30 août 2015

Des quantas à la conscience

Un des grands mérites du recueil de réflexions de Werner Heisenberg, sobrement intitulé "la Partie et le Tout", est de donner une perspective philosophique à la mécanique quantique, et de déboucher même sur certaines considérations métaphysiques.

En son temps, Newton avait influencé beaucoup de penseurs. Pourquoi n'en serait-il pas de même à notre époque pour les savants qui nous emmènent, par la seule force de leur raisonnement, vers les terres nouvelles de la connaissance ?
Trop souvent les philosophes se croient autorisés à faire fi de la rigueur des démonstrations scientifiques. Résultat, ils jargonnent, se fondant sur des principes ex nihilo, et la philosophie finit, comme le disait narquoisement l'un des amis de Heisenberg, par "constituer l'abus systématique d'une nomenclature inventée précisément en vue de cet abus..."

Un des principaux enseignements de la mécanique quantique, déroutante par ses incertitudes, est qu'il faut "rejeter a priori toute prétention à l'absolu". Cette précaution vaut aussi bien pour le domaine scientifique que pour celui des idées en général. La division du monde en une face objective et une face subjective paraît beaucoup trop radicale.
En dépit de son aspect révolutionnaire, la nouvelle physique atomique n'invalide ni ne tue les théories qui l'ont précédée. Si les conceptions de Ptolémée, d'Archimède ou de Newton sont aujourd'hui dépassées, elles gardent une part de vérité et les prédictions qu'elles permettent de faire sont toujours valables dans le contexte pour lequel elles ont été conçues. Elles ne sont plus suffisantes pour décrire le monde des particules élémentaires, mais constituent des étapes sur le chemin du savoir.

Heisenberg tire de cette évolution par ajustements successifs l'idée "qu'une révolution bienfaisante et fructueuse ne peut être réalisée que si l'on s'efforce d'introduire le moins de changements possible, et si l'on se consacre de prime abord à la solution d'un problème limité, nettement circonscrit. Une tentative consistant à abandonner tout l'acquis antérieur ou à le modifier arbitrairement ne peut conduire qu'à l'absurdité pure."
Bien que les Scientifiques ne soient pas tous exempts d'a-priori ou de certitudes excessives, Heisenberg a la faiblesse de penser que les Philosophes et les Politiciens seraient bien inspirés parfois de solliciter leurs conseils car "ils pourraient [les] seconder en leur apportant une coopération constructive, caractérisée par la précision du raisonnement, une vue large des choses et un réalisme incorruptible..."

Évoquant le concept d’évolution, tel que la popularisé Charles Darwin, Heisenberg exprime un certain scepticisme. S'il ne remet pas en cause la théorie darwinienne d'adaptation et de sélection naturelle, elle ne lui paraît pas suffisante pour expliquer la diversité et l'harmonie du monde. Ainsi, de son point de vue, "Il est difficile de croire que des organes aussi compliqués que l’oeil humain par exemple, aient pu se créer petit à petit uniquement grâce à des modifications fortuites."
Il rappelle même le raisonnement malicieux que le mathématicien John Von Neumann avait tenu à un biologiste, un peu trop convaincu à son goût du rôle du hasard et la nécessité.
En lui montrant à l'occasion d'une promenade une jolie petite maison nichée dans la campagne, il lui tint à peu près ce discours : “Au cours de millions d’années, la colline a été formée par des processus géologiques; les arbres ont poussé, ont vieilli, se sont décomposés et ont repoussé; puis le vent a recouvert fortuitement de sable le sommet de la colline; des pierres ont peut-être été projetées par là bas sous l’effet que quelque processus volcanique, et par hasard aussi elles sont restées en place les unes sur les autres de façon bien ordonnée. Et cela a continué ainsi.../... Une fois, au bout d’un temps très long, les processus désordonnés et fortuits ont produit cette maison de campagne; et maintenant des hommes sont venus y habiter…"

Comment ne pas être frappé par le sens de l'évolution, qui va du simple au compliqué, et des particules élémentaires de la soupe originelle, jusqu'à la conscience humaine ?
Peut-on extraire de l'évolution tout ce qui concerne l'être humain et notamment son génie inventif ?
Ce dernier procède également largement du modèle évolutif. Au fil des idées et des adaptations pragmatiques, les hommes sont parvenus à élaborer des outils et des machines de plus en plus complexes. Et il n'y a qu'une place limitée pour le hasard dans ce processus, l'essentiel étant représenté par la notion de dessein, lui-même sous-tendu par l'intelligence...

