20 novembre 2011

Leçons de Pragmatisme (4)


Pragmatisme et Monisme/Pluralisme
Une problématique que James juge essentielle en matière philosophique est celle qui touche à l'unicité du monde : "Croire en l'Un ou croire au Multiple voilà la classification la plus riche de conséquences."
Encore une occasion pour lui de poser la question en terme de finalité : Quel changement pratique induit le fait de penser le monde dans l'unicité ou dans la pluralité ?

L'inclination naturelle de l'esprit humain est de penser, dit-il, que "le monde est Un". "Ce monisme est une musique qui flatte notre oreille : elle élève notre âme et nous rassure."
Mais à bien y réfléchir cette hypothèse est intenable d'un point de vue pratique tant elle dépasse l'entendement humain, et tant elle pose d'impératif dont le monde dans lequel nous vivons ne saurait rendre compte. En effet, "l'unité absolue, par définition ne connaît pas de degré. Le moindre écart corrompt le principe.../.. Autant dire que l'eau contenue dans un verre est pure parce qu'elle ne contient qu'un seul petit germe de choléra !"

Certes le monde est unique au moins "comme objet de discours" et c'est tant mieux, car sinon nous ne pourrions même pas en parler. Il rassemble des choses qui se tiennent par une certaine continuité. "Le temps et l'espace sont des supports de la continuité qui permettent aux diverses parties de l'univers de tenir ensemble." Il y a même quantité d'autres lignes de continuité ou de lignes d'influence entre les choses. Plus généralement, "il y a entre toutes les choses cohésion et adhésion d'une manière ou d'une autre, si bien que pratiquement, l'univers existe sous forme de chaînes ou de toiles d'araignée qui font une chose continue ou intégrée."
On peut également évoquer pour accréditer l'unité du monde, la cause première de son existence, le lien générique qui regroupe de manière hiérarchique les choses et enfin l'unité de but qui les caractérise. On pourrait même ajouter l'harmonie esthétique de l'univers et l'unité transcendantale du sujet connaissant, chère à l'idéalisme, aussi unique que l'univers lui-même.

Dans l'état actuel de nos connaissances, et dans la situation où se trouve l'esprit humain, l'attitude pragmatique consiste toutefois à renoncer au monisme absolu aussi bien qu'au pluralisme : "Le monde est un, dans la mesure où ses parties tiennent ensemble grâce à un type de relation quelconque. Il est multiple dans la mesure où certaines relations ne parviennent pas à s'établir."
Au total, "l'hypothèse d'un monde dont l'unité est encore imparfaite et le sera peut-être toujours" est la plus appropriée à ce qui est. Le pragmatisme s'inscrit ainsi dans une logique qui n'est pas sans rappeler celle du bon vieux Kant. Sans rejeter l'hypothèse d'une finalité relevant d'un absolu unique, inaccessible, elle considère qu'il vaut mieux pour l'heure s'en tenir humblement aux concepts sur lesquels notre entendement et notre raisonnement ont prise : "Nous sommes comme des poissons nageant dans l'océan des sens que borne par au dessus l'élément supérieur que nous sommes incapables de respirer ou de pénétrer."

Pragmatisme et Humanisme/Religion
Les dernières leçons de William James portent sur les rapports que peut entretenir le pragmatisme avec l'humanisme et la religion. Il amène le lecteur à adopter une attitude ouverte sur le sujet, puisque l'idée de Dieu n'apparaît pas contradictoire avec la perspective d'un monde perpétuellement en mouvement vers le progrès et l'amélioration : "la philosophie pragmatique a aucun moment ne congédie les conceptions religieuses positives desquelles au contraire, elle est proche."
Proche également, une fois encore et sans le dire, de Kant s'émerveillant à la fois du ciel étoilé au dessus de sa tête et de la loi morale au fond de lui, James énonce comme quelque chose d’incontournable : "ce besoin d'un ordre moral éternel [qui] est l'un des plus profonds qui soient ancrés en nous". Il affirme que d'un simple point de vue pratique, l'idée de Dieu est préférable au nihilisme athée car, elle "nous garantit l'existence d'un ordre éternel idéal."

Dans le même temps, il insiste sur l'importance fondamentale qu'il y a de ne pas mêler des considérations relevant d'un quelconque absolu immanent, à celles qui cherchent à construire une philosophie pratique : "La notion d'une réalité qui exigerait que nous soyons en accord avec elle, sans raison aucune, mais seulement parce que cette exigence est inconditionnelle ou transcendante, est une idée qui me dépasse complètement."

Selon ce point de vue, la réalité n'est pas quelque chose d'extérieur à nous mais un continuum dans lequel nous sommes et que nous pouvons faire évoluer. En d'autres termes, que la réalité soit ne dépend que d'elle, mais ce qu'elle est dépend de l'angle choisi et ce choix ne dépend que de nous. Et pour qu'elle ait un sens, "la réalité est ce dont les vérités doivent tenir compte en général."
Dans cette perspective la religion finit par se confondre avec l'humanisme, de sorte qu'on ne saurait gommer la contribution apportée par l'homme, au devenir du monde. Nous croyons souvent que la réalité est déjà toute faite et achevée, et que notre intellect n'est apparu que pour la décrire telle qu'elle est déjà. Invoquant le philosophe allemand R. H. Lotze (1817-1881), James se demande "si la réalité existante ne serait pas là précisément pour stimuler notre esprit afin qu'il produise ces ajouts qui vont augmenter la valeur totale de l'univers plutôt que dans le but de réapparaître telle quelle dans notre connaissance..."
Cette hypothèse aux accents prométhéens est fascinante car elle revient à envisager que : "le monde est tout à fait malléable et qu'il attend que nous lui apportions , de nos mains, les dernières touches..."

En définitive, en réduisant l'essence divine à sa plus simple expression, et qu'on en ait une conception moniste ou pluraliste, tout se passe comme si Dieu (au sens très large), n'était qu'un allié dans la lutte des hommes pour devenir meilleurs et rendre le monde meilleur...
Et sur ce long, très long chemin, William James affirme, après avoir combattu leurs excès, que le pragmatisme n'a d'autre dessein que celui de réconcilier les esprits délicats et les esprits endurcis !


Pour conclure
Ce petit ouvrage s'avère beaucoup plus profond que son titre ne porte à l'imaginer. C'est sans doute un peu le drame de la philosophie américaine, qui fait qu'elle est si mal interprétée, si incomprise. Elle manie des concepts en apparence simples et elle privilégie à tout moment la poursuite d'intérêts pratiques (au même titre que celle du bonheur). On ne saurait être plus trivial pour des esprits qui se piquent d'intellectualisme !

