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Par un paradoxe troublant, tandis qu'à l'échelle vertigineuse de l'univers, notre monde n'a jamais semblé plus petit et isolé, l'organisation des sociétés modernes semble atteinte de gigantisme. Urbanisme, fortunes, entreprises, tutelles étatiques, administrations, consommation, santé, tout s'emballe.
C'est à cette problématique qu'a entrepris de s'attaquer Olivier Rey dans son ouvrage bien nommé « Une Question de Taille » : selon lui, en effet, jamais on ne fut si préoccupé de tout mesurer alors que dans le même temps, on a perdu le sens de la mesure...
Il faut reconnaître évidemment la pertinence d'un certain nombre de constats sur lesquels il s'appuie, même s'ils ne sont pas franchement nouveaux.
L'auteur évoque en introduction à son propos quelques délires urbanistiques révélateurs de cette folie des grandeurs. C'est presque devenu un pont-aux-ânes, mais on ne peut que partager l'horreur que lui inspire certaines réalisations immobilières concentrationnaires : barres, tours, immeubles où l'on entasse des milliers d'individus, avec les meilleures intentions « sociales » du monde !
Autre exemple de la course à la démesure, l'automobile. Fantastique instrument de liberté dans l'absolu, elle est devenue par sa multiplication folle, un objet de contraintes, de perte de temps et d'argent. Inutile d'insister sur les monstrueux embouteillages obstruant aux heures de pointes l'entrée ou la sortie des mégalopoles, ou bien les routes des vacances. Chacun en a fait l'expérience....
Non sans justesse, Olivier Rey se livre ensuite à quelques observations touchant à l'organisation même de la société dont il fustige les exigences individuelles toujours plus grandes et une dépersonnalisation des institutions. Il en profite pour remettre au goût du jour les critiques faites en son temps par Ivan Illich, dont le nom revient dès lors comme un leitmotiv, tout au long de l'ouvrage. S'agissant par exemple de l'instruction publique qu'il compare à une « intoxication », il se désole sans complexe du fait que « les parents, les familles, les adultes en général, par paresse, facilité, découragement, ou simplement parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, renoncent à éduquer les enfants et les jeunes, laissant ce soin à l’institution scolaire qui prétend si bien s’en charger… »
Sur le système de santé devenu pléthorique, il n'est pas plus tendre. Il commence par pointer l'extravagance de la définition proposée par l'OMS en 1946, qui fait de la santé « un état de complet bien-être physique, mental et social, ne consistant pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ». Toujours sur les traces d'Illich, il part en guerre, à contre-courant des credo actuels, contre les politiques de protection sociale, en affirmant que « ce n'est pas une bonne nouvelle pour les liens familiaux et l'amitié que, lorsque quelqu'un est malade, il soit pris en charge, non par sa famille ou ses amis, mais par la sécurité sociale... »
Élargissant son propos, il en vient à contester la conception matérialiste du bonheur, telle que la connaissent les pays développés, qu'il assimile à une accumulation stérile de satisfactions. Ainsi, écrit-il, « une vie humaine n’est pas un sac où les épisodes viendraient s’entasser (une abondance sans plénitude) mais une chaîne qui les relie faite de moments successifs mais réclamant un sens à cette succession et une fin : la mort. »
Après Illich, c'est Leopold Kohr, qui est appelé à la rescousse, et notamment son ouvrage The Breakdown of Nations, dans lequel il tentait de démontrer qu'il n'y a qu'une seule cause derrière toutes les formes de misère sociale : la taille excessive ! Olivier Rey rappelle le slogan resté fameux, « Small is beautiful » dont s’inspira toute une école de pensée économique et qui servit de titre au manifeste publié dans les années 70 par Ernst Friedrich « Fritz » Schumacher. Ces gens furent en quelque sorte les précurseurs de l'alter-mondialisme qui fleurit de nos jours en marge des chemins officiels et qui se targue de proposer une nouvelle voie, répudiant à la fois les canons marxistes et les sirènes libérales...
Et c'est là que le bât blesse évidemment...
Car l'ouvrage à cet instant bascule dans la charge anti-libérale, pour laquelle l'auteur se met à déverser un argumentaire où l'esprit partisan l'emporte sur l'objectivité et le spécieux prend souvent la place du sérieux.
Derrière le légitime questionnement sur la taille des structures, des institutions, des organismes et des sociétés, surgissent hélas nombre d'a priori dont on subodore qu'ils tiennent beaucoup plus de la vision gauchisante, voire parfois anarchiste du monde.
Passons sur la thèse farfelue d’Ivan Illich, préconisant de limiter la vitesse des déplacements de manière à ce qu'elle n'excède pas 25 km/h, car de son point de vue, les grandes vitesses entraînent une concentration néfaste des pouvoirs !
