et qu'il n’y a donc aucune raison pour que la liberté du commerce profite ou nuise plus aux uns qu’aux autres, ce qui fait s’interroger Turgot : “Qu’imagine-t-on gagner en gênant la liberté ?"
Turgot s'oppose également avec force à la sur-taxation du commerce extérieur ainsi qu'à toute mesure protectionniste.
En premier lieu, il souligne l’importance pour un pays d’avoir une balance commerciale équilibrée car “sans cette égalité de balance, la nation qui ne ferait qu’acheter sans vendre serait bientôt épuisée, et le commerce cesserait.”
Ainsi tombe l'unique argument plaidant pour le protectionnisme, car “Ce n’est que sur l’excès dont l’exportation surpasse l’importation, qu’on peut imaginer de faire porter la portion de l’impôt qu’on voudrait faire payer aux étranger." Dans tous les autres cas, "les propriétaires nationaux resteront toujours chargés de la totalité de l’impôt."
Ainsi, l'idée "de faire contribuer les étrangers aux revenus de l’Etat et de détourner le poids d’une portion des impôts de dessus la tête des propriétaires nationaux.../... n'est qu'une pure illusion", et “tous les efforts que l’ignorance a fait faire aux différentes nations pour rejeter les unes sur les autres une partie du fardeau n’ont-ils abouti qu’à diminuer, au préjudice de toutes, l’étendue générale du commerce, la masse des productions et des jouissances et la somme des revenus de chaque nation.”
Non seulement la vision de Turgot s'inscrit dans une modernité étonnante, mais elle pressent le caractère néfaste de l'étatisation et des nationalisations.
Il commence sa démonstration par une observation de bon sens : "Quand le gouvernement [par ses réglementations et ses impôts et taxes] a détruit le commerce qui l’aurait fait vivre, il faut que le gouvernement s’en charge.../…
Mais lorsque ce dernier se met à la place des entrepreneurs, cela génère de l'inertie, sans pour autant prémunir contre le risque de malversations, "parce qu’il emploie des agents subalternes aussi avides au moins que les négociants, et dont l’avidité n’est pas, comme celle de ces derniers réprimée par la concurrence." Au surplus, "ses achats, ses transports se feront sans économie.../... il ne commencera d’agir qu’au moment du besoin."
A cet égard, il met en garde contre le projet proposé par plusieurs experts, de “former une compagnie qui, au moyen du privilège exclusif d’acheter et de vendre, se serait chargée d’acheter toujours le grain au même prix, et de le donner toujours au peuple au même prix”. Ce système revient à instituer un double monopole : “Monopole à l’achat contre le laboureur, monopole à la vente contre le consommateur.”
En outre et surtout, même en n’employant que des gens dotés d’une “probité angélique” et d’une “intelligence plus qu’angélique” on ne parviendrait qu’à mettre sur pied une machinerie complexe et inefficace: comment garantir un prix constant si plusieurs années de disette se succèdent, et si “par la mauvaise régie, par les fautes et les négligences, par les friponneries de toute espèce attachées à la régie de toute entreprise trop grande et conduite par un nombre trop grand d’hommes, que deviendra la fourniture qu’elle s’est engagée à faire ?.” “Daignez envisager”, s’exclame Turgot, “l’effet qui résulterait de la banqueroute d’une pareille compagnie.”
Par cet avertissement dont l’écho se prolonge jusqu’à l'époque contemporaine, pour ceux qui veulent bien l’entendre, Turgot tente de prévenir l’émergence de trusts publics ou privés, si énormes, que la perspective de leur défaillance peut faire vaciller le système entier. Cette idée est parfaitement résumée par le fameux “too big to fail” anglo-saxon...