Preuve est faite s'il le fallait que ce n'est pourtant en rien contradictoire avec l'élévation de la pensée. William James marie les plus hautes aspirations avec une sorte de bon sens rustique.
Il en tire plus qu'une philosophie : une méthode pour s'attaquer aux problématiques les plus complexes, avec la même analyse qu'un plombier face à une fuite d'eau.
Il montre l'importance qu'il y a de bien poser les questions, de les décomposer si nécessaire, en alternatives abordables par le raisonnement, et il souligne la nécessité de chercher à définir à chaque fois la finalité à laquelle elles sont susceptibles de pouvoir répondre.
Au surplus, l'originalité de son approche est de s'inscrire dans une dynamique mélioriste, suggérant qu'un monde apte au progrès a beaucoup plus de sens qu'un autre qui serait trop statique, trop prédéfini, trop matériel...

La réédition récente de la préface que fit naguère Henri Bergson (1859-1941) pour cet ouvrage, fournit l'occasion de confirmer le caractère novateur de cette démarche et de préciser son apport spirituel. Puisque dans l'homme il y a de l'esprit, pourquoi dénier à ce dernier une réalité palpable : "Les sentiments puissants qui agitent l'âme à certains moments privilégiés sont des forces aussi réelles que celles dont s'occupe le physicien."
Enfin et surtout, il précise comment James a bouleversé la manière dont on peut penser le réel et le vrai, comment la vérité peut être considérée comme le cœur battant de la relation qu'a l'homme au monde, c'est à dire la réalité, laquelle est susceptible d'évoluer. La vérité n'est pas déposée dans les choses et dans les faits, elle ne préexiste pas à nos affirmations : "nous définissons d'ordinaire le vrai par sa conformité à ce qui existe déjà. James la définit par sa relation avec ce qui n'existe pas encore.../... La philosophie a une tendance à vouloir que la vérité regarde en arrière, pour James, elle regarde en avant."
En définitive, selon Bergson, à travers les propos de James, la vérité relève plus de l'invention que de la découverte. Pas étonnant dès lors qu'il devienne possible d'affirmer avec lui que "comme toute invention, elle ne vaut que par son utilité pratique."

Et pour finir, un hommage on ne peut plus vibrant, d'un philosophe à un autre, par dessus l'Atlantique : "La postérité mettra William James à sa vraie place. Elle dira sans doute que ce penseur fut un des plus grands, et que nul ne fit un plus vigoureux effort pour étreindre la réalité..."

Henri Bergson Sur le pragmatisme de William James, PUF Collection Quadrige Grands textes. 2011

15 novembre 2011

Leçons de Pragmatisme (3)

Pragmatisme et Sens Commun
William James suggère une théorie de la connaissance, faisant du "sens commun" un terreau constitué par les découvertes passées qui ont "réussi à traverser toute l'expérience subséquente en se conservant", sur lequel viennent se greffer de nouvelles expériences sans jamais complètement déloger l'acquis. Einstein ne remplace pas Newton en quelque sorte, et Kant ne supprime pas Platon.
Le sens commun, qui semblait un concept des plus figés, acquiert une signification dynamique inédite. Dans ce processus en constante évolution, le "possible" est une idée maîtresse, se définissant comme "quelque chose de moins par rapport au réel et quelque chose de plus par rapport à l'irréel". C'est ce qui permet à l'être humain de relier les choses et les êtres entre eux et de raisonner sur eux, même en leur absence. Tout le contraire de l'animal qui n'imagine pas ce que son maître va faire, ni où il va, lorsqu'il sort sans lui. Ou bien du bébé qui "lorsque son hochet tombe, ne le cherche pas. Pour lui, il est "parti".

Cette conception amène à réfléchir sur la fiabilité des bases fondant le sens commun. A ce propos James rappelle la réticence de l'être humain à remettre en cause ce qu'il croit acquis : "lorsqu'il s'agit d'appréhender des faits tellement nouveaux qu'ils entraîneraient une remise en cause radicale de nos idées préconçues, généralement on les ignore complètement ou on maudit les gens qui nous les font remonter."
C'est une force car il serait épuisant de remettre systématiquement tout en cause, mais c'est aussi une fragilité d'où il découle que : "bien que le sens commun ait l'apparence de la connaissance éprouvée, il faut toutefois s'en méfier."
Il faut également accepter l'incapacité du sens commun à répondre à certaines questions pratiques. Un seul exemple : à l'instar du fameux bateau de Thésée, "un couteau dont on a changé le manche et la lame reste-t-il le même ?"
Enfin à l'inverse de ce qu'imaginaient les philosophes de l'école péripatéticienne, les catégories du sens commun n'ont rien d'éternel ou d'immuable. Car, depuis qu'il est capable de modifier le monde qui l'entoure, "l'homme crée des choses nouvelles qui bouleversent le sens commun." 
Il en crée même tant, "qu'il risque de se noyer dans ses propres richesses comme un enfant dans son bain, qui ne sait pas refermer le robinet qu'il a ouvert..."
A ce stade, James compare les retombées pratiques respectives de la science et de la philosophie, et émet là une sévère critique de cette dernière "qui va beaucoup plus loin dans ses négations que le stade scientifique, [mais] n'a pas augmenté jusqu'à présent la portée de notre puissance pratique"
Il recommande en conséquence de considérer les théories comme "des instruments, des moyens que trouve l'esprit pour s'adapter à la réalité" plutôt que "des révélations, ou des réponses gnostiques à ce monde énigmatique créé par Dieu".
Ce qui l'amène à poser le problème qui en découle naturellement "N'y aurait-il pas après tout une certaine ambiguïté dans la vérité ?"

Pragmatisme et Vérité
De fait, la vérité est un concept des plus discutables, et sur ce sujet plus que sur tout autre, s'affrontent clairement les conceptions rationalistes et pragmatiques.
Il faut certes accorder à la vérité des choses, une certaine universalité, "pourvu qu'on ait bien identifié les concepts (les genres) sur lesquels elle s'exerce : un et un font deux, le blanc est plus proche du gris que du noir, lorsqu'une cause commence à agir, l'effet débute... Ces propositions sont vraies pour tous les uns, tous les blancs, toutes les causes."

En pratique il faut donc insister sur le fait que "les noms qu'on donne aux choses sont arbitraires, mais une fois qu'ils ont pris un sens il faut s'y tenir."
Pour autant, la vérité utile ne relève pas davantage d'un absolu immanent que d'une réalité matérielle trop bornée. Le pragmatisme propose une approche qui se situe à la croisée des chemins. Pour le rationaliste, "la vérité demeure une pure abstraction dont le seul nom doit nous inspirer le respect. Tandis que le pragmatiste entreprend de montrer en détail pourquoi il faut s'incliner, le rationaliste se révèle incapable d'identifier les faits concrets dont il a tiré son abstraction."
Au surplus, "malgré son attachement aux faits, il ne souffre pas du même penchant matérialiste que l'empirisme ordinaire" et il ne voit "pas d'inconvénient à concevoir des abstractions tant qu'elles vous permettent de vous mouvoir parmi les faits particuliers et qu'elles vous mènent quelque part." On pourrait même poursuivre le raisonnement encore plus loin en acceptant "qu'une idée est vraie dès lors qu'y croire nous aide à vivre..."

