19 août 2010

Flânerie kantienne

En mars 2009, Raphael Enthoven et Michael Foessel proposaient sur France Culture, une série de réflexions sur la philosophie d'Immanuel Kant (17-18). Un petit livre paru dans la foulée chez Perrin transcrit ces entretiens. Bien sûr, il ne faut pas s'attendre à trouver dans cette adaptation littéraire d'émissions radiophoniques la plénitude de la pensée kantienne. Plutôt une approche pratique destinée à clarifier un peu cette forêt de symboles et de concepts qui rebute souvent le lecteur.
L'objectif est parfaitement rempli. La forme qui est celle d'un dialogue à bâtons rompus est bien adaptée à l'exercice et rappelle la fameuse maïeutique chère aux philosophes de l'antiquité.

Morceaux choisis
Le coeur chaud de la nuit estivale est l'instant rêvé pour lever les yeux vers le ciel en évoquant cette phrase fameuse : "Deux choses remplissent l'âme d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure de la fréquence et de la persévérance avec laquelle la réflexion s'y attache: le ciel étoilé au dessus de moi et la loi morale en moi."
Elle résume à merveille la pensée kantienne et peut-être même, toute philosophie. Ces deux "choses" relèvent du fameux impératif catégorique : "je les vois devant moi et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence". Elles sont comme les deux faces d'une même médaille, si différentes, et si indissociables, si empreintes de certitude et pourtant si porteuses d'infini et d'espoir...

Elles sous-tendent également la notion de frontière entre le connaissable et le non connaissable. C'est précisément le long de cette frontière, que s'exalte le génie de Kant.
Dans un premier temps, c'est un peu la frustration qui prévaut, car le philosophe définit des limites assez strictes à l'étendue de l'entendement humain.
Aussi vrai que tout objet suppose un sujet (une intelligence) capable de l'appréhender, toute connaissance suppose un sujet capable de connaître. S'agissant de l'homme, dont l'entendement repose sur des intuitions et des expériences tirées du monde sensible, il paraît évident qu'il ne pourra jamais parvenir à la connaissance totale, absolue, même s'il croit que plus il élève sa pensée, plus il est en mesure d'approcher le champ de la métaphysique. Il se prend même à rêver qu'il pourrait progresser sans limite grâce à son aptitude à raisonner, et transcender les réalités sensibles sur lesquelles elle s'appuie. Mais ses facultés déductives ne lui sont d'aucun secours pour sonder l'insondable.
La colombe a besoin de l'air pour voler mais l'air ralentit sa course, et limite sa liberté. Elle pourrait imaginer voler plus vite et sans contrainte dans le vide, or elle s'écroulerait au contraire car ses ailes ne lui seraient plus d'aucune aide.
Il faut donc se garder d'appliquer à la métaphysique les raisonnements de la science. Il y aura toujours des choses que l'esprit humain ne pourra connaître et qu'il ne pourra appréhender que par le biais du doute, du rejet ou bien de la foi... Un grand principe de sagesse est de ne pas chercher à appliquer à ces choses des raisonnements matérialistes.

Certains concepts, bien qu'échappant au domaine du démontrable, ne s'imposent pas moins à l'intelligence humaine comme des certitudes sur lesquelles il est permis de méditer.
Il en est ainsi de la morale, dont chacun ressent la prégnance en lui autant que celle de la voute étoilée au dessus de lui, et qui donne la mesure du libre arbitre et de la responsabilité, qui ne sont pas pour Kant de vains mots.
Hélas, même s'il est doué de sens moral, "l'homme est fait d'un bois courbe" : Il existe en chacun de nous un "penchant au mal" qui consiste à subordonner la loi morale, le devoir, à la satisfaction de ses désirs égoïstes. Pour autant, nous sommes libres d'y céder ou non. Chacun peut parvenir à domestiquer son caractère, et c'est heureux car sinon, ce serait condamner sans appel l'individu ou nier son sens, car il se réduirait à ce que son tempérament lui dicte d'être. La règle, difficile à respecter, s'énonce assez simplement : "Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle".
En ce sens la religion et tout particulièrement le christianisme, prescrit ce que la raison pratique aurait pu déduire par ses seuls moyens : c'est une religion morale. Jésus est l'incarnation de ce que l'homme devrait être sans jamais pouvoir y parvenir...