En définitive, Turgot s’interroge sur les raisons qui poussent certains à vouloir “s’échiner à produire par les moyens les plus compliqués, les plus dispendieux, les plus susceptibles d’abus de toutes espèce, et les plus exposés à manquer tout à coup.../… ce que le commerce laissé à lui-même doit faire infailliblement, à infiniment moins de frais et sans aucun danger, c’est à dire égaliser autant qu’il est possible les prix du grain dans les bonnes et dans les mauvaises années….”C’est pourquoi il propose à l’abbé Terray, de supprimer tous les droits de minage et de péage existant encore sur les grains, l’abrogation de la maîtrise de boulangers nuisant à une saine concurrence, et en revanche, de promouvoir toute mesure destinée à encourager les meuniers à produire de la bonne mouture et de bonnes farines…
Turgot s’emploie tout d’abord à montrer combien est essentielle la détermination de la valeur des choses, qui conditionne pour ainsi dire notre vie. Il montre qu'il s'agit d’une notion éminemment fluctuante, qui s’apprécie en fonction des circonstances et des besoins, et bien souvent par comparaison. Il n’y a en l’occurrence pas de valeur absolue.
Ainsi un sauvage esseulé sur une île déserte fera plus de cas s'il a faim, "d’un morceau de gibier que de la meilleure peau d’ours, mais que sa faim soit satisfaite et qu’il ait froid, ce sera la peau d’ours qui lui deviendra précieuse…”
Quoique le prix qu'on accorde à une chose dépende donc largement du besoin qu'on en éprouve, il est encore plus lié à la difficulté qu'on rencontre à se la procurer. Par exemple, “l’eau malgré sa nécessité et la multitude d’agréments qu’elle procure à l’homme n’est point regardée comme précieuse dans les pays bien arrosés.”
La rareté est donc un autre déterminant de la valeur des choses, tout comme le travail nécessaire à leur production.
Ces préliminaires posés, la vision peut s'élargir. Si dans la même île déserte, deux êtres viennent à se rencontrer, et s'ils ne trouvent pas l'occasion de se battre, ils comprendront sans doute assez vite tout l’intérêt des échanges.
Plutôt que de s’enquérir chacun de son côté des mêmes biens : chasser ou pêcher pour se nourrir, faire des vêtements pour s’habiller, chercher du bois pour se chauffer, il leur apparaîtra tôt ou tard plus efficace de s’échanger ce que chacun aura acquis, en plus du nécessaire. En se spécialisant, ils ne peuvent en effet que s'apercevoir qu’ils gèrent mieux leur temps, mais aussi qu'ils acquièrent de l’habileté, sont mieux à même de développer des compétences ou des techniques, et finalement produisent plus de biens en se répartissant les tâches, que si chacun devait les accomplir toutes successivement.
Autrement dit, “l’introduction de l’échange entre les deux hommes augmente la richesse de l’un et de l’autre, c’est à dire leur donne une plus grande quantité de jouissances avec les mêmes facultés.”
A l'inverse, si chacun avait exactement de quoi satisfaire ses besoins, il n’y aurait plus ni échange, ni commerce, ni émulation et donc pas de progrès. Ce serait un monde dont l’uniformité tiendrait plus de l’animalité que de l'humanité.
Avec l’accroissement du nombre des individus, les effets de cette mécanique s'amplifient grâce à la diversité des compétences, et surtout de la concurrence qui s'installe entre les individus pour optimiser les échanges et améliorer leur qualité.…
Turgot souligne cependant qu’une des puissantes incitations poussant à échanger des denrées réside dans “la supériorité de la valeur estimative attribuée par l’acquéreur à la chose acquise sur la chose cédée.” En d'autres termes, il faut ressentir davantage de nécessité pour le bien qu'on acquiert que pour celui qu'on cède.
Le plein épanouissement de ce système passe par l'invention de la monnaie, qui facilite l’évaluation des biens et décuple la portée des échanges. Ainsi naît le commerce dont la monnaie est en quelque sorte l’expression naturelle. Celle-ci "a cela de commun avec toutes les espèces de mesures, qu’elle est une sorte de langage qui diffère, chez les différents peuples, en tout ce qui est arbitraire et de convention, mais qui se rapproche et s’identifie, à quelques égards, par ses rapports, à un terme ou étalon commun.”