L'attitude pragmatique face à la vérité, se ramène donc comme souvent, face à un questionnement, à soupeser les alternatives en fonction de la finalité recherchée. Elle vise à interpréter chaque notion en fonction de ses conséquences pratiques : "Quelle différence y aurait-il en pratique si telle notion plutôt que telle autre était vraie ? Si aucune différence pratique n'apparaît, c'est que les deux notions sont pratiquement équivalentes et que la discussion est vaine."
Le vrai est donc une idée toute relative, évolutive, et en pratique, on peut l'assimiler à "ce qui paie". En d'autres termes, la vérité de nos idées "réside dans le fait qu'elles fonctionnent". On touche ici le cœur de l'esprit anglo-saxon notamment américain, et dont on se méfie si fort en Europe et particulièrement en France. C'est sans doute à cause de cet a priori que le pragmatisme y est si méprisé et incompris autant que méconnu. Einstein avait plaisanté sur ces notions en s'exclamant que : "La théorie, c'est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. - La pratique, c'est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi..."

En bref, la vérité n'a d'intérêt que in rebus et non pas ante rem. C'est une approximation "qui se réduit à ce qui est opportun en matière de pensée, tout comme le Bien se réduit à ce qui est opportun en terme de conduite..."

A suivre....

13 novembre 2011

Leçons de Philosophie Pragmatique (2)


Avec un sens aigu de la pédagogie, et avec l'ambition de tordre le cou au dualisme manichéen qui oppose rationalisme et empirisme, William James décompose son propos sur le pragmatisme, de manière à le confronter sans détour, aux grands thèmes de la réflexion philosophique : métaphysique, monisme et pluralisme, sens commun, vérité, humanisme, et enfin religion. Une réflexion qui s'avère en tous points captivante.

Pragmatisme et Métaphysique
S'agissant de la métaphysique dont on connaît la propension aux nébulosités, James montre qu'elle peut être abordée d'un point de vue pratique.
Il s'interroge en premier lieu sur la notion aride de substance, qui sous-tend l'opposition entre matérialisme et spiritualisme et qui constitue une des plus vieilles pierres d'achoppement de la philosophie. Au quotidien on a tendance à confondre, de manière quasi indissociable, la substance avec les attributs qui la définissent à nos sens. La substance craie est ainsi réduite dans notre esprit à ses caractéristiques : blancheur, friabilité, insolubilité dans l'eau, etc... Chaque substance n'est qu'une des modalités d'une substance plus élémentaire qu'on nomme matière, définie par deux attributs : l'étendue et l'impénétrabilité.
Par analogie, ajoute James, "nos pensées et nos sentiments sont des affections ou des propriétés de nos âmes respectives, qui sont des substances, dépendantes à leur tour d'une substance plus profonde, "l'esprit" dont elles sont les modes."
Mais en pratique, la notion de substance est une abstraction  pure, qui permet de donner un mot aux choses et une cohésion aux attributs par lesquels nous percevons ces mêmes choses, mais elle n'a pas de réalité à proprement parler. Qu'il y ait substance ou non ne change rien à la manière dont nous percevons ses attributs.
Étrangement, la seule application pratique de la notion de substance, selon James, réside dans l'eucharistie chrétienne, durant laquelle, quoique ses propriétés physiques ne changent pas, l'hostie devient (à condition d'y croire naturellement), le corps du Christ. De substance pain elle devient donc substance divine !
 
Une question dès lors se pose : de savoir si derrière la substance tangible réside ce qu'on pourrait assimiler à la substance en soi, chère à Kant (noumène). Une autre de définir la nature de la substance princeps : est-elle matérielle ou spirituelle ?
 
Les matérialistes tels que Berkeley considèrent qu'il est vain d'imaginer une substance inaccessible, "à l'arrière-plan du monde externe". A sa suite Locke et surtout Hume dénient même l'existence d'une âme derrière la conscience.
Pourtant James, au lieu de trancher sur des notions relevant de spéculations, préfère plutôt tenter de déterminer "quelle différence pratique peut découler du fait que le monde soit gouverné par la matière ou par l'esprit."

Il amène ensuite à débattre du matérialisme sous un angle original en affirmant que "pour ce qui concerne le passé du monde, peu importe qu'on croie qu'il ait été créé par la matière ou par un esprit divin."
Quelque soit le point de vue, ça ne change en effet rien à l'idée qu'on peut en avoir : "une fois le rideau tombé, la pièce qui vient d'être jouée n'est pas meilleure parce qu'on prétend que l'auteur est un génie, et pas moins bonne parce qu'on dit au contraire qu'il s'agit d'un écrivaillon." Selon cette appréciation rétrospective, le débat entre le matérialisme et le théisme est vain et dénué de sens. "Matière et Dieu signifient exactement la même chose, c'est à dire ni plus ni moins la puissance qui a créé ce monde fini et lui seul..."

Tout change en revanche si l'on analyse le monde en devenir. Force est alors de convenir que le matérialisme "n'est pas garant permanent de nos intérêts les plus élevés, qu'il ne peut combler nos espoirs ultimes". Sans avoir besoin de préjuger de l'existence de Dieu, et d'un simple point de vue scientifique, il est impossible de nier la finitude de la matière : "la croyance spiritualiste sous toutes ses formes a affaire à un monde plein de promesses, tandis que le soleil matérialiste sombre dans un océan de désenchantement."
L'optique qui consiste à voir en avant et qui postule un futur ouvert et meilleur, éclaire également d'un nouveau jour les questions relatives au dessein de la nature et au libre arbitre.
Au sujet du premier, James récuse la conception théiste classique, dont le simplisme est battu en brèche par les constatations du darwinisme (qui introduit dans le processus évolutionniste les notions de hasard et de nécessité). S'il n'est pas exclu qu'un dessein existe, il n'est certainement pas univoque et plein de bonté mais "si vaste qu'il dépasse l'entendement humain". Pour l'heure, "la vague confiance en l'avenir est la seule signification pragmatique que l'on puisse attribuer aux termes dessein et créateur."
Partant du même principe, James renvoie dos à dos les partisans du libre arbitre et ceux du déterminisme, considérant que dans l'absolu, aucune des deux options n'a de sens. Il recommande une fois encore de se placer dans une perspective où le monde et notre condition sont susceptibles de s'améliorer (méliorisme). Il est clair que le déterminisme, en niant la possibilité de la moindre initiative, de la moindre nouveauté par rapport à l'impulsion originelle des événements, fait obstacle à cette "théorie cosmologique de la promesse". D'un autre côté, si comme le pensent certains théologiens, tout ce qui arrive ici bas est attribuable à la volonté de Dieu, alors le libre arbitre est une absurdité, car le monde étant par essence parfait, "liberté voudrait dire dire liberté d'être pire, et qui serait assez fou pour désirer cela" ?
Autrement dit, si le monde a pour vocation de tendre vers l'amélioration et si l'homme a quelque rôle à jouer dans ce progrès, le libre arbitre constitue le meilleur outil dont il puisse disposer...