Comment adhérer au principe posé par Kohr, supposant que n’importe quel petit état, monarchie ou république, serait par nature démocratique à l'inverse des grands, qui ne pourraient pas l'être, du seul effet de leur taille ! Les USA sont là pour rappeler qu’une grande nation peut très bien se fonder durablement sur la liberté, et à l’inverse, on pourrait citer des foules de petits régimes totalitaires…
On ne peut davantage être convaincu par les démonstrations en forme de tautologie sur l’impossibilité pour les organismes d’être invariants lorsqu'ils changent d’échelle. En d’autres termes, un homme de 10 mètres de tiendrait pas même debout s’il était proportionné comme nous. C’est certain, mais cela ne prouve en rien qu’une structure doive nécessairement se faire petite pour être viable. Le modèle fédéral sur lequel est bâtie la Suisse s’adapte sans souci aux Etats-Unis…
Enfin, que dire des réflexions de l’auteur lorsqu’il affirme arbitrairement que les trop grands nombres ont quelque chose de satanique, évoquant la colère de Dieu punissant David pour avoir tenté de dénombrer de son peuple ? Que dire de cette étonnante assertion qui voudrait que « la masse semble attirer sur elle les catastrophes et appelle le massacre ? » Surtout lorsque le raisonnement conduit à faire de la dévaluation massive du mark dans les années 30 le facteur déclenchant du génocide hitlérien....
On se retrouve de fait, embarqué dans un discours confus et quelque peu pédant dans lequel émerge à maintes reprises la philosophie de la décroissance, de l'anti-libéralisme et de l'anti-capitalisme dont on nous rebat les oreilles.
L'auteur s'en garde en voilant son propos de maintes précautions oratoires, mais il ne peut par exemple s'empêcher de revenir sur les vertus de la division du travail qui permit à l’industrie de prospérer. Contre celle-ci, Olivier Rey voudrait réhabiliter « les bons outils "conviviaux" de M. Illich, qui augmentent l'autonomie en permettant de faire davantage par soi-même que ce qu'on pourrait accomplir sans eux, au contraire des outils industriels, devenus si démesurés, qu'ils paralysent les facultés personnelles d'agir sur le monde. »
Bien sûr l'artisanat et la conception vernaculaire de la production sont des causes sympathiques, mais il est certain que si chacun devait lui-même fabriquer ses chaussures ou sa voiture, le monde serait quelque peu transfiguré...
Plus graves sont les attaques incessantes et plutôt primaires qu’il adresse à tout bout de champ au libéralisme, dont il voit les méfaits partout, à tel point qu’on peut inférer de cette approche, qu'elle s’inscrit hélas dans l’ignorance méprisante dont il souffre dans notre pays.
On peut en juger sur quelques truismes grotesques, dénonçant par exemple à propos de la condition féminine, « la ruse du système économique moderne, après avoir ruiné l’ancienne position des femmes, de ne leur avoir fait entrevoir une libération qu’à travers une concurrence avec les hommes et un enrôlement dans les rangs des travailleurs salariés ! »
Parfois c’est à la caricature qu’il se laisse aller, quand il dépeint « la force de l’idéologie libérale qui, une fois implantée, anéantit si radicalement la faculté, psychique et sociale, à admettre une limite et à la respecter, qu’elle ne peut que continuer à régner jusqu’à ce qu’intervienne la main invisible de la catastrophe », ou bien encore « le libéralisme prôné par Mandeville au XVIIIème siècle, qui au lieu d'exhorter les individus a la vertu et à la tempérance, les pousserait à rivaliser de richesses, à la soif illimitée d'avoir.»
Tout ça ne fait qu'aboutir au paradoxe de Voegelin, qui en 1950 constatait « le déclin de l'Occident et les progrès inouïs qu'il accomplit dans le même temps », pour conclure sous la forme d’un oxymore, que « c'est le succès même qui entraine le déclin...
Au total, cette longue digression, se caractérise avant tout par son incohérence et ses clichés idéologiques. Partie sur des prémisses intéressantes, elle est menée au terme d’un raisonnement erratique, vers une conclusion nébuleuse, et dénuée de débouchés concrets.
Olivier Rey, se borne à produire un nième pamphlet anti-libéral, sans grande originalité. Il en vient même à remettre en cause le sens des responsabilités sur lequel se fonde l’amour de la liberté, en faisant sienne l’argumentation inepte d’Illich : "quand je me comporte d'une manière responsable, je m'inscris moi-même dans le système". A l’instar de son mentor, il lui préfère la décence, mais malheureusement, il semble l’avoir largement oubliée présentement…
Olivier Rey. Une question de taille. Stock. 2014.