11 septembre 2010

Max Planck, des quanta à la quête du Graal

En dépit de leurs brillantes capacités intellectuelles, les Savants sont des êtres humains comme les autres. Ils sont doués de conscience, et pour paraphraser Rabelais, ils ont le devoir de ne pas l'oublier dans la mission qu'ils se donnent, de faire progresser la science.
Cette préoccupation est devenue obsédante avec les fabuleuses avancées des dernières décennies, qui bouleversent l'environnement dans lequel l'homme évolue, jusqu'à le menacer d'auto-destruction.
Max Planck (1858-1947) fait partie de ces esprits éclairés, aptes à appréhender avec la même sagacité les abstractions les plus complexes et les problèmes les plus triviaux du quotidien.
Il est l'un des pères de la théorie des quanta, et le découvreur de la fameuse constante h.
Cette dernière symbolise de manière vertigineuse deux problématiques essentielles : celle de l'harmonie du monde réglé avec une précision hallucinante, et celle des limites de son intelligibilité. On sait notamment depuis Planck qu'il est strictement et définitivement impossible d'appréhender précisément et simultanément deux grandeurs telles que la vitesse et la position de particules physiques.
Ces notions eurent probablement un impact sur les espoirs que nourrissaient certains de parvenir à la connaissance complète du monde sensible dans lequel nous vivons. Jointes au fameux théorème d'indécidabilité de Gödel, et au principe d'incertitude d'Heisenberg, elles inspirent une profonde humilité et rejoignent la résignation kantienne : l'Homme ne parviendra jamais à expliquer totalement ni maitriser l'univers qui l'entoure.
A quelque chose malheur est bon, c'est aussi une bonne nouvelle, car si certaines portes semblent se fermer à tout jamais, celle majestueuse de l'espérance reste elle, grande ouverte.

Au delà de la science pure, Max Planck fut également un philosophe inspiré. A travers son autobiographie scientifique et les écrits de la fin de sa vie, on mesure combien il était préoccupé au plan spirituel par toutes les problématiques impliquant la démarche scientifique, notamment : déterminisme et indéterminisme, libre arbitre, Dieu et religion.

Déterminisme et indéterminisme
C'est un paradoxe au moins apparent, que celui qui oppose en permanence le prévisible et l'indéterminé. 
Et qui débouche obligatoirement sur la notion fondamentale du libre arbitre humain. On voit de nos jours un nombre croissant de savants ayant une vision matérialiste qui leur fait nier tout ou partie de cette liberté intrinsèque. Voire parfois renoncer à l'idée même de conscience...
Pour Planck, la réponse doit être plus nuancée et relative, car elle dépend de l'angle sous lequel la problématique est abordée.
Par exemple, les comportements humains ont évidemment une bonne part de prévisibilité, et c'est heureux car sinon, comment imaginer des relations constructives ? "Dans nos rapports quotidiens avec autrui, nous présupposons toujours certains motifs. En d'autres termes, un déterminisme selon lequel les autres parlent et agissent, car autrement leur comportement serait inexplicable..."
Pourtant, si la plupart de nos choix sont contraints par des contingences externes, il n'en reste pas moins évident que chaque décision est prise en conscience. En résumé, "Nous pouvons par conséquent déclarer : observée du dehors, la volonté est causalement déterminée. Observée du dedans, elle est libre."
On trouve des analogies étonnantes entre les réalités physiques et celles de l'esprit :
Le déterminisme et l'indéterminisme ne sont pas des notions exclusives l'une de l'autre. À la manière de la nature étrangement double de la lumière, à la fois ondulatoire et corpusculaire … En somme, "La loi de causalité n'est ni vraie ni fausse. Elle est bien plutôt un principe heuristique, un guide..."

Faux problèmes, limites et relativité de la science
Partant du constat que la science à elle seule ne saurait tout expliquer, la position de Max Planck consiste à recommander d'éviter de mélanger les genres et d'exercer une vigilance permanente pour ne pas dépasser les limites du domaine d'application de la méthode scientifique.
Par exemple, on ne sait pas ce que c'est que le subconscient. Par conséquent tous les problèmes, posés en termes scientifiques, concernant le subconscient sont de faux problèmes.
D'une manière plus générale, nous ne pouvons pas plus apprécier directement nos processus mentaux du point de vue physiologique que nous ne pouvons examiner un processus physique du point de vue psychologique.

Le rapport du corps à l'esprit est un autre faux problème. Le physique et le mental ne sont en aucune manière différents l'un de l'autre. Ils sont exactement le même processus, mais vu de deux directions diamétralement opposées, comme les deux faces d'une même pièce de monnaie.
De toute façon, en matière de psychologie, comme en physique des particules, la simple interposition d'un dispositif de mesure et d'analyse est susceptible de perturber et de fausser le déroulement naturel des évènements. C'est un des plus élémentaires principes de la psychologie expérimentale, qu'une observation peut donner un résultat complètement différent si le sujet connaît ou seulement soupçonne qu'on est en train de l'observer.

Les seuls faits sur lesquels la science a prise, sont ceux qui peuvent être l'objet d'expérience : "Parmi tous les faits que nous connaissons et que nous pouvons relier entre eux, quel est celui qui ne pourrait prêter au plus léger doute ? Cette question n'admet qu'une seule réponse : Celui dont nous avons l'expérience par le moyen de notre propre corps."
Malheureusement nos capacités sont très insuffisantes pour percevoir toute la complexité du monde. Le développement de l'appareillage scientifique permet certes, d'appréhender des concepts que nos seuls sens innés ne sauraient palper. Mais la complexité croissante de ces outils se heurte tôt ou tard elle-même à des limites : "Un coup d'oeil à l'intérieur d'un laboratoire scientifique montre que les fonctions des ces sens ont été remplacées par une collection d'appareils extrêmement complexes, subtils et spécialisés, inventés pour manier les problèmes dont la formulation requiert l'aide de concepts abstraits, de symboles.../... au delà des possibilités de compréhension d'un profane." Bientôt au delà des limites humaines pourraient-on ajouter...
Il n'est que de voir la disproportion croissante entre la taille des particules et celle des accélérateurs supposés les mettre en évidence pour comprendre cette problématique.

Science et Religion
Si le périmètre de la connaissance humaine est par essence restreint, est-il permis d'imaginer des choses au delà ? Max Planck répond par l'affirmative : "La science physique exige qu'on admette l'existence d'un monde réel indépendant de nous, un monde que nous ne pouvons cependant jamais directement reconnaître, mais que nous pouvons saisir seulement au moyen de nos expériences sensorielles et des mesures que nous faisons par leur intermédiaire."
S'agit-il de Dieu, il n'est pas permis de l'affirmer, puisqu'on ne peut le définir . Toujours est-il que "Nous nous voyons nous-mêmes gouvernés à travers toute notre vie par une puissance plus haute, dont nous ne serons jamais en mesure de définir la nature à partir du point de vue de la science."