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On ne saurait évoquer le legs intellectuel laissé par Turgot sans citer les lettres sur le commerce des grains qu'il écrivit à celui qui le précéda immédiatement dans la fonction de Contrôleur Général des Finances, l’Abbé Terray.
Ecrites en 1770, elles attestent du génie visionnaire de leur auteur qui préfigura étonnamment l’avènement du capitalisme industriel, en en faisant une description résolument optimiste, aussi solide que les démonstrations éclatantes de Newton en physique. Seulement trois des 7 lettres sont parvenues jusqu’à nous, mais quelle leçon !
Il faut préciser qu'à la fin du règne de louis XV, le pays se trouvait en quasi faillite tant l'Etat était endetté, tant il y avait de pauvreté, et tant le système économique était asphyxié sous une chape de réglementations plus archaïques les unes que les autres. Face à cette misère proliférante, un certain nombre d'idées reçues circulaient, dont l’abbé Terray était un des partisans, qui faisaient de la liberté du commerce une des causes du désordre, car “elle n’était favorable qu’au plus petit nombre des citoyens, indifférent aux cultivateurs et très préjudiciable à l’incomparablement plus grand nombre des sujets du Roi.”
Les mêmes imaginaient qu’il était donc opportun de rogner les revenus des propriétaires terriens par tous les moyens, dont l’augmentation des charges et des impôts. On prônait également l’alourdissement des taxes sur le commerce avec l’étranger.
Complètement à contre courant de la pensée dominante de l'époque,Turgot démontre dans ces missives inspirées que ce genre de politique est non seulement inopérant, mais qu’il ne peut très probablement qu’aggraver la situation.
Il lui paraît absurde notamment de penser qu'en appauvrissant systématiquement les riches, on puisse améliorer le sort des pauvres, et en défendant l'idée inverse, il invente tout simplement le capitalisme moderne.
“L'accroissement de richesses pour la classe des fermiers cultivateurs", écrit-il, "est un avantage immense pour eux et pour l’Etat. Si l’on suppose que l’augmentation réelle du produit des terres soit le sixième du prix des fermages.../... ce sixième accumulé pendant six ans au profit des cultivateurs fait pour eux un capital égal à la somme du revenu des terres affermées. Je dis capital, car le profit des cultivateurs n’est pas dissipé en dépenses de luxe. Si l’on pouvait supposer qu’ils le plaçassent à constitution pour en tirer l’intérêt, ce serait certainement un profit net pour eux, et l’on ne peut nier qu’ils en fussent plus riches ; mais ils ne sont pas si dupes, et ils ont un emploi bien plus lucratif à faire de leur fonds; cet emploi est de le reverser dans leur entreprise de culture, d’en grossir la masse de leurs avances, d’acheter des bestiaux, des instruments aratoires, de forcer les fumiers et les engrais de toute espèce, de planter, de marner les terres, s’ils peuvent obtenir de leurs propriétaires un second bail à cette condition…”
La facilité pour les entrepreneurs d'accumuler des capitaux, loin d'être nuisible à la société, dynamise donc l'industrie et le commerce, conduit à l'augmentation du nombre des marchands, et ce faisant, contribue non pas à augmenter les prix mais à les diminuer.
A contrario, ni les taxes, ni les règlements contraignants "ne produiront un grain de plus", mais ils ne peuvent que brider le marché et empêcher que le grain, surabondant dans un lieu, ne soit porté dans des lieux où il est plus rare.
In fine, il apparaît évident que les intérêts du propriétaire, du cultivateur et du consommateur sont liés et qu'il n’y a donc aucune raison pour que la liberté du commerce profite ou nuise plus aux uns qu’aux autres, ce qui fait s’interroger Turgot : “Qu’imagine-t-on gagner en gênant la liberté ?"
Turgot s'oppose également avec force à la sur-taxation du commerce extérieur ainsi qu'à toute mesure protectionniste.
En premier lieu, il souligne l’importance pour un pays d’avoir une balance commerciale équilibrée car “sans cette égalité de balance, la nation qui ne ferait qu’acheter sans vendre serait bientôt épuisée, et le commerce cesserait.”