Plus que Darwin, Heisenberg rejoindrait donc Bergson dans ce qu’il appelait "l'évolution créatrice" et cette sorte d’élan vital qui fait progresser la connaissance.
Devant un paquebot, le physicien s'interroge : "s’agit-il d’une masse de fer avec une installation de force motrice, un système de lignes électriques et des ampoules à incandescence.../… ou bien d’une expression du dessein humain, d’une structure formée en tant que résultat de relations interhumaines ?"
De la même façon, au spectacle de la nature, il se demande s'il est " tout à fait absurde d’imaginer, derrière les structures régulatrices du monde dans son ensemble, une “conscience” dont elles expriment le “dessein”..." (à suivre...)

26 août 2015

La féérie incertaine des particules


"La Science est faite par les hommes" rappelle Heisenberg dans son ouvrage "Le Tout et la Partie". 
Il n’est donc pas étonnant qu’il s’attache à toujours la placer dans un contexte très humain, très palpable en quelque sorte.
Pas de formule ésotérique ici, pas de démonstration savante, mais un souci constant de mettre ce qu'elles contiennent à la portée du lecteur.

Ainsi, ça commence en 1920, par une sympathique promenade pendant laquelle des amis étudiants, entreprennent de débattre de la nature profonde des choses et de la représentation qu’on s’en fait. Vaste sujet n'est-il pas ?
C'est en l'occurrence un certain Robert qui résume la situation d'une manière très kantienne : "C'est de notre pensée seule que nous avons une connaissance immédiate. Mais cette pensée ne se trouve pas auprès des objets.../... Nous ne pouvons pas percevoir les objets directement. Nous devons d'abord les transformer en représentations, et finalement, former des concepts (qui ont un sens) à partir d'eux..."

A l'échelle des atomes, qu'on ne peut ni voir ni percevoir à proprement parler, ce raisonnement semble particulièrement pertinent.
Cela constitue même le coeur de la réflexion sous tendue par l'infiniment petit, non moins déroutante que celle concernant l'immensité de l'univers. A ces extrémités, nos sens sont en effet incapables de nous donner une représentation précise des choses. Nous déduisons leur existence à partir de théories et de raisonnements, et nous tentons de les valider par des observations confirmant plus ou moins bien les théories...
Mais, de même qu'Einstein montra qu'à l'échelle de l'infiniment grand, et dans un monde où tout est en mouvement, le temps et l'espace devenaient des concepts relatifs, l'amélioration des connaissances du monde des atomes montre qu'il est régi par des lois étranges, ne semblant pas s'appliquer à la physique classique ni aux objets qui peuplent notre quotidien. "Les atomes ne sont pas des objets de l'expérience quotidienne" rappelle le savant.

La rupture de la notion de continu est le premier constat dérangeant. Fait au sujet de l'énergie à l'échelon microscopique par Planck, il conduit à considérer qu'elle ne se disperse pas de manière progressive comme on le pensait intuitivement, mais par paquets, qu'il nomma quantas. L'énergie totale d'un système est donc un multiple entier de la quantité élémentaire d'énergie qui le caractérise.