A défaut de Dieu, Max Planck pose les bases d'une conception raisonnée de la religion et des rapports de l'homme à ce qui le dépasse. Il commence par réduire certaines prétentions religieuses en particulier la propension à tabler sur les miracles : La foi dans le miracle doit notamment céder le terrain, pas à pas, devant la constante avance des forces de la science, et sa défaite totale n'est indubitablement qu'une affaire de temps.
Dans le même temps, l'athéisme lui semble porteur de nombreux dangers : "la victoire de l'athéisme détruira non seulement les plus précieux trésors de notre civilisation, mais ce qui est pire encore, annihilerait l'espoir même d'un avenir meilleur."
Aussi néfaste que l'athéisme, est à ses yeux le fanatisme de certains religieux, qui prétendent faire parler Dieu et réclament en son nom l'application de lois mortifères ou débilitantes : "rites et symboles ecclésiastiques sont indispensables aux églises : mais nous ne devons jamais oublier que le symbole le plus sacré est encore d'origine humaine.../... Si l'humanité avait eu à coeur de garder cette vérité dans tous les temps, elle se fut épargné une infinité de souffrances et de maux." En d'autres termes, comme pour Kant, c'est l'Homme lui-même qui est le principal responsable de ses malheurs.
Ce jusqu'au boutisme destructeur désole plus que tout le Philosophe : "Il n'existe certainement rien de plus affligeant que cet amer combat de deux adversaires dont chacun est pleinement convaincu de l'excellence de sa cause, autant que rempli d'un sincère enthousiasme pour elle.../... jusqu'au sacrifice de sa vie."

Pour autant, "Religion et science ne s'excluent pas l'une l'autre, comme beaucoup de nos contemporains le croient ou le craignent. Elles se suppléent et se conditionnent mutuellement l'une l'autre."

En définitive, alors qu'il est sur le point de franchir cette fameuse frontière entre la vie et la mort, Max Planck a comme une illumination, : "Religion et science mènent ensemble une bataille commune dans une incessante croisade, une croisade qui ne s'arrête jamais, contre le scepticisme et contre le dogmatisme, contre l'incroyance et contre la superstition, et le cri de ralliement pour cette croisade a toujours été et sera toujours : Jusqu'à Dieu... "

Et pour clore cette réflexion tout en résumant d'un mot la teneur, je ne peux m'empêcher de citer Goethe, tel que l'appelle Max Planck lui-même à la rescousse : "la félicité suprême du penseur, c'est de sonder le sondable et de vénérer en paix l'insondable".

01 septembre 2010

Kerouac, au bout du rouleau


Ça y est ! Le fameux rouleau est enfin publié. Plus de cinquante ans après la sortie d'une version édulcorée, celle-là même qui rendit célèbre Jack Kerouac (1922-1969), le tapuscrit original de 40 mètres de long, du mythique Sur La Route, est traduit tel quel en français, dans toute sa crudité, sa densité, et avec les noms réels des personnages.

Centre de gravité aveuglant de ces picaresques pérégrinations, véritable quasar de la Beat Generation, Dean Moriarty redevient pour de bon Neal Cassady. Il est assurément le gémeau infernal du poète, celui qui l'exalte, le fascine, souvent l'inspire, mais qui l'entraine hélas aussi sur la voie de la perdition. Par lui tout se noue et se dénoue, les amitiés, les disputes, et toujours plus fort, l'esprit d'aventure, la quête de l'insaisissable. Autour de lui papillonnent les femmes, jolies, aguichantes, qu'il aime avec une énergie peu commune, qu'il partage aussi en grand seigneur, mais qu'il abandonne souvent aussi vite qu'il les conquiert... Un rythme infernal. C'est peu dire que Cassady avait le sexe à fleur de peau. Comme le constatait Kerouac, "le fils de l'Arc en Ciel portait son tourment dans sa bite-martyre"...
Jack quant à lui ne vit, ne respire, ne pense quasi qu'en référence à cette âme damnée. S'il parvient parfois à échapper à cette attraction diabolique, c'est pour mieux y retomber dès que leurs deux itinéraires sont amenés à se croiser à nouveau.

Pour autant, cette odyssée en roue libre, si elle reste emblématique d'une époque, n'est pas à mon sens le chef d'oeuvre de Kerouac. Trop erratique, trop répétitive, à force de parcourir des miles en tous sens, sans but, sans vraie aspiration, d'Est en Ouest, du Nord au Sud, et retour. De ratages pathétiques en rendez-vous manqués, la "nuit américaine" ressemble à cet "orage miraculeux" dans le Missouri où "le firmament, n'était plus qu'un pandémonium électrique". Tout cela est magnifique et magnétique, mais vain...

Pour tout dire je préfère les récits plus intimistes, plus réfléchis, plus apaisés (à la recherche des origines dans Satori à Paris, élégie pour le frère trop tôt disparu dans Visions de Gérard, amours tragiques dans Tristessa, hymne au Pacifique dans Big Sur, exploration spirituelle dans The Dharma Bums...)

Le fait est que Sur la Route, souvent Kerouac avoue à demi mot, son spleen et sa frustration. A certains moments il a comme la prescience de l'inévitable échec de cette entreprise, et se sent alors "si seul, si triste, si fatigué, si tremblant, si brisé, si beat..."
Il y a toutefois des lendemains qui chantent et d'heureux hasards qui l'amènent parfois à côtoyer d'éphémères bonheurs.
Comme durant ces quelques semaines en Californie, auprès de Béatrice, jeune et adorable Mexicaine rencontrée au cours d'un voyage en car. Il crut un instant à l'amour fidèle, et presque à une vie rangée.
Dans ces moments, il observe le monde cosmopolite autour de lui et le beat devient euphorique : "Les trottoirs grouillaient d'individus les plus beat de tout le pays, avec, là haut, les étoiles indécises du sud de la Californie noyées par le halo brun de cet immense bivouac du désert qu'est L.A. Une odeur de shit, d'herbe, de marijuana se mêlait à celle des haricots rouges, du chili et de la bière. Le son puissant et indompté du bop s'échappait des bars à bière, métissant ses medleys à toute la country, tous les boogie-woogie de la nuit américaine.../... Des nègres délirants portant bouc et casquette de boppers, passaient en riant, et derrière eux, des hipsters chevelus et cassés, tout juste débarqués de la route 66 en provenance de New York, sans oublier les vieux rats du désert, sac au dos, à destination d'un banc public devant la Plazza, des pasteurs méthodistes aux manches fripées, avec le saint ermite de service, portant barbe et sandales. J'avais envie de faire leur connaissance à tous de parler à tout le monde..."

La force de cette littérature sans repère, est d'être fondée sur une sincérité absolue, et de révéler une spontanéité digne des meilleures envolées saxophoniques de Lester Young, de John Coltrane ou de Charlie Parker. Outre les trouvailles stylistiques, outre la puissance descriptive, ce long chant halluciné, jeté pêle-mêle, sans queue ni tête, et sans reprendre haleine, est imprégné d'une candeur touchante. Kerouac est un pur égaré. Il cherche quelque chose mais il ne sait pas quoi. Comment le trouver ?
Il a jeté tout son génie poétique dans ce capharnaüm de bouteilles, de mégots, de joints, de flacons de benzédrine, consommés, fumés, vidés avec frénésie pour se procurer l'ivresse et tenir la distance; il a mis toutes ses espérances dans cette cavalcade perpétuelle, dans ces bagnoles ivres, roulant vers nulle part à toutes blindes, traversant les villes à la vitesse de la lumière, courant après des amours folles, allumées comme l'amadou, mais bâclées, gâchées par trop de délire et de négligences. Et il a vécu avec dans les tripes, le beat déjanté, prodigieux, si réconfortant, mais si triste du jazz. Son beau regard embué a fini par se noyer dans un lent désespoir, un blues incurable.
L'épopée se termine au Mexique, où l'espace d'un instant, après avoir franchi le Rio Grande, c'est l'illusion de la paix trouvée, enfin : "Derrière nous le continent américain et tout ce que Neal et moi on avait appris de la vie, et de la vie sur la route. On l'avait enfin trouvé, le pays magique au bout de la route, et sa magie dépassait de loin toutes nos espérances..."
Mais, partis à la rencontre de William Burroughs, les Anges de la Désolation ne trouveront que l'alternance de jungles étouffantes, de déserts torrides, ponctués d'hostiles cactus candélabres, et d'insectes agressifs par milliers. L'amour rêvé, les célestes béatitudes, se termineront en piteuses orgies dans de misérables bordels à 3 pesos, assaisonnées de beuveries insensées, et Neal une fois de plus fera faux bond, en repartant sans raison du jour au lendemain vers le Nord...
En somme, si d'une phrase il fallait résumer ce périple sans fin, quoi de mieux que l'espoir lancinant de délivrance, si bien chanté par Bob Dylan, légataire inspiré de cette génération perdue :

I see my light come shining
From the West unto the East
Any day now, any day now
I shall be released...

21 août 2010

Jusqu'où va se nicher le fisc...

Le "rabotage" des niches fiscales est devenu le dernier sujet tendance en cette période troublée, où l'Etat empêtré dans les dettes, incapable de résoudre les crises comme il l'imaginait – très naïvement – par la baguette magique de la relance, cherche désespérément des recettes nouvelles. Il profite, selon la bonne vieille habitude, de l'assoupissement estival pour mettre au point les stratagèmes qui lui permettront de faire les dernières poches des contribuables, sans donner l'impression d'alourdir les impôts...

Lorsqu'on dit niche fiscale, on a tendance à penser qu'il s'agit d'obscures anfractuosités juridiques dans lesquelles ceux qui cherchent à se soustraire au fisc, cachent quelques ressources plus ou moins avouables.
Il n'y a rien d'illégal pourtant. Chaque contribuable probablement souvent sans le savoir, bénéficie d'au moins une ou deux de ces fameuses niches. Au point d'être parfois dispensé purement et simplement d'impôt sur le revenu comme plus de la moitié des foyers fiscaux en France ! Il n'est que de voir les formulaires de déclaration d'impôts pour constater que les sollicitations à l'allègement ou à l'exonération apparaissent à tous les niveaux. De la réduction offerte pour cause de « parent isolé », jusqu'aux déductions de cotisations syndicales, en passant par les divers allègements sur les intérêts d'emprunts ou même pour les dons aux oeuvres charitables, il y en a pour tous les goûts et toutes les bourses.
Cet invraisemblable système de poids et de contre poids, de mesures et de contre mesures, fait toute la complexité de l'horlogerie fiscale, à laquelle tout nouveau gouvernement promet de s'attaquer une fois pour toutes, dans un esprit de « justice », d'équité et de simplification, mais en vain...
S'il montre tant de réticences à le faire, c'est parce qu'il est devenu quasi impossible de toucher à un rouage de cette diabolique mécanique sans entrainer des conséquences en cascade, dont rien ne dit qu'elles pourraient être maitrisées.
Résultat, on traine un fabuleux boulet de forçat qui ne cesse de grossir, et sur lequel on se limite bon an mal an, à pratiquer quelques entailles pour le rendre supportable.
Car comme le faisait remarquer Milton Friedman, les niches fiscales ne font rien d'autre que témoigner de la lourdeur de l'imposition (celle à laquelle sont assujettis les Français est l'une des plus contraignantes d'Europe et sans doute du monde...

Il y a peu de chances, en dépit des promesses régulièrement renouvelées, qu'on revienne un jour sur les nombreuses absurdités qui corrompent le système actuel de calcul de l'impôt. Encore plus impossible qu'on en vienne à préconiser la solution la plus simple et entre nous soit dit la plus "égalitaire", celle de la Flat Tax, qui consiste à appliquer un pourcentage unique, constant, mais sur tous les revenus. Comment les électeurs accoutumés à ce que le fisc ne prenne qu'aux riches, pourraient tout à coup accepter de leur être assimilés ? Comment faire passer l'abandon de la progressivité de l'impôt, dans un pays si soucieux de prétendue justice sociale, où même le principe du bouclier fiscal (qui n'est rien d'autre qu'une niche particulièrement absurde) est considéré comme un cadeau fiscal intolérable ? Où l'impôt sur la fortune, même plus délétère que productif, est entendu comme un impératif idéologique incontournable ?
Au point où nous en sommes rendus, un écolier un peu doué de bon sens pourrait proposer de supprimer carrément l'impôt sur le revenu, pour ne laisser que des contributions indirectes. Hélas, un seul parti propose ça : le Front National !

Il faudra donc se résoudre à voir pérennisée cette lourde et opaque "pompe à phynances" et accepter les insidieuses augmentations d'impôt à venir, qui assèchent toujours davantage le terreau économique et découragent les initiatives individuelles et l'esprit d'entreprise... Les Français seront comme toujours les dindons de la farce. Il est vrai qu'on a parfois le sentiment que cela leur plait, mais jusqu'à quel point ? Il est à craindre que Nicolas Sarkozy paie très cher ses inconséquences, ses reculades et ses contradictions...

19 août 2010

Flânerie kantienne

En mars 2009, Raphael Enthoven et Michael Foessel proposaient sur France Culture, une série de réflexions sur la philosophie d'Immanuel Kant (17-18). Un petit livre paru dans la foulée chez Perrin transcrit ces entretiens. Bien sûr, il ne faut pas s'attendre à trouver dans cette adaptation littéraire d'émissions radiophoniques la plénitude de la pensée kantienne. Plutôt une approche pratique destinée à clarifier un peu cette forêt de symboles et de concepts qui rebute souvent le lecteur.
L'objectif est parfaitement rempli. La forme qui est celle d'un dialogue à bâtons rompus est bien adaptée à l'exercice et rappelle la fameuse maïeutique chère aux philosophes de l'antiquité.

Morceaux choisis
Le coeur chaud de la nuit estivale est l'instant rêvé pour lever les yeux vers le ciel en évoquant cette phrase fameuse : "Deux choses remplissent l'âme d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure de la fréquence et de la persévérance avec laquelle la réflexion s'y attache: le ciel étoilé au dessus de moi et la loi morale en moi."
Elle résume à merveille la pensée kantienne et peut-être même, toute philosophie. Ces deux "choses" relèvent du fameux impératif catégorique : "je les vois devant moi et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence". Elles sont comme les deux faces d'une même médaille, si différentes, et si indissociables, si empreintes de certitude et pourtant si porteuses d'infini et d'espoir...

Elles sous-tendent également la notion de frontière entre le connaissable et le non connaissable. C'est précisément le long de cette frontière, que s'exalte le génie de Kant.
Dans un premier temps, c'est un peu la frustration qui prévaut, car le philosophe définit des limites assez strictes à l'étendue de l'entendement humain.
Aussi vrai que tout objet suppose un sujet (une intelligence) capable de l'appréhender, toute connaissance suppose un sujet capable de connaître. S'agissant de l'homme, dont l'entendement repose sur des intuitions et des expériences tirées du monde sensible, il paraît évident qu'il ne pourra jamais parvenir à la connaissance totale, absolue, même s'il croit que plus il élève sa pensée, plus il est en mesure d'approcher le champ de la métaphysique. Il se prend même à rêver qu'il pourrait progresser sans limite grâce à son aptitude à raisonner, et transcender les réalités sensibles sur lesquelles elle s'appuie. Mais ses facultés déductives ne lui sont d'aucun secours pour sonder l'insondable.
La colombe a besoin de l'air pour voler mais l'air ralentit sa course, et limite sa liberté. Elle pourrait imaginer voler plus vite et sans contrainte dans le vide, or elle s'écroulerait au contraire car ses ailes ne lui seraient plus d'aucune aide.
Il faut donc se garder d'appliquer à la métaphysique les raisonnements de la science. Il y aura toujours des choses que l'esprit humain ne pourra connaître et qu'il ne pourra appréhender que par le biais du doute, du rejet ou bien de la foi... Un grand principe de sagesse est de ne pas chercher à appliquer à ces choses des raisonnements matérialistes.

Certains concepts, bien qu'échappant au domaine du démontrable, ne s'imposent pas moins à l'intelligence humaine comme des certitudes sur lesquelles il est permis de méditer.
Il en est ainsi de la morale, dont chacun ressent la prégnance en lui autant que celle de la voute étoilée au dessus de lui, et qui donne la mesure du libre arbitre et de la responsabilité, qui ne sont pas pour Kant de vains mots.
Hélas, même s'il est doué de sens moral, "l'homme est fait d'un bois courbe" : Il existe en chacun de nous un "penchant au mal" qui consiste à subordonner la loi morale, le devoir, à la satisfaction de ses désirs égoïstes. Pour autant, nous sommes libres d'y céder ou non. Chacun peut parvenir à domestiquer son caractère, et c'est heureux car sinon, ce serait condamner sans appel l'individu ou nier son sens, car il se réduirait à ce que son tempérament lui dicte d'être. La règle, difficile à respecter, s'énonce assez simplement : "Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle".
En ce sens la religion et tout particulièrement le christianisme, prescrit ce que la raison pratique aurait pu déduire par ses seuls moyens : c'est une religion morale. Jésus est l'incarnation de ce que l'homme devrait être sans jamais pouvoir y parvenir...

A côté de la morale, dont Kant est un gardien si intransigeant, il y a également d'autres sentiments quasi indicibles sur lesquels il nous apporte aussi quelques lumières : le bonheur par exemple, est défini de manière étrange, comme "un idéal de l'imagination", ce qui signifie qu'il y a autant de conceptions du bonheur qu'il y a de sujets. L'objectif de faire du bonheur un concept qui doit valoir pour tous, n'est par conséquent qu'une forme de despotisme.
Quant au sentiment du beau, c'est un « plaisir pur » c'est à dire qu'il n'est pas lié à un désir, et qu'il n'est pas non plus une connaissance. Kant distingue ainsi le beau de l'agréable. L'agréable renvoie au corps et au sensible, tandis que le beau s'adresse à la « faculté de juger esthétique ». La beauté doit être perçue comme naturelle (aucune contrefaçon du chant du rossignol ne peut prétendre égaler sa beauté, dès lors qu'on sait qu'il ne s'agit que d'une imitation...)
Enfin, le sublime apparaît encore plus délicat à cerner. Pour tenter d'en éclairer le concept, Kant prend un exemple on ne peut plus simple. La nuit par exemple est sublime, le jour est beau. La beauté ce sont les formes, l'harmonie; le sublime c'est l'informe. Kant parle du sublime comme Camus de l'absurde. Le sublime n'est pas dans les choses mais dans le rapport qu'on entretient avec elles.
Autre domaine où l'analyse kantienne révèle sa puissance, c'est celui de la responsabilité qu'un être humain doit avoir de ses actes. Elle relève également de l'impératif catégorique. Elle conditionne en effet la liberté, la dignité et in fine, l'épanouissement de l'être humain. C'est selon le philosophe, la paresse et la lâcheté qui conduisent les hommes à s'en remettre à des tuteurs, et qui les poussent à se comporter trop souvent comme des mineurs irresponsables. Les Lumières conduisent à sortir l'homme de la minorité qu'il a délibérément voulue, dont il est lui-même fautif.
Même s'ils s'en défendent, la majorité des hommes préfèrent le joug, l'hétéronomie plutôt que l'autonomie. Le choix de la liberté implique en effet d'avoir le sens des responsabilités, du courage et de l'altruisme, vertus trop rares.
Dans ce contexte, Kant n'est pas choqué par la peine de mort; comme il ne s'émeut guère des excès de la révolution, qu'il réprouve, mais qu'il considère comme le prix à payer pour s'émanciper. Ce qui est choquant en l'occurrence, ce n'est pas qu'en faisant la révolution, les hommes tentent de briser des chaines devenues insupportables. C'est malheureusement leur immaturité, leur fatuité qui les conduisent souvent à commettre d'irréparables crimes, et en définitive à recréer de nouvelles entraves plus terribles encore, que celles dont il se sont défaits. En d'autres termes, l'homme est le principal responsable de ses malheurs...

En résumé, cette petite escapade spirituelle, légère et sans prétention, donne à voir un sage très moderne mais aussi très proche des belles figures antiques. Grande liberté de ton, humilité, profondeur d'analyse, tout ce qui fait en somme une bonne philosophie, qui élève l'âme et réjouit l'esprit...

12 août 2010

Des mots contre des maux

Pourquoi faut-il que le sujet récurrent de la violence urbaine mène, dès qu'il est évoqué dans notre pays, aux pires excès et à la radicalisation quasi systématique des arguments ?
Après les récentes échauffourées de Grenoble et de Saint-Aignan, le Président de la République cherche manifestement à reprendre la main sur un thème qui paraît lui échapper. Chacun se souvient pourtant qu'il sut l'exploiter habilement en faisant beaucoup de promesses, ce qui lui valut en retour pas mal de suffrages et sans doute aussi quelques controverses...
Pour l'heure, face à la montée de la violence urbaine, il s'agit surtout semble-t-il de "muscler le discours"...
Mais à l'évidence c'est un peu l'affolement et la surenchère qui prévalent, au détriment du pragmatisme.
Le limogeage brutal d'un préfet dont rien ne dit clairement qu'il a démérité; la descente, sous l'oeil ravi des caméras, de plus de 100 policiers surarmés pour pincer 4 malheureux bougres, relâchés faute de preuve deux jours après leur interpellation, tout ça n'a probablement qu'un intérêt très limité. Pire, c'est susceptible de renforcer le sentiment d'impunité ressenti par les voyous et de les encourager à la provocation, ne serait-ce que pour le fun...
D'autant que les nouvelles idées et propositions, relèvent semble-t-il davantage de l'effet d'annonce et du populisme racoleur, que de l'efficacité durable. Prétendre déchoir de la nationalité française les délinquants (et pourquoi pas les polygames, les fanatiques, les exciseurs et tutti quanti), pourrait prêter à rire tant cela semble dérisoire, utopique et inapproprié. Pourquoi tout simplement ne pas punir ces exactions, comme il se doit ? En tout cas, l'effet immédiat et désastreux est de relancer le vacarme idéologique sur un thème démagogique mais à peu près complètement vidé de vraie signification (que pourrait-on faire de tous les nouveaux sans papier que ce genre de mesure promet de faire ?)...
Tout se passe comme si le chef de l'Etat cherchait à couvrir la voix du FN, par crainte panique de le voir reprendre vigueur. Cela ne suffit pas pour faire une politique.
Une fois encore, toutes ces billevesées ronflantes auront bien du mal à se concrétiser sur le terrain. Où en est par exemple, la menace cuite et recuite, de suspendre les allocations familiales des parents trop laxistes ? Et quand verra-t-on une action concrète, confirmant sans ambiguïté la volonté affichée du Président qu'aucun crime ne soit impuni (après l'odieux assassinat de M. Germaneau au Mali, entre autres) ?

S'agissant des Opposants, notamment de gauche, ils ne valent guère mieux. Les médias tout particulièrement, qui se livrent une surenchère peu ragoûtante, dont le magazine Marianne rafle la palme avec sa couverture grotesque, qualifiant le chef de l'Etat de "voyou de la République". Quant aux Socialistes, ils s'étranglent de colère feinte et dénoncent le caractère anti-républicain des mesures. Mais qu'ont-ils donc à proposer ? Rien. Ils restent en effet cramponnés à leurs vieilles lubies, aussi coûteuses que vaines: plus de fonctionnaires, une police de proximité, et bien sûr, la sacro-sainte politique de prévention...

Saura-t-on un jour enfin s'inspirer des recettes simples et de la détermination sans faille mises en oeuvre il y a une vingtaine d'années par Rudolph Giuliani à New-York ? Le cas de cette ville était jugé désespéré par un très large consensus, à la fin des années 80, et la montée de la violence était considérée comme une fatalité contre laquelle on ne pouvait rien. On ne comptait plus les articles, livres et films qui évoquaient l'inexorable déchéance de la Grosse Pomme.
Grâce à la volonté de deux hommes, la cité fut pourtant transfigurée en quelques années. Avec la nomination de William J. Bratton à la tête du New York City Transit Police Department, puis l'élection comme maire de Giuliani en 1993, la fameuse "tolérance zéro" devint une réalité, sans qu'il fusse besoin de faire de grands moulinets médiatiques ni de bruyantes mais inconséquentes déclarations de guerre. Elle fut chaque jour appliquée avec obstination sur le terrain. Chaque délit fut sanctionné, chaque vitre cassée remplacée.
Les résultats ne se firent pas attendre, comme en atteste la seule courbe, spectaculaire, des meurtres dont le nombre annuel diminua des deux tiers. D'une manière plus générale, le nombre des délits fut réduit de plus de la moitié. Le plus fort est que cette amélioration n'entraina pas de dépenses supplémentaires. Au contraire, les déficits laissés par le maire précédent M. Dinkins, furent résorbés. Et la ville qui avait perdu plus de 300.000 emplois la dernière année du mandat de celui-ci les regagna et au delà.
Grâce à cette stratégie, New-York est redevenue une ville où il fait bon vivre, en même temps qu'une destination touristique de premier plan. Son métro est l'un des plus sûrs du monde et une grande majorité des personnes interrogées dès la fin du premier mandat de ce maire étonnant, considéraient que la qualité de vie s'était grandement améliorée (M. Giuliani fut réélu avec 59% des suffrages, dans une ville traditionnellement à forte majorité démocrate).
Moralité : les actes doivent toujours suivre les paroles. Et même les gens résolument opposés par principe à une politique, en viennent souvent à la respecter si elle témoigne d'une conviction sincère, et si ce qu'elle propose est en cohérence avec les actions entreprises, pour peu naturellement que cela soit sensé et efficace...

09 août 2010

Jerry Day


Déjà quinze ans que l'ineffable Jerry Garcia (1942-1995) est parti sur la grande route ! Nombre d'aficionados continueront longtemps à se sentir orphelins de ce bon papa du rock and roll, qui savait si bien "faire des miracles comme on fait des chansons" (pour reprendre une belle expression d'Alain Gerber).
Là bas, en Californie, où avaient blanchi prématurément sa tignasse de hippie et sa barbe de philosophe, certains auraient rampé sur le ventre pour assister à l'une de ses séances de sortilèges. Lui, en dépit d'une tendance à l'embonpoint, n'avait rien d'une star boursouflée. C'était un gars tout ce qu'il y a de simple et d'aimable, un genre de plouc génial, dévoué corps et âme à la musique.
Let It Rock. Grâce à Dieu sans doute, des bandes, semble-t-il récemment exhumées par la famille, redonnent un peu le goût de ces enchantements, par le truchement d'un concert enregistré en 1975. Le père du Grateful Dead, était juste entouré de quelques musiciens avec lesquels il tournait, en marge du vaisseau amiral. On trouve le subtil pianiste Nicky Hopkins trop tôt disparu, et un duo rythmique associant John Kahn à la basse et Ron Tutt à la batterie.
C'est une magnifique occasion de se remettre dans l'oreille les moelleux soli à la guitare du Pape des DeadHeads, et son chant si doucement écorché; cette musique qui sait si bien susciter des rêves de soirées d'été ensoleillées, et envahir l'esprit songeur de douce sensualité, et d'un brin de mélancolie...
On peut dire qu'on en a pour son argent. Pas un morceau de moins de 5 minutes (et encore, c'est un solo de piano), le sommet étant une reprise du grand classique stonien Let's Spend A Night Together qui étire sur plus de 18 minutes ses chaudes et envoûtantes digressions. Parmi les trésors sortis de l'obscurité, on trouve évidemment quelques perles bien rondes et suaves du tandem Garcia/Hunter, tirées du répertoire du Dead (Friend Of The Devil) ou bien de la carrière solo de Jerry (Sugaree, They Love Each Other), mais aussi plein d'autres choses passionnantes (Let It Rock de Chuck Berry, ou le sublime I'll Take A Melody, d'Allen Toussaint...). La prise de son est comme toujours soignée aux petits oignons et donne aujourd'hui encore très un beau résultat (HDCD s'il vous plait). Bref un bijou à posséder quand on est fan, et franchement, comment ne pas l'être ?
Depuis 8 ans, aux USA, on a pris l'habitude de commémorer la date anniversaire de sa naissance, le 1er août, qu'on appelle désormais Jerry Day. Quant au 9, c'est le jour de sa mort...

26 juillet 2010

Le Blues est dans la rue


Samedi, la ville est en fête, c'est jour de braderie. La rue piétonne est encombrée d'éventaires, d'étals, de barnums en tous genres, auxquels sont accrochés fripes, colifichets, et babioles diverses, cherchant à accrocher l'oeil du chaland. Ça sent vaguement le graillon, curieux mélange d'odeur grasse de chair à saucisse grillée, et d'effluves sucrés de brioches. La foule rendue compacte par l'exiguïté occasionnelle de la voie se presse le long de ces stands racoleurs, chargés des invendus de l'année. Les hauts-parleurs accrochés un peu partout déversent une musique d'ambiance à la fois criarde et insipide.
Mais couvrant ce tumulte confus, on peut percevoir au loin une rythmique régulière, qui détone sur le bruit de fond. A mesure qu'on progresse, se dessine une mélodie portée par le chant aigu d'un harmonica. On dirait du blues...
Sur une petite placette est installé un trio de musiciens. L'harmoniciste se déhanche sous l'effet du beat imperturbable et carré du batteur. Le chanteur, assis, aussi chauve que la cantatrice de Ionesco, égrène de solides riffs à la guitare, tandis que de sa voix à la fois claire et rauque, il évacue énergiquement les paroles d'un standard de Slim Harpo : Shake your hips.
Incroyable ! Pour un peu, on se croirait dans  un Juke Joint du Sud des States. Ils ont une pêche, un mordant, une authenticité, à se mordre la joue !
Face à cette rencontre inattendue, je regrette de n'avoir pas pris comme d'habitude mon appareil photo, mais j'ai mes yeux et mes oreilles et je profite de ce petit instant de bonheur. Il n'y a pas à dire, le blues, quand c'est bon, ça tourne avec la gentille et rassurante régularité d'un moulin parfaitement réglé. Ça donne un sentiment indicible de plénitude joyeuse.
A la fin du petit show, je m'approche voyant quelques disques dans des valises au pied de la grosse caisse. L'harmoniciste s'amène lui aussi. Après l'avoir chaudement félicité pour sa prestation endiablée, je discute un moment avec lui. Il est originaire de Quimper ! La formation qu'il anime avec son frère à la guitare (Elmore et Jimmy Jazz !) s'appelle The Honeymen. Ils sillonnent le pays et seront à Cognac le 1er Août.
Résultat je repars avec deux cd aux pochettes ornées d'illustrations délicieusement kitsch, qui sur la platine où je m'empresse de les introduire sitôt revenu chez moi, vont confirmer la qualité du jus qui sort de la musique de ces gars là.
Si vous les voyez sur votre chemin, surtout, arrêtez vous et écoutez. Vous ne le regretterez pas !

23 juillet 2010

L'ivresse aseptisée

Le Figaro du jour évoque une problématique intéressante, à la une de son site web : "Bachelot réfléchit à des salles de shooting..."
Il s'agit de décider s'il faut ouvrir ou non, sur recommandation des "experts" de l'INSERM, et à l'instar d'autres pays européens (Allemagne, Pays Bas, Suisse, Espagne...), des "salles d'accueil et de consommation de drogues à moindres risques", permettant aux toxicomanes, à la condition expresse qu'ils soient "réguliers et dépendants", de se shooter en toute sécurité, sous surveillance médicale rapprochée.
Ce nouvel avatar de l'Etat Providence m'a tout de suite fait penser aux bonnes vieilles fumeries d'opium qui avaient pignon sur rue en Chine, jusqu'à l'orée du XXè siècle.
Sauf évidemment qu'elles n'avaient pas pour vocation principale de garantir, entre les quatre murs blancs et froids d'une infirmerie, de bonnes pratiques hygiéniques,  mais plutôt de mettre en scène de manière savante et sophistiquée, une sorte de rite consacré à la rêverie et à la détente...
Sauf qu'elles n'étaient pas placées sous tutelle gouvernementale et que leur financement ne dépendait pas des contribuables...
Sauf enfin, qu'elles fournissaient aux consommateurs les ineffables boules d'opium destinées à être fumées, contrairement aux nouvelles drogueries aseptisées qui demandent aux clients, avec un délicieux sens jésuite, de venir avec leur came, achetée clandestinement sur le trottoir d'en face, tout en promettant de ne pas les questionner pour savoir d'où elle vient ni où elle les mène...

Hélas, décidément ce monde est en train de perdre les pédales du bon sens, et tout ce qui donnait un peu de panache et de consistance à la tragique existence humaine.
Avec ces dispensaires d'un genre assez stupéfiant, on est évidemment bien loin des fumeries à l'ancienne. Je ne peux m'empêcher de ressentir une indicible nostalgie en pensant à ces paradis perdus, tant ils me suggèrent, à tort ou à raison, une certaine idée de la convivialité et de l'évasion intellectuelle. Pierre Loti, habitué de ses divins lieux de perdition, les avait magnifiquement évoqués dans son ouvrage sur Les Derniers Jours de Pékin : "Étendus très mollement sur des épaisseurs soyeuses, nous regardons fuir le plafond, l'enfilade des arceaux de bois précieux sculptés en dentelles, d'où retombent les lanternes ruisselantes de perles. Des chimères d'or brillent discrètement çà et là sur des soies jaunes et vertes aux replis lourds. Les hauts paravents, les hauts écrans de cloisonné, de laque ou d'ébène, qui sont le grand luxe de la Chine, font partout des recoins, des cachettes de luxe et de mystère, peuplés de potiches, de bronzes, de monstres aux yeux de jade qui observent en louchant…"

21 juillet 2010

Je vois Satan tomber comme l'éclair

Ce livre m'est tombé dessus à la manière de Satan dans le titre.
J'avais bien une vague connaissance de son auteur pour l'avoir entrevu une fois ou deux à la télévision mais Dieu sait pourquoi, je l'imaginais comme un dialecticien hermétique s'exprimant sur des sujets rebutants...
Quelle ne fut pas ma surprise, après avoir acheté un peu par hasard cet essai, de me mettre à en dévorer sa prose avec avidité, trouvant sous un style clair et efficace, ce qui manque le plus cruellement à notre époque : une conception presque objective, de la spiritualité.

De manière un peu surprenante, René Girard qui fait du sentiment religieux le déterminant principal des comportements de toute société humaine, commence par un constat désabusé.
A le croire, « Lentement mais irrésistiblement sur la planète entière, l'emprise du religieux se desserre ». Ni les prédictions de certains sur « le retour du religieux », ni les excès des nouveaux fanatiques ne peuvent masquer selon lui ce lent délitement.
Il est de première importance de souligner l'étrangeté de ce constat au seuil d'un ouvrage qui prétend démonter la mécanique infernale des mythes et montrer « objectivement » comment la Bible a fourni à l'homme le seul moyen de surmonter les démons auxquels pour son malheur, son sort semblait indéfectiblement lié. En réalité, la clarté avec laquelle René Girard voit le Christ représenter un tournant majeur et sans doute unique dans l'histoire de l'humanité, n'a d'égale que l'inquiétude qui l'étreint à l'idée du déclin de la religion qu'il incarne.

La force des rites et des mythes
Avant toute chose, René Girard invite le lecteur à considérer que depuis ses origines, l'Humanité est régie quasi exclusivement par un instinct rituel grégaire, qu'il nomme cycle de la violence mimétique, et dont il voit le fondement dans le désir.
Le désir a ceci de terrible qu'il se rapporte à l'autre, à ce qu'il possède, à ses biens ou à ses attributs. Il sous tend donc un conflit permanent entre les êtres humains. Pire, il voit sa force néfaste décuplée par la spirale de rivalités qu'il entraine presque à tout coup, lorsque plusieurs personnes se mettent à désirer la même chose simultanément : « les désirs rivalitaires sont d'autant plus redoutables qu'ils ont tendance à se renforcer réciproquement. »
En définitive, selon Girard, « la source principale de la violence entre les hommes, c'est bien la rivalité mimétique. »

Deuxième constante fatale caractérisant les sociétés humaines, c'est « le mécanisme victimaire », qui conduit, lorsque surviennent de graves crises, à désigner des victimes expiatoires. Peu importe que celles-ci soient coupables ou innocentes, l'essentiel est qu'elles servent d'exutoire à la colère, à l'angoisse ou à la panique qui envahissent les foules. Dans ce contexte, les victimes sont « sélectionnées par toute la communauté » en fonction de critères assez reproductibles: il s'agit le plus souvent de personnes faibles, démunies, malades ou seules, n'opposant aucune force, ne disposant d'aucun vrai défenseur.
Ici se rejoignent victimisation et violence mimétique. Pour le montrer, Girard prend l'exemple de la lapidation d'un mendiant, préconisée pour délivrer de la peste la ville d'Ephèse, par Appolonius de Tyane « gourou célèbre du IIè siècle après Jésus-Christ ». Le pauvre êre est bien sûr totalement étranger à l'épidémie au nom de laquelle le prétendu sage demande de l'immoler. En face, la foule est hésitante car elle sent confusément ce hiatus. Pourtant dès qu'une première pierre est jetée à l'insistance du sorcier, la mécanique s'enclenche, fatidique, et le mendiant est bientôt littéralement enseveli. La foule est temporairement satisfaite. Ne reconnaissant même plus la victime, elle peut s'imaginer voir dans ses restes tous les stigmates du malheur frappant la communauté. Après l'avoir sacrifiée, elle la sacralise... Dans cette mécanique, l'effet amplificateur du mimétisme paraît évident : « la première pierre est décisive car elle est la plus difficile à jeter. Mais pourquoi est-elle si difficile à jeter ? : parce qu'elle est la seule à ne pas avoir de modèle... »
A côté du rite victimaire, l'auteur décrit quelques équivalents dont le rôle est proche : celui du bouc émissaire par exemple, visant à exclure de la société un ou plusieurs individus jugés indésirables, ou encore le rite du meurtre fondateur à la base de nombre de processus révolutionnaires. On trouve ce dernier dans quantité d'épisodes même récents de l'histoire : Girard cite César pour l'Empire Romain, mais il aurait pu tout aussi bien évoquer Charles Ier en Angleterre, Louis XVI en France, Nicolas II en Russie...

Transfiguration christique de la fonction rituelle
Même si la description de ces rituels, consubstantiels aux mythologies et aux rites païens, est très convaincante, l'originalité du livre est ailleurs à mon sens.
Elle réside surtout dans le parallèle fait entre ces mythes et la Bible, dont le but est de faire comprendre la distinction fondamentale entre « ce qu'il faut bien appeler la vérité biblique, et le mensonge de la mythologie... »
Dans la Bible on retrouve naturellement tous les plus vils instincts humains. Mais à chaque fois elle fournit une clé pour les tenir à l'écart où s'en préserver. Mieux, elle les utilise pour en inverser la signification, et les transcender, de manière à mettre Satan en déroute.
Girard montre par exemple comment le décalogue s'oppose à tous les aspects destructeurs du désir. Pour ce faire, il invite à examiner le dixième et dernier commandement, le plus complexe, mais qui en définitive conditionne tous les autres : « Si on cessait de désirer les biens du prochain, on ne se rendrait jamais coupable ni de meurtre, ni d'adultère, ni de vol, ni de faux témoignage ».
Selon la thèse girardienne, les interdits véhiculés par les commandements sont donc une nécessité, que la bible rend pour la première fois claire, intelligible et applicable par chacun. De ce point de vue, l'auteur s'inscrit à contre-courant de la tendance libertaire qui voudrait qu'il soit « interdit d'interdire ». Il met en garde à cette occasion sur le leurre de la permissivité, car « si elle n'était pas contrecarrée, cette tendance [aux conflits rivalitaires] menacerait en permanence l'harmonie et même la survie de toutes les communautés ».

En plus des règles bibliques, l'épisode christique lui permet d'éclairer d'une nouvelle lumière tous les aspects développés à propos de la mythologie et des rites primitifs.
Le cycle de la violence mimétique s'exprime pleinement dans la passion du Christ. Dans son infortune, ce dernier sera progressivement lâché par tout le monde, y compris par les plus fidèles de ses apôtres. Le triple reniement de Pierre en est l'illustration la plus tragique. Selon René Girard, personne probablement n'aurait fait mieux que lui en la circonstance. Il ne faut par conséquent pas l'accabler, ni voir dans son attitude une cause intrinsèque, liée à son tempérament ou à son courage. Car en le faisant, on s'exonèrerait de l'explication mimétique en suggérant plus ou moins consciemment qu'à sa place on aurait agi différemment. Les spectaculaires « démonstrations de piété » auxquelles on assiste de nos jours vis à vis des victimes d'évènements passés, relèvent du même principe. Probablement les pénitents signifient-ils à travers elles, qu'il leur aurait été possible de se comporter mieux que leurs aïeux...
Le processus victimaire qu'on trouve partout dans la Bible éclate dans la crucifixion du Christ. Exposé à la vindicte populaire, sa mort s'inscrit dans le cycle de la violence mimétique mais aussi dans le rite de la victime expiatoire, et dans celui du meurtre fondateur.
Ce qui distingue ces évènements de tous les autres qui leur sont antérieurs dans l'histoire humaine, c'est que la religion chrétienne y apporte deux types de réponses totalement inédites.
A propos de la femme adultère, par exemple, au contraire d'Appolonius, Jésus parvient à gripper l'emballement mimétique, en faisant appel à l'introspection de chacun pour empêcher la fatidique première pierre. Il lui faut une détermination exceptionnelle car ce faisant, il prend le risque d'être associé à la victime désignée, et donc d'être sacrifié en même temps qu'elle... Pour une fois il gagne sans recours au miracle.
Mais, victime il le sera de toute manière bientôt, et il le sait. Mais pour une fois, la victime, en apparence désignée, sélectionnée, comme à l'accoutumé, aura choisi délibérément son sort. La foule qui le conspuera et qui réclamera sa mort, l'ignorera (d'où ces paroles du Christ sur la croix : « Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font »).
La mort en victime innocente mais consentante, et surtout la résurrection du Christ, constituent en somme, le fait le plus significatif de cette religion à nulle autre comparable. La victime n'est plus ici un infortuné bouc émissaire, mais l'agneau de Dieu, qui sauve l'Humanité. C'est ce que Girard appelle « le triomphe de la Croix ».

Où le miracle prend le pas sur l'objectivité...
Et c'est à ce moment de sa réflexion, qu'il voulait fondée sur une analyse objective des faits, que l'auteur introduit pour la première fois un élément relevant du mystique.
Car selon lui, c'est par la résurrection que tout change, irrémédiablement. C'est à partir de cet événement extraordinaire, que les apôtres définitivement dessillés des maléfiques sortilèges de Satan, vont affirmer sans crainte leur personnalité et répandre, envers et contre tous les obstacles, le message de Jésus. Ce fait apparaît incontournable et indiscutable à l'auteur : seule la force du Saint-Esprit peut délivrer de l'asservissement à la violence mimétique.
Évidemment cette conclusion audacieuse apparaîtra aux yeux de certains comme une sorte d'échappatoire un peu facile. Pire, on pourra imaginer que toute la rigueur analytique affichée dans le livre n'avait pour but que d'arriver à cette fulgurante rupture avec la raison.
Cela n'enlève rien à mon sens à l'intérêt de ce point de vue, assez inhabituel dans la pensée contemporaine. Sa force est en effet de redonner une vraie dimension spirituelle à la réflexion philosophique, qui en est si souvent singulièrement dépourvue de nos jours.

Sans spiritualité, la société retourne au paganisme
La dernière partie de l'ouvrage, qui s'intéresse à l'époque moderne, post-chrétienne, fustige la perte progressive du sens religieux. Girard, qui réitère son constat initial sur la défaite des religions, observe dans le même temps qu'aucune époque n'a paradoxalement autant promu les valeurs du christianisme. Par exemple, il remarque que « notre société est la plus préoccupée de victimes qui fût jamais », que « la mode est au pèsement des victimes ».
Prenant le contrepied de la violence mimétique et de l'exclusion rituelle de boucs émissaires, notre monde cherche à valoriser les minorités, tout en s'accusant de continuer â les rejeter. Il semble obsédé par la nécessité de toujours prendre le parti des victimes, en même temps qu'il bat sa coulpe au sujet de celles qu'il se reproche d'avoir faites par le passé.
En réalité pour l'auteur, ceci n'est qu'apparence, et toute inspiration christique à ce comportement est d'ailleurs assez généralement niée. A la place, on invoque l'humanisme, ou le rationalisme, « pour ne pas mentionner le religieux, pour ne rien dire du rôle du christianisme. »
Autrement dit sous des dehors de charité chrétienne, tout se passe comme si le monde contemporain retournait au paganisme ancestral : « aujourd'hui, toutes nos pensées sur l'homme, toutes nos philosophies, toutes nos sciences sociales, toutes nos psychanalyses sont fondamentalement païennes, en ceci qu'elles reposent sur un aveuglement au mimétisme conflictuel analogue à celui des systèmes mythico-rituels eux-mêmes »
Selon Girard, le vrai humanisme est forcément ancré dans le sentiment religieux. Plus fort même, « l'humanisme et l'humanitarisme se développent d'abord en terre chrétienne. »
Nier cette évidence revient à sous estimer le coeur même des problèmes : « Tous les discours sur l'exclusion, la discrimination, le racisme, etc... resteront superficiels aussi longtemps qu'ils ne s'attaqueront pas aux fondements religieux des problèmes qui assiègent notre société. »
Au passage Girard égratigne les penseurs matérialistes dont il estime l'influence aussi importante que néfaste sur la réflexion contemporaine. Freud, mais surtout Nietzsche sont les premiers visés.
Il concède une certaine clairvoyance à Nietzsche, « le plus antichrétien des philosophes du XIXè siècle » car en mettant en parallèle Dionysos et le Christ, « il a identifié la source de notre culpabilité à une époque où elle était moins évidente qu'aujourd'hui». Mais « au delà de ce point il n'a fait que délirer », et s'abandonner « comme nombre de penseurs contemporains à la passion des surenchères irresponsables ». Pire, en rétablissant le rite du sacrifice humain (« les sociétés doivent se débarrasser des déchets humains qui les encombrent »), « il a suggéré et encouragé les destructions terribles du national-socialisme... »

Tout n'est pas si mal...
Avant d'achever tout à fait son propos, René Girard choisit tout de même de manifester un certain optimisme, en accordant à notre société le mérite de bienfaits qu'elle même se refuse. A la manière de Churchill il voit certes notre monde comme le pire qui soit (« aucun monde n'a jamais fait plus de victimes que lui ») mais aussi, et de loin, comme le meilleur, « celui qui sauve le plus de victimes ».
Pour progresser, conseille-t-il, il ne faudrait donc pas trop se flageller : « Nous tonnons contre l'autosatisfaction bourgeoise du siècle dernier, nous ridiculisons la niaiserie du progrès et nous tombons dans la niaiserie inverse : nous nous accusons d'être la plus inhumaine de toutes les sociétés ». Or en réalité, « Les démocraties modernes peuvent présenter pour leur défense un ensemble de réalisations tellement uniques dans l'histoire humaine qu'elles font l'envie de la planète. »
En acceptant l'idée que « le véritable guide de l'Humanité n'est pas la raison désincarnée mais le rite », et en replaçant ce dernier dans la majestueuse perspective ouverte par la Bible, magnifiée par le Christ, on pourrait nourrir l'espoir que la raison et l'humanisme reprennent tout leur sens...

En conclusion
La thèse exposée par René Girard ne manque ni d'originalité, ni de puissance. Son attachement à la morale chrétienne l'inscrit dans la tradition des grands penseurs mystiques, et à certains égards pourrait faire penser à une resucée du Génie du Christianisme.
Il faut reconnaître que, bien que cela paraisse de nos jours assez anachronique, il n'y a rien d'illégitime à tenter d'éclairer l'humanisme des feux de la spiritualité, même si on situe cette dernière dans le champ du religieux.
Pourtant, faire de la religion chrétienne la seule source de lumière, paraît quelque peu abusif. Cela revient en quelque sorte, à décréter que l'humanité véritable ne débute qu'il y a deux millénaires, lors de la résurrection du Christ. C'est aussi faire fi de toute la philosophie antique, dont il est exagéré de prétendre qu'elle ne contiendrait aucune valeur humaniste.
D'une manière plus générale, soutenir comme le fait René Girard, que le rite soit le déterminant essentiel de l'organisation de toute société humaine semble excessif. Cela oblige l'auteur entre autres à rejeter avec dédain ce qu'il nomme « l'absurdité indéracinable du contrat social » et à faire découler l'avènement de la démocratie moderne, exclusivement des règles chrétiennes.
Quant à la force de l'Esprit Saint., elle reste du domaine de la foi, et donc échappe à toute argumentation rationnelle..

Illustration : cathédrale St-Pierre, Angoulême

16 juillet 2010

Les grands patrons se rebiffent

A les voir poser en contre-plongée, dans l'escalier majestueux de la faculté de médecine Paris-Descartes, ils semblent fiers comme les mandarins de l'ancien temps.
De fait, ces praticiens, souvent doublés de professeurs, restent des privilégiés dans une sorte de bulle du système de santé actuel : les hôpitaux où ils exercent sont les plus prestigieux, et surtout les mieux dotés...
Aujourd'hui ils disent pourtant leur mécontentement au Président de la République ((Figaro Magazine du 3/07/10) sur l'évolution du fonctionnement hospitalier !

C'est d'autant plus étonnant qu'en tant que hauts dignitaires, ils ont été largement consultés, comme le souligne dans le même article, madame la ministre, et qu'ils ont peu ou prou avalisé les réformes qui depuis plusieurs décennies, conduisent à la formidable et ruineuse centralisation à laquelle on assiste aujourd'hui.
Le dernier avatar de ce grand chambardement, nommé Loi HPST (Hôpitaux, Patients, Santé, Territoires) s'inscrit dans cette planification quasi soviétique, dont le funeste plan Juppé n'était qu'une étape, et dont on retrouve partout l'empreinte : prévisions utopiques des besoins de soins, régime ubuesque d'autorisations, étatisation et bureaucratie dévorantes, plans quinquennaux, stakhanovisme... Et dont le résultat s'apparente à un vrai désastre : désertification générale, fermetures de plateaux techniques parfois presque neufs au motif qu'ils n'atteignent pas les seuils et quota théoriques d'activité, manque ressenti de médecins (alors que leur nombre excède la moyenne de l'OCDE), manque de professionnels para-médicaux dont les tâches restent trop subalternes (contrairement à nombre de pays), sous équipement chronique en appareillages modernes...
Si l'organisation laisse à désirer, le financement ne vaut guère mieux. Il est par exemple une chose que le Programme de Médicalisation des Systèmes d'Information (PMSI) a bien montré, avant même l'arrivée en fanfare de la Tarification A l'Activité (T2A), c'est que les structures les plus grosses sont en général les plus difficiles à gérer et les plus dispendieuses. La quasi totalité des Centres Hospitaliers Universitaires (CHU) sont à ce jour gravement déficitaires. Or plutôt que de privilégier des hôpitaux à échelle humaine, les grand patrons, espérant peut-être en récupérer les moyens, plaident pour le démantèlement arbitraire des petites et moyennes structures. Plus fort, comme s'ils entendaient pérenniser certains abus du Service Public, ils continuent de réclamer, même pour des prestations équivalentes, des tarifs plus élevés dans les hôpitaux que dans les cliniques, et se disent in fine contre « le retour à l'équilibre budgétaire », contre « les suppressions d'emplois dans les établissements en déficit », contre « la recherche de la rentabilité »... Imaginent-ils qu'il existe quelque part une corne d'abondance sur laquelle il suffirait de tirer pour combler le gouffre de la Sécu et résoudre tous les problèmes économiques ? 
Tout cela n'est vraiment pas très raisonnable et contribue à maintenir le débat au niveau des idéologies et des principes, dans lesquels il est englué depuis tant d'années. Seconde nation la plus dépensière pour son système de santé, la France semble toujours croire qu'elle est gratuite...