Ainsi tombe l'unique argument plaidant pour le protectionnisme, car “Ce n’est que sur l’excès dont l’exportation surpasse l’importation, qu’on peut imaginer de faire porter la portion de l’impôt qu’on voudrait faire payer aux étranger." Dans tous les autres cas, "les propriétaires nationaux resteront toujours chargés de la totalité de l’impôt."
Ainsi, l'idée "de faire contribuer les étrangers aux revenus de l’Etat et de détourner le poids d’une portion des impôts de dessus la tête des propriétaires nationaux.../... n'est qu'une pure illusion", et “tous les efforts que l’ignorance a fait faire aux différentes nations pour rejeter les unes sur les autres une partie du fardeau n’ont-ils abouti qu’à diminuer, au préjudice de toutes, l’étendue générale du commerce, la masse des productions et des jouissances et la somme des revenus de chaque nation.”
Non seulement la vision de Turgot s'inscrit dans une modernité étonnante, mais elle pressent le caractère néfaste de l'étatisation et des nationalisations.
Il commence sa démonstration par une observation de bon sens : "Quand le gouvernement [par ses réglementations et ses impôts et taxes] a détruit le commerce qui l’aurait fait vivre, il faut que le gouvernement s’en charge.../…
Mais lorsque ce dernier se met à la place des entrepreneurs, cela génère de l'inertie, sans pour autant prémunir contre le risque de malversations, "parce qu’il emploie des agents subalternes aussi avides au moins que les négociants, et dont l’avidité n’est pas, comme celle de ces derniers réprimée par la concurrence." Au surplus, "ses achats, ses transports se feront sans économie.../... il ne commencera d’agir qu’au moment du besoin."
A cet égard, il met en garde contre le projet proposé par plusieurs experts, de “former une compagnie qui, au moyen du privilège exclusif d’acheter et de vendre, se serait chargée d’acheter toujours le grain au même prix, et de le donner toujours au peuple au même prix”. Ce système revient à instituer un double monopole : “Monopole à l’achat contre le laboureur, monopole à la vente contre le consommateur.”
En outre et surtout, même en n’employant que des gens dotés d’une “probité angélique” et d’une “intelligence plus qu’angélique” on ne parviendrait qu’à mettre sur pied une machinerie complexe et inefficace: comment garantir un prix constant si plusieurs années de disette se succèdent, et si “par la mauvaise régie, par les fautes et les négligences, par les friponneries de toute espèce attachées à la régie de toute entreprise trop grande et conduite par un nombre trop grand d’hommes, que deviendra la fourniture qu’elle s’est engagée à faire ?.” “Daignez envisager”, s’exclame Turgot, “l’effet qui résulterait de la banqueroute d’une pareille compagnie.”
Par cet avertissement dont l’écho se prolonge jusqu’à l'époque contemporaine, pour ceux qui veulent bien l’entendre, Turgot tente de prévenir l’émergence de trusts publics ou privés, si énormes, que la perspective de leur défaillance peut faire vaciller le système entier. Cette idée est parfaitement résumée par le fameux “too big to fail” anglo-saxon...
En définitive, Turgot s’interroge sur les raisons qui poussent certains à vouloir “s’échiner à produire par les moyens les plus compliqués, les plus dispendieux, les plus susceptibles d’abus de toutes espèce, et les plus exposés à manquer tout à coup.../… ce que le commerce laissé à lui-même doit faire infailliblement, à infiniment moins de frais et sans aucun danger, c’est à dire égaliser autant qu’il est possible les prix du grain dans les bonnes et dans les mauvaises années….”C’est pourquoi il propose à l’abbé Terray, de supprimer tous les droits de minage et de péage existant encore sur les grains, l’abrogation de la maîtrise de boulangers nuisant à une saine concurrence, et en revanche, de promouvoir toute mesure destinée à encourager les meuniers à produire de la bonne mouture et de bonnes farines…