Mais ce n'est qu'un des aspects de cette nouvelle mécanique, car plus bizarre encore est l'incertitude qui vient se mêler aux phénomènes observés. Cette fois, c'est le lien entre un évènement et sa cause qui est mis à mal !
Heisenberg prend l'exemple de la transformation de radium B en radium C par l'émission spontanée d'électrons.
S'il est possible, explique-t-il, d'affirmer pour une quantité donnée de radium, que statistiquement la moitié des atomes seront transformés en 30 minutes, il est impossible de prévoir précisément pour un seul d'entre eux quand et dans quelle direction l'émission d'électrons se produira. Selon Heisenberg, aucun paramètre ne peut modéliser le phénomène car s'il en existait un, alors il en existerait un autre, aboutissant à décrire l'inverse !
Cela choquait beaucoup l'une de ses amies, la mathématicienne Grete Hermann, qu'il soit inenvisageable d'acquérir une connaissance suffisante d'un phénomène, permettant d'en comprendre la cause et de le prédire, et in fine qu'on puisse affirmer d'une connaissance, qu'elle soit à la fois complète et incomplète.
En réalité l'étude des particules, aboutit à remettre en cause le principe de base de la physique newtonienne : à savoir le strict déterminisme causal des phénomènes qui veut que l’état d’un système doive toujours être déterminé de façon unique par l’état qui le précède directement immédiatement.


Avec Planck on découvre donc que l’énergie d’un système atomique varie de façon discontinue. Il y a des positions d’arrêt qu'on appelle états stationnaires, que même le roi de l'atome, Bohr, peinait à se représenter... Quant à Schrödinger, il s'exclama dépité : "si ces damnés sauts quantiques devaient subsister, je regretterais de m'être jamais occupé de théorie quantique..."
Avec Heisenberg on apprend que l'univers des particules est soumis à un principe d'indétermination,et qu'il est possible de l'exprimer mathématiquement. Il montre ainsi que pour une particule, le produit de l'imprécision liée a sa position, par celle liée à sa quantité de mouvement (donc à sa vitesse), ne peut être inférieur au quantum d'action de Planck ! Autrement dit, plus est précise la position d'une particule, moins l'est sa vitesse et réciproquement...

24 août 2015

Un léger parfum d'aporie


Après l’intrigante beauté d’une cétoine, c’est le parfum d’un arbuste qui m’inspire.
Celui-ci repéré il y a déjà quelques années dans un jardin public de la ville de Saintes en Charente Maritime, dégage lors de la floraison, un délicat parfum rappelant le jasmin.
Au mois d’août, son dôme constellé de fleurs blanches étoilées me ravit chaque fois que je passe auprès de lui. J’ai eu quelque peine à trouver son nom, mais grâce au Web, j’ai appris qu’il s’agissait d’un Clerodendrum Trichotomum. On l’appelle aussi arbre du clergé...
Le mélange de rusticité bien terrestre et de saveur immatérielle qui émane de cet arbre se conjugue merveilleusement avec les réflexions rassemblées par Werner Heisenberg (1901-1976) dans son ouvrage “La Partie et le Tout”, consacrée à la physique atomique et qui va bien au delà…

Lorsqu'un savant entreprend de vulgariser la science dont il fait son miel pour tenter d’en faire comprendre les arcanes aux béotiens, cela donne souvent un résultat peu éclairant. Soit trop ésotérique il lasse rapidement le lecteur, soit trop simplificateur, il n’apporte rien de nouveau par rapport aux vulgarisations de la Presse Grand Public.
L’ouvrage du physicien allemand, lauréat du prix Nobel en 1932, échappe à ces deux stéréotypes. Le foisonnement des idées se confronte aux réalités de la vie quotidienne et s'enrichit des débats et discussions qu'il a avec des amis, lors de congrès scientifiques ou de rencontres informelles.
Sachant qu'il s'agit des grands penseurs qui ont révolutionné la conception qu’on avait de la physique des particules, ce témoignage s’avère passionnant car il offre un angle de vue original sur de fabuleux progrès scientifiques tout en leur donnant une portée philosophique très accessible.

Tout au long de l’ouvrage on côtoie avec ravissement des personnages aussi illustres et fascinants que Max Planck, Niels Bohr, Max Born, Albert Einstein, Paul Dirac, Wolfgang Pauli, Erwin Schrödinger…
Au gré des réunions de travail, des débats, mais aussi des promenades, des voyages s’égrènent les principes déroutants de la mécanique quantique en train de naître. Le congrès scientifique dit Solvay de Bruxelles en 1927 et les cinq années qui suivirent figurent comme l’âge d’or de ces nouvelles avancées.

En toile de fond, l'Histoire du XXè siècle déroule une partie de ses terribles tragédies. Communisme, socialisme, national-socialisme inscrivent leurs ravages, faisant fi de toute logique scientifique et de tout bon sens, mais cherchant à s'accaparer les fruits des recherches....
Par un troublant paradoxe, Heisenberg qui avait très tôt décelé les noirs desseins du nazisme, resta en Allemagne et s'accommoda du règne d'Hitler, tandis que nombre de ses collègues et amis s'enfuyaient et le poussaient à faire de même. Pareillement, alors qu'il connaissait de longue date la nature maléfique du communisme, il n'évoque à aucun moment dans ses souvenirs, qui courent jusqu'à 1965, le partage horrible de son pays après la guerre, qui en livra la moitié à la dictature de Staline...

En revanche, il fut bouleversé lorsque les Etats-Unis eurent recours à la bombe atomique, pour mettre fin au conflit qui les opposait au Japon. Il est vrai que contre toute attente, ce fut un pays démocratique qui utilisa la première fois cette arme terrifiante !
Toujours aussi surprenant c'est sans doute à la dissuasion nucléaire qu'on dut la paix relative du monde après1945 ! (A suivre...)

20 août 2015

Cetonia Aurata

Trouvée hier matin en cueillant des mûres, cette superbe cétoine d'un vert minéral aux reflets dorés (cetonia aurata). 
Dans la boite destinée à recueillir les fruits, le spectacle est splendide. Les agrégats de perles noires qui serviront bientôt à faire des confitures, servent pour l’heure d’écrin à la bestiole et renforcent son apparence de bijou. Même le plastique du récipient prend des tonalités irisées pour faire vibrer ce microscopique spectacle.

Bien que celui-ci soit tombé sous mes yeux par pur hasard au gré de la cueillette, je pense évidemment à Ernst Jünger, qui passa lui, sa vie à poursuivre les fascinants coléoptères et leurs étranges beautés aux quatre coins du monde, au fil de ce qu’il appelait ses chasses subtiles.

Je pense également au livre que je termine, de Werner Heisenberg, un des pères de la mécaniques quantique, et qui m’inspire pour l’heure des divagations philosophiques à mille lieues des petits tracas quotidiens, “des ennuis et des vastes chagrins qui chargent de leur poids l’existence brumeuse ” comme les décrivait Charles Baudelaire…
J’aurais l’occasion de revenir sur l’ouvrage extrêmement pénétrant du savant allemand qui donna son nom au fameux Principe d’Incertitude, et dont le titre à lui seul est un programme excitant : La Partie et le Tout. N’est-ce pas en somme toute la question ? On peut voir dans un animal minuscule à la fois un tout parfaitement organisé, et évidemment beau, et à la fois une infime partie du monde qui s’éparpille en mille formes, en mille existences, en mille pensées...

A la lumière de la théorie des quantas, tout vacille. On peut concevoir les particules élémentaires comme des ondes impalpables, et aussi bien comme des corpuscules de matière, puisque la trace de leur passage démontre qu'elles en épousent simultanément les deux natures. Mais ne cherchez pas à en voir une de plus près. Car alors elle ne sera plus que l'une ou l'autre, et le charme sera rompu ! 

De mystérieuses intrications lient les choses, et plusieurs états concomitants peuvent les caractériser. Un vertige vous prend lorsque les certitudes établies s’estompent et que l’incertain devient démontrable, sans qu’il soit besoin d’affirmer qu’un effet dépende d’une cause ! 
La rencontre avec cette cétoine est en tout cas l’occasion de reprendre le cours de ce blog, quelque peu interrompu par une sorte de léthargie intellectuelle, où le manque d’inspiration le dispute sans doute à la lassitude du quotidien. Mais lâcher le fil, c’est toujours courir le risque de ne jamais pouvoir le reprendre… Merci Cetonia Aurata…