(à suivre...)

06 novembre 2011

Leçons de Philosophie Pragmatique (1)


Rarement ouvrage de philosophie m'a paru plus évident, plus humble et pertinent que cette introduction au pragmatisme, proposée en huit leçons par le philosophe américain William James (1842-1910).
Non content d'avoir été un des fondateurs de la science psychologique moderne, ce dernier décrivit une méthode de pensée des plus originales et des plus abordables, en dépit de la complexité des problèmes auxquels elle s'attaque.

Pourtant, de l'aveu de James lui-même, on pourrait remonter à la Grèce antique, pour trouver la source des concepts qu'il entreprend d'exposer dans cet ouvrage : "rien de nouveau dans la méthode pragmatique : Socrate l'utilisait en expert, et Aristote en avait fait sa méthode".
Disons également qu'elle emprunte également beaucoup aux philosophies empiristes ou utilitaristes telles que proposées par Locke, Hume, Mill, mais qu'en enlevant les quelques bornes matérialistes ou positivistes qui en limitaient parfois la portée, elle s'avère susceptible d'emmener le lecteur dans un voyage intellectuel passionnant, qui part des considérations les plus terre à terre et s'élève en toute quiétude vers l'infini.

Selon James, il est essentiel avant toute chose de délimiter d'emblée le champ des possibles. Dans cette optique, il distingue au plan historique, deux grandes catégories de penseurs, qu'il oppose radicalement, à savoir les empiristes et les rationalistes.
Il en donne même une définition schématique en relevant les principales caractéristiques qui fondent à ses yeux les deux lignages, assimilant de manière un peu narquoise les rationalistes à des esprits "délicats" (tender-minded) et les empiristes à des esprits "endurcis" (tough-minded).
Ainsi, on peut distinguer les uns des autres en opposant respectivement les modalités sur lesquelles se fonde leur pensée.
Le Rationaliste est : intellectualiste, idéaliste, optimiste, religieux, partisan du libre arbitre, moniste, dogmatique.
L'Empiriste est au contraire : sensationnaliste (se fondant sur la réalité des sensations), matérialiste, pessimiste, irréligieux, fataliste, pluraliste, sceptique.

En bref, la ligne de partage se définit à partir de la source même du point de vue adopté : "le rationaliste voue un culte aux principes abstraits et éternels" tandis que "l'empiriste s'attache aux faits dans leur variété brute".
De ce fait, suivie trop exclusivement, la première voie a tendance à noyer l'adepte dans un flot de conjectures et  offre en règle peu de débouchés pratiques, tandis que la seconde risque de l'enfermer dans un positivisme borné par le matérialisme et un froid déterminisme. Or, "Ce qu'il nous faut" s'exclame James, "c'est une philosophie qui non seulement sollicite nos facultés intellectuelles d'abstraction, mais encore soit en prise directe avec le monde réel de nos vies humaines finies."
D'une manière générale il conseille donc d'écarter les théories qui réduisent le monde à des systèmes, aussi séduisants soient-ils. Bien souvent selon lui, "le monde auquel vous donne accès le philosophe est clair, limpide et noble. Il ne comporte aucune des contradictions de la vie réelle.../... c'est un temple de marbre qui scintille au sommet d'une colline." Mais cette manière de concevoir les choses, trop bien définie, est vaine, "car l'univers réel est une chose ouverte. Or le rationalisme fabrique des systèmes, et les systèmes sont forcément clos."

C'est dit, le premier intérêt du pragmatisme est de proposer une approche totalement ouverte, qui n'écarte rien a priori, et qui retient avant tout ce qui permet de progresser ou de devenir meilleur. Ainsi, "comme les doctrines rationalistes, il peut rester proche de la religion [et d'une manière générale des concepts tenant à la spiritualité], mais en même temps, comme les philosophies empiristes, il peut se tenir au plus près des faits."
Le pragmatisme procède pas à pas, sans dogme pré-établi. Il n'a aucun dessein immanent, pas d’à-priori. Il n'a pas l'ambition d'élucider les causes finales, mais développe une conception téléologique qui argumente largement en s'appuyant sur la finalité des spéculations intellectuelles. Il se fonde sur le simple bon sens, et tire toute sa substance de l'analyse du réel, dont nous sommes faits et qui jusqu'à preuve du contraire, nous entoure, sans occulter lorsque cela peut avoir un intérêt pratique, le domaine supra-sensible. C'est avant tout une méthode de "résolution des débats métaphysiques qui sans cela seraient interminables". A cette fin, le pragmatique tente notamment de débusquer les problématiques mal ou trop imprécisément posées, et celles qui n'aboutissent qu'à des réponses vaines, ou bien inappropriées aux questions qu'elles sous-tendent.

Avant de pénétrer un peu plus loin dans le raisonnement, et en guise d'introduction à la méthode, trois exemples concrets recueillis au cours de ces huit leçons, illustrent cette démarche.
Le premier décrit le cas de figure d'une personne tournant autour d'un arbre sur le tronc duquel est accroché un écureuil, tournant également, de manière à ce qu'en permanence le tronc s'interpose entre l'animal et l'observateur.
La question est de savoir si dans une telle configuration, ce dernier tourne autour de l'écureuil ou non. "La personne tourne autour de l'arbre bien sûr, et l'écureuil se trouve sur l'arbre, mais tourne-t-elle autour de l'écureuil ?"
Bien que la plupart des gens soient enclins à répondre par l'affirmative ou par la négative, James montre qu'il est impossible de se prononcer, sans avoir défini préalablement ce qu'on appelle "tourner autour". En effet, si l'on considère qu'il s'agit de se trouver successivement à l'est, au sud, à l'ouest puis au nord de l'écureuil, le réponse est oui. Mais si l'on considère qu'il s'agit de se trouver sur le côté droit puis en face, puis sur le côté gauche et enfin derrière l'animal la réponse est non.
A côté de ce cas de figure où l'impossibilité à répondre tient au manque de précision de la question, on peut trouver d'autres situations non moins ambiguës. Par exemple, lorsqu'en des temps reculés on s'interrogeait pour savoir si le principe actif du levain relevait d'un elfe ou bien d'un farfadet, bien présomptueux était celui qui se prononçait de manière définitive. En la circonstance, à quoi bon choisir une option, puisque aucune n'avait de réelle pertinence et qu'aucune ne faisait avancer d'un iota la connaissance du phénomène ?
Le troisième exemple tente de montrer la relativité de la vérité et d'inciter à se méfier du vrai en soi, lorsqu'il s'apparente à une pure abstraction, sans intérêt pratique. "Si vous me demandez l'heure et que je vous réponds que j'habite au 95 rue Irving, ma réponse a beau être vraie elle n'est en la circonstance d'aucune utilité. Une adresse erronée ferait aussi bien l'affaire."
Dans l'absolu, le vrai n'a en définitive pas plus de sens que le faux et la véracité d'une chose n'a de sens que rapportée à un besoin, à un objectif.

A suivre....

Référence : William James. le Pragmatisme. Flammarion, collection "Champs, classique"

03 novembre 2011

Autumn Leaves


Le soleil à travers les feuilles
S'éparpille en tendres moiteurs
Et de verdoyantes lueurs
Égaient les chairs qui les recueillent

Mais les jours épuisés s'endeuillent
De la fin proche des chaleurs
Ils abandonnent leurs couleurs
Aux derniers fruits que les mains cueillent

Au loin les premières rousseurs
Voltigent au gré d'une brise
On dirait de tristes danseurs

Et une fine brume grise
Emplit lentement l'horizon
De sa morose exhalaison.



Photo : La Charente, à Saintes

31 octobre 2011

Ô doux Blues...


Selah Sue
Elle a la voix craquante et pleine de fraîcheur de la jeunesse. Une jeunesse aussi effrontée et impétueuse qu'inspirée. C'est un mélange des plus instables, capable de se révéler effervescent jusqu'à l'extase ou bien explosif et porteur de dévastation. Dans tous les cas ça ne peut pas laisser indifférent.
La diablesse n'est pas sans rappeler la regrettée Amy Winehouse avec sa chevelure cascadant, "moutonnant jusque sur l'encolure", sa voix éraillée, décalée, son chant déstructuré, rattrapant en permanence par de stridentes modulations ses suaves dérives. Mais elle apporte d'emblée, du haut de ses quelques vingt-ans, incontestablement un son nouveau, avec de puissantes et originales sonorités mi-funky, mi-blues, agrémenté d'un zeste de soul, de reggae, voire d'un soupçon de rap. Elle est en équilibre précaire, et les pépites délicates de son lamento aérien virevoltent avec une intense vulnérabilité et une charmante pugnacité sur un torrent de basses qui fait vibrer le sol de son beat térébrant (Raggamuffin, Crazy Vibes). Les arrangements accompagnent en beauté cette envoûtante efflorescence vocale: Tantôt minimalistes (le déchirant Mommy, Explanations, Fyah Fyah), tantôt riches, mâtinés de cuivres, et de cordes, ils s'appuient en presque toute occasion sur de subtils synthés (le surprenant This World qui ouvre en majesté l'album, le ténébreux et luxuriant Black Part Love, ou le splendide et pulpeux Summertime)
En bref, une fille aussi douée, dotée d'autant de personnalité et de talents peut ébranler durablement le microcosme musical contemporain. L'avenir dira si cette éclosion surprenante de promesses mène à autre chose qu'une nuée éphémère de bulles affriolantes Ce ne serait de toute manière déjà pas si mal...

Johnny Winter

 J'avoue que j'avais les pires appréhensions avant d'écouter ce nouvel opus du bon vieil albinos, tant il semblait au bout du rouleau.
Comme par magie, le voilà remis en selle ! Certes, il est solidement et efficacement entouré (Sonny Landreth, Warren Haynes, Derek Trucks, Vince Gill...), mais la "patte" du hâve desperado est bien vivante. On reconnaît sa manière mordante et sacrément prégnante de tourner les riffs et il a encore de la voix. Sur une set-list très roots, ça le fait encore sacrément bien. Il y a du pur jus dans le fameux Dust My Broom d'Elmore James et un pulpeux shuffle dans Further On Up The Road. Et que dire de la rythmique endiablée du Got My Mojo Workin' (avec Franck Latorre à l'harmonica) ou du balancement voluptueux de Last night (avec John Popper cette fois à l'harmonica) ou de Bright Lights, Big City ? Une chose est sûre : l'aspiration aux grands espaces et l'ivresse de la liberté restent la dominante de ces blues superbes et bien calibrés qu'on écoute d'une traite avec délectation.

17 octobre 2011

L'indignation n'est plus ce qu'elle était


Depuis qu'un vieux diplomate en mal d'originalité et de notoriété l'a relancée avec une mauvaise foi mielleuse d'archevêque confit dans les bondieuseries, l'indignation est devenue le dernier concept à la mode. Elle court les médias, se consomme à toutes les sauces, et sert les causes les plus diverses, pour ne pas dire les plus saugrenues ou contradictoires.
Même la malheureuse Ségolène a essayé in extremis de s'en faire une jouvence idéologique. Sans grand succès...
Grâce à un sens plus aigu du racolage, l'ineffable porteur de Burberry Montebourg a réussi quant à lui à faire venir vers les urnes du PS, quelques bataillons de mélenchonistes, cocos, alter et autres nostalgiques du Grand Soir en faisant siens les slogans de la dé-mondialisation et de la nationalisation générale des banques. Il s'est ainsi donné à peu de frais l'illusion éphémère d'être un fin stratège.

Nietzsche qui parfois voyait juste, avait mis en garde : "Personne ne ment autant que l'homme indigné" (Par delà le bien et le mal).
De fait, si l'on écoute un peu les vitupérations hargneuses mais confuses qui émanent de ces hordes disparates "d'indignés", il y a de quoi être effaré. Il en sort en effet vraiment tout et n'importe quoi, pourvu que ça tienne de l'envie de foutre ce qui reste de société par terre, et que ça soit puisé au tonneau des vieilles utopies gauchistes. C'est donc ça ! Après les innombrables désastres engendrés par tous les avatars grandiloquents du socialisme, c'est dans l'eau de boudin spumeuse d'une révolte débile que surnagent à la manière de grumeaux, les restes idéologiques de la lutte des classes. Mince consolation...

Entre autres impostures, ces manifestants, qui contestent les élections "piège à c..." et dont l'arrogance cherche à dissimuler qu'il ne s'agit que de groupuscules, brandissent - entre deux pillages de vitrines - l'étendard de la "vraie démocratie" et n'hésitent pas à se surnommer "les 99 % qui ne tolèrent plus la cupidité des 1 % les plus favorisés".
Aujourd'hui toute la Presse s'émeut, et fait semblant de considérer cette sinistre pagaille comme un mouvement de fond qui monte, qui monte... Le besoin désespéré de spectacle occulte quasi totalement l'analyse de fond. Le Point par exemple considère que ces turbulences insanes sont "inspirées par les révolutions arabes" ! De grandes figures du consensus doré telles Michel Drucker jugent "très intéressant" le phénomène (Salut les Terriens du 15/10). Aux Etats-Unis, les éternels débiteurs de truismes bien-pensants essaient de récupérer la rébellion, peut-être pour faire oublier qu'ils sont de fieffés profiteurs du système. On voit ainsi ressortir tout à coup en se tapant d'indignation la bedaine les Al Gore, Michael Moore, Alec Baldwin, Sean Penn and co...

Devant cette toile de fond miteuse s'agite le théâtre de guignol des primaires socialistes, dont la Presse décidément à court d'inspiration décortique les minuscules péripéties comme s'il s'agissait d'événements de portée internationale.
Après les soporifiques débats démontrant au moins une chose, à savoir que le socialisme français n'a ni idée ni leader naturel, voilà enfin sacré candidat, au terme de la pitoyable kermesse, le prototype même de l'inamovible apparatchik, dont la principale originalité est de s'être relooké de fond en comble le portrait et la silhouette.
Restent quand même, pour ne pas totalement désespérer, quelques perles de bon sens, comme cette chronique de Claude Imbert, parue dans Le Point, dont je livre cet extrait édifiant :
"Notre Etat-providence, son modèle social, ses "avantages acquis" sacralisés n'ont que trop demandé à l'emprunt pour emplir leur panier percé. Au fil des ans, une culture de l'assistanat a décervelé la Nation. Le socialisme français, le plus à gauche de tous les socialismes européens, est de surcroît enkysté dans les tréfonds de l'Etat : la droite d'un Chirac fut plus socialiste que le socialisme d'un Blair à Londres ou d'un Schröder à Berlin..."

A bien y réfléchir, on se prend à imaginer à la lumière de ces propos que derrière les écrans de l'actualité médiatique, une autre indignation monte peut-être, en silence, plus profonde, plus contenue, mais plus irrépressible, et qu'elle réserve  quelques surprises...

07 octobre 2011

In memoriam : Steve Jobs


Il était l'incarnation idéale de l'entrepreneur. Selon la conception libérale naturellement. Marchand autant qu'inventeur. Créateur autant que décideur. Magicien autant que gestionnaire.
Un chef d'entreprise et un self-made man comme seule l'Amérique sut et sait encore en produire tant.

Alors que l'Occident vacille sur ses bases, qu'il perd la foi en ses valeurs et semble s'abandonner à un défaitisme et une frilosité paralysantes, sa figure tutélaire de commandeur jette en disparaissant, une clarté quelque peu irréelle sur ce monde crépusculaire.

Luttant contre la fatalité qui se mit plusieurs fois en travers de son chemin, il sut tirer parti de ses échecs et de ses infortunes, donnant par son énergie et sa soif d'innovation, une signification lumineuse au fameux concept schumpeterien de destruction créatrice.
Renaissant sans cesse de ses cendres, ce Phénix à l'allure si austère, si énigmatique, fut un révolutionnaire au sens le plus noble du terme. Il administra la preuve éclatante que le génie individuel peut prendre le pas sur l'adversité, sur toutes les administrations, tous les mastodontes organisationnels, toutes les planifications, tous les dogmes, et qu'il peut changer en mieux le monde. Il montra qu'il ne faut avoir aucune crainte à produire des richesses pourvu qu'elles s'inscrivent dans un but louable, qu'elles aient quelque utilité et qu'elles rendent plus douce la vie.
En faisant le pari insensé que l'ordinateur, qu'on imaginait réservé aux administrations et à la bureaucratie, serait l'outil individuel par excellence et un formidable moyen d'émancipation et de communication, il ébranla sérieusement le mythe grimaçant de Big Brother.

Steve Jobs enchanta le quotidien de millions de personnes qui sont des êtres humains avant d'être des consommateurs. Mieux, il parvint à susciter du désir et à faire rêver, avec de froides machines. Au passage il démontra avec brio qu'en matière économique, contrairement à une opinion répandue, l'offre précède souvent la demande ("Ce n'est pas le rôle du client de savoir ce qu'il veut" confia-t-il malicieusement au moment du lancement de l'Ipad). Il prouva également qu'on peut être compétitif en misant sur la qualité et la séduction plutôt que sur la productivité et les bas prix. Bref, comme beaucoup d'hommes d'action, il fit mentir les théories.

Certes, parvenu aux cimes de son art et au sommet de sa puissance, il fut rattrapé par les inconvénients du gigantisme, et eut une certaine propension à se satisfaire de la position dominante qu'il était presque parvenu à acquérir, à céder à la tentation du monopole. Commerçant génial, il eut tendance en usant de procédés discutables, à vouloir rendre captive la clientèle qu'il avait conquise.

Mais, tout bien pesé, le "pour" l'emporte largement dans cette destinée hors du commun. Il avait le plus beau nom qui soit pour un entrepreneur générateur d'emplois. Fasse le ciel qu'il perdure comme le symbole d'une société décidée à rester ouverte, en quête perpétuelle de progrès, de bonheur et de désir.

06 octobre 2011

Perspectives Démocratiques


La vision que donne Walt Whitman (1819-1892) de la démocratie est échevelée, c'est le moins que l'on puisse dire. Dans ce texte peu connu *, traduit pour la première fois en français si je ne m'abuse, on retrouve à maints endroits le lyrisme sauvage et flamboyant de son fameux poème "Leaves Of Grass".
Il faut préciser d'emblée, que ce vibrant plaidoyer pour la Liberté et l'individualisme peut faire frémir à notre époque, où tout ce qui touche au libéralisme est systématiquement sali, dégradé, honni par les adorateurs du veau d'or social et du Big Government, qui préfèrent les dogmes à l'argumentation.

Qu'on se le dise, Walt Whitman est plus qu'ultra-libéral : il a la fibre libertaire !
Rien à voir avec l'anarchisme, mais plutôt avec une vision romantique de la démocratie, où l'individu est au centre de tout, incarnant à lui seul le paradigme du self-government : "L'homme, proprement formé dans la plus saine, la plus haute liberté, peut et doit devenir une loi, et une série de lois, pour lui-même, qui encadrent prévoient non seulement sa maîtrise de soi personnelle, mais toutes ses relations avec les autres individus et avec l'Etat."
Cette conception n'est pas si éloignée de celle de Kant, telle qu'elle apparaît dans son ouvrage "Qu'est-ce que les lumières". Alors que le philosophe allemand appelait ses contemporains à sortir de la "minorité" pour enfin devenir majeurs, en osant connaître et penser par eux-mêmes (Sapere Aude), le poète du Nouveau Monde exhorte à "entreprendre la grande affaire de son propre épanouissement, dont la fin (qui demandera peut-être plusieurs générations) sera, s'il se peut , la formation d'un homme ou d'une femme pleinement adulte".

Pour Whitman le poète, la démocratie n'est toutefois pas une invitation à n'importe quelle liberté. Elle est loi, et "loi des plus strictes, des plus largement contraignantes". Si elle fait appel au sens des responsabilités de l'individu, elle ne doit pas pour autant se cantonner à une approche terre à terre, trop bassement vulgaire de la société. Elle porte une espérance qui s'exprime par la spiritualité : "au cœur de la démocratie, en fin de compte, se trouve l'élément religieux". Et dans ce sentiment, c'est à une aspiration panthéiste qu'il invite le lecteur. Dans l'idée de Dieu, réside nécessairement la Nature, dont l'histoire, comme celle de la Démocratie, "attend d'être écrite..."
A l'instar de la conception transcendantaliste (Emerson, Thoreau...), la religion n'est pas ici celle des églises, des chapelles, des sectes, mais celle que chacun porte en lui. Car "les bibles peuvent transmettre, et les prêtres disserter, mais c'est exclusivement dans l'opération sans bruit, du propre de Soi, isolé, qu'on pénètre le pur éther de la vénération, atteint les divins leviers, et communie avec l'inexprimable."

Dotée de ces vertus, la jeune démocratie américaine semblait à la fin du XIXè siècle, bien armée pour affronter l'avenir et débordait de promesses, en dépit de quelques insuffisances de jeunesse.
La pire évidemment fut représentée par l'effroyable séisme de la guerre civile dont l'insoutenable déchaînement de violence avilit, tout en la régénérant, et en la fortifiant de manière nietzschéenne la jeune république : "La race la plus paisible et du meilleur naturel du monde, et la plus indépendante en ses personnes et la plus intelligente, et la moins faite pour se soumettre à l'agacement et à l'exaspération d'un régime de discipline, s'est précipitée au premier battement du tambour , pour prendre les armes – non pour le gain, pas même pour la gloire, ni pour repousser une invasion – mais pour un emblème, une totale abstraction – pour la vie, la sauvegarde du drapeau..."

Parmi les reproches que faisait Whitman à "son" Amérique, il y avait aussi le fait par exemple, qu'à la fin du XIXè siècle, elle n'avait "moralement et artistiquement rien fait d'original". Pas rédhibitoire, mais fâcheux si l'on convient qu'elle réclamait "une poésie qui soit audacieuse, moderne, et embrassant tout et kosmique (sic), comme elle l'est elle-même." Ou bien si l'on admet avec lui que la littérature est l'âme d'une nation.
Force est de constater que ces craintes furent dissipées. Lui-même acquérant le statut de chantre de ce nouvel âge et le jaillissement de la culture américaine se révélant si torrentiel et rayonnant qu'on a pu comparer New York à une Nouvelle Athènes.

On ne saurait terminer cette plongée dans la pensée whitmanienne sans préciser que si l'irrésistible montée de l'idée démocratique associe individualisme, religiosité, et culture artistique, elle ne s'appuie pas moins également sur des valeurs plus triviales, qui n'ont rien de honteux. Qu'on en juge par cette joyeuse et iconoclaste exaltation : "Je salue avec joie l'énergie océanique, bigarrée, intensément pratique, l'exigence de faits, et même le matérialisme des affaires dans l'époque en cours, en nos états."
En réalité, "comme le combustible pour la flamme, et la flamme pour les cieux, ainsi richesses, science, matérialisme – et même cette démocratie dont nous faisons tant de cas – doivent-ils infailliblement nourrir l'esprit élevé, l'âme."

Au total ces perspectives démocratiques forment une sorte de fleuve épique, charriant impétueusement les grandes idées, mais aussi parfois les contradictions, et les utopies.
Joint à l'incandescence du style, à la longueur des digressions, cet étonnant mélange des genres rend parfois le discours difficile à suivre (certaines phrases dépassent le cadre d'une page).
Elles ont toutefois le mérite de proposer une vision à la fois lyrique et réaliste, fondamentalement pacifique, de la révolution démocratique, aux antipodes des tempêtes dévastatrices menant aux bains de sang européens. C'est une re-fondation du Monde qui doit "promouvoir ses propres normes neuves, mais encore suffisamment anciennes, en admettant les anciens éléments pérennes, et en les combinant en groupes, en unités, appropriés au moderne, au démocratique..."
Pour aboutir à une société éclairée mais pragmatique, de laquelle doivent être exclues la grandiloquence et la médiocrité, "le principal étant la moyenne, l'organique, le concret, le démocratique, le populaire, sur lesquels toutes les superstructures du futur doivent reposer pour durer...".

Epilogue
J'entendais récemment lors d'un débat télévisé**, le metteur en scène de théâtre Jean-Michel Ribes, déclarer qu'en matière politique il y avait deux voies : celle "de droite" selon laquelle, "quand l'individu va bien, la société va bien" et celle "de gauche" qui considère au contraire que "c'est quand la société va bien, que l'individu va bien".
A la lumière des propos de Whitman, rien ne renforce mieux l'idée que la voie "de droite" est décidément la meilleure, la plus rectiligne et la plus saine. Car elle part humblement de l'élément fondateur de la société, à savoir l'individu, avec ses imperfections mais aussi ses potentialités, et fait le pari qu'en lui conférant la liberté, il sera capable de s'élever. Tout le contraire en définitive, de la voie "de gauche" qui impose par la force et la contrainte, et par en haut, un système jugé bon a priori, dans lequel l'individu est prié de se conformer à un bonheur imposé...

* Perspectives démocratiques. Walt Whitman, traduction Auxeméry. Belin 2011.
** Ce soir ou jamais (27/09/11)

04 octobre 2011

Autumn : A Dirge


Etrange période où la tiédeur mordorée de l'automne, venant cueillir en douceur un été qui ne veut pas finir, forme un écho saisissant à la lente et désespérante déconfiture de notre médiocre société.
"Fin de règne" titrent Le Nouvel Obs et Le Point, réunis dans un affligeant consensus. De son côté, Marianne qui fait de l'invective son unique source d'argumentation, et qui en tira des rouges durant des années sur sa victime, se permet d'évoquer lourdement "Le boulet", à propos de la disgrâce dans laquelle patauge le Chef de l'Etat.
C'est peu de dire que le débat plane au ras des pâquerettes. A longueur de journée on entend les mêmes âneries sur les méfaits du capitalisme, sur la relance et autres fariboles d'inspiration plus ou moins keynésiennes. Pourquoi faut-il toujours entendre et réentendre de la bouche de piteux donneurs de leçons, les erreurs les plus grossières, ressassées sans souci des enseignements du passé ?

L'époque est troublée, sans nul doute. Vers quel destin sommes-nous embarqués ? Il est bien difficile de le prévoir mais l'inquiétude grandit à mesure que les fissures s'élargissent et que le sol se dérobe à chaque pas. Le yoyo des indices financiers, saluant avec l’énergie du désespoir toute nouvelle initiative des Etats empêtrés dans la crise, donne le tournis. Hélas, en dépit de sursauts, de plus en plus éphémères, rien ne semble y faire : la courbe n'en finit pas de s'effondrer.

Une chose en tout cas ne laisse pas d'étonner : l'impopularité dont fait l'objet Nicolas Sarkozy, pour ne pas dire la haine qui accompagne désormais la moindre de ses actions.
Durant cinq ans, un vrai déluge d'insanités partisanes fut déversé sur son compte. Depuis cinq ans, tout ce que le pays compte de hordes gauchisantes de tous poils et de toutes obédiences, se tordent de manière pathétique les boyaux à son seul nom (cf l'innommable pamphlet d'un certain Badiou).
Accusé de faire le jeu des "riches", de ses prétendus complices de la Finance Internationale, et du grand Capital, il est devenu le paradigme du Loup Garou pour les nostalgiques du Grand Soir. A ses pieds, ils jappent dans la fange d'une presse de caniveaux, comme des clebs excités par les remugles de leurs propres excréments. La seule question qui vaille, est de savoir si cet état d'esprit primitif a durablement déteint sur l'opinion publique.

C'est un curieux paradoxe que de devoir prendre la défense de quelqu'un qui vous a déçu, et qui relève de critiques qu'on juge diamétralement opposées à ce qu'on lui reproche communément !
Il serait vain sans doute de tenter de démontrer face au vent dominant, qu'il n'y a pas une once de libéralisme dans l'action du gouvernement français depuis 2007 (pas plus qu'auparavant, en tout état de cause). Qu'il n'a cessé de chercher à préserver envers et contre tout, à l'instar de tous ses prédécesseurs, l'Etatisme et le Modèle Social à la française, qu'il préconisa la relance dans le plus pur esprit socialiste-de-81, qu'il acheva de soviétiser le système de santé ...
En ré-entendant récemment lors d'un documentaire télévisé, les vibrantes déclarations de mai 2007 "Je ne vous décevrai pas.../... je ne vous trahirai pas...", je ne pouvais m'empêcher de penser que si des gens pouvaient se sentir floués par les temps qui courent, c'était bien ceux qui crurent un instant qu'une vraie "rupture" était sur le point de se produire; qu'enfin on allait un peu sortir des sentiers battus et rebattus de l'économie et de la pensée administrées...
L'échec, si ce n'est l'escroquerie, est certes patent. Pourtant un rapide tour d'horizon de ses opposants suffit pour se convaincre que si cette politique est la pire, c'est plus que jamais, à l'exception de toutes les autres...

The warm sun is falling, the bleak wind is wailing,
The bare boughs are sighing, the pale flowers are dying,
And the Year
On the earth is her death-bed, in a shroud of leaves dead,
Is lying...
Percy Bysshe Shelley (1792-1822)

29 septembre 2011

Cimetière des illusions


De crise en catastrophe et de dette en faillite,
Vingt ou trente nations frappées du même mal,
Se mettent à pousser un long cri animal
Au bord de l'abîme où le sort les précipite.

Des peuples enfumés par un étrange mythe,
Croyaient hier encore au bien-être intégral
Distillé par l’État et son Pouvoir Central.
Ils n'ont plus que leurs yeux pour pleurer, sans limite.

Comprendront-ils bientôt que ce grand trou béant
Qui pompe goulûment leurs illusions perdues
Fut creusé par le vent de promesses indues ?

Verront-ils à leurs pieds dans ce fatras géant,
Tels les éclats tombés d'un kaléidoscope,
Les restes sans dessein d'une introuvable Europe ?

Illustration : Salvador DALI. Vestiges ataviques après la pluie

18 septembre 2011

From Big to Self Government


Il semble aisé de concevoir que l'idée même de démocratie est faite pour s'accorder avec celle de liberté.
Il semble même logique de penser que les deux concepts se renforcent mutuellement, tout particulièrement lorsqu'il s'agit de libertés individuelles.
Il n'est pas moins indispensable de garder à l'esprit la nécessité pour un peuple, d'être gouverné, ne serait-ce que pour éviter le risque d'évoluer vers l'anarchie, ou vers l'odieuse tyrannie de la majorité.
De ce point de vue l'adage du philosophe Karl Popper (1902-1994) tient de l'évidence, tout en interrogeant sur l'équilibre vers lequel doit tendre une démocratie digne de ce nom : « Nous avons besoin de liberté pour empêcher l’Etat d’abuser de son pouvoir et nous avons besoin de l’Etat pour empêcher l’abus de liberté »

Tout le problème est de déterminer à quel niveau le point d'équilibre doit se situer. Et la réponse ne peut être univoque dans un système ouvert, par nature enclin au progrès.
Dès lors la question qui se pose est de savoir si ce dernier passe par le renforcement de l'influence de l'Etat ou bien au contraire, s'il pousse à l'émancipation progressive des citoyens.
De toute évidence, la seconde proposition de l'alternative est la plus désirable... Plus un peuple est éclairé, plus il gagne en maturité et en sagesse, et moins il a besoin de la tutelle gouvernementale.
Et qui peut le mieux aider à cette évolution, si ce n'est le l'Etat lui même ?
Tocqueville (1805-1859) ne disait pas autre chose lorsqu'il affirmait que: «Le plus grand soin d'un bon gouvernement devrait être d'habituer peu à peu les peuples à se passer de lui» (De la Démocratie en Amérique).

Hélas, c'est une préoccupation qui s'est bien amoindrie avec le temps, et que le culte de l'Etat Providence a contribué à asphyxier progressivement, sous une avalanche de bonnes intentions.
Il est facile en effet de montrer que plus l'Etat se pique de protéger les citoyens, plus il les contraint, et en définitive, plus il les déresponsabilise. L'idéal démocratique en souffre nécessairement et le spectre d'un délitement de la liberté surgit tôt ou tard.

Pour s'en convaincre, il n'est que de se pencher sur deux avancées sociales considérées comme majeures, mais dont la nature progressiste tient surtout du trompe-l'oeil : les congés payés et la sécurité sociale. Loin de viser à leur émancipation, les deux concepts laissent penser en effet qu'ils concernent des citoyens incapables de prendre en charge les aléas de leur propre existence.

S'agissant des congés payés, obtenus de haute lutte au moment du Front