A côté de la morale, dont Kant est un gardien si intransigeant, il y a également d'autres sentiments quasi indicibles sur lesquels il nous apporte aussi quelques lumières : le bonheur par exemple, est défini de manière étrange, comme "un idéal de l'imagination", ce qui signifie qu'il y a autant de conceptions du bonheur qu'il y a de sujets. L'objectif de faire du bonheur un concept qui doit valoir pour tous, n'est par conséquent qu'une forme de despotisme.
Quant au sentiment du beau, c'est un « plaisir pur » c'est à dire qu'il n'est pas lié à un désir, et qu'il n'est pas non plus une connaissance. Kant distingue ainsi le beau de l'agréable. L'agréable renvoie au corps et au sensible, tandis que le beau s'adresse à la « faculté de juger esthétique ». La beauté doit être perçue comme naturelle (aucune contrefaçon du chant du rossignol ne peut prétendre égaler sa beauté, dès lors qu'on sait qu'il ne s'agit que d'une imitation...)
Enfin, le sublime apparaît encore plus délicat à cerner. Pour tenter d'en éclairer le concept, Kant prend un exemple on ne peut plus simple. La nuit par exemple est sublime, le jour est beau. La beauté ce sont les formes, l'harmonie; le sublime c'est l'informe. Kant parle du sublime comme Camus de l'absurde. Le sublime n'est pas dans les choses mais dans le rapport qu'on entretient avec elles.
Autre domaine où l'analyse kantienne révèle sa puissance, c'est celui de la responsabilité qu'un être humain doit avoir de ses actes. Elle relève également de l'impératif catégorique. Elle conditionne en effet la liberté, la dignité et in fine, l'épanouissement de l'être humain. C'est selon le philosophe, la paresse et la lâcheté qui conduisent les hommes à s'en remettre à des tuteurs, et qui les poussent à se comporter trop souvent comme des mineurs irresponsables. Les Lumières conduisent à sortir l'homme de la minorité qu'il a délibérément voulue, dont il est lui-même fautif.
Même s'ils s'en défendent, la majorité des hommes préfèrent le joug, l'hétéronomie plutôt que l'autonomie. Le choix de la liberté implique en effet d'avoir le sens des responsabilités, du courage et de l'altruisme, vertus trop rares.
Dans ce contexte, Kant n'est pas choqué par la peine de mort; comme il ne s'émeut guère des excès de la révolution, qu'il réprouve, mais qu'il considère comme le prix à payer pour s'émanciper. Ce qui est choquant en l'occurrence, ce n'est pas qu'en faisant la révolution, les hommes tentent de briser des chaines devenues insupportables. C'est malheureusement leur immaturité, leur fatuité qui les conduisent souvent à commettre d'irréparables crimes, et en définitive à recréer de nouvelles entraves plus terribles encore, que celles dont il se sont défaits. En d'autres termes, l'homme est le principal responsable de ses malheurs...

En résumé, cette petite escapade spirituelle, légère et sans prétention, donne à voir un sage très moderne mais aussi très proche des belles figures antiques. Grande liberté de ton, humilité, profondeur d'analyse, tout ce qui fait en somme une bonne philosophie, qui élève l'âme et réjouit l'esprit...

2 commentaires:

extrasystole a dit…

Merci pour ce papier. Mais pourquoi nous, Français, devons nous toujours écorcher les noms pour les franciser? Même si celà ne semble pas très important, celà donne l'impression que les Français, ici comme ailleurs se croient le nombril du monde. Kant avait pour prénom Immanuel.
Amicalement

Pierre-Henri Thoreux a dit…

Aïe aïe aïe, vous avez raison. je corrige de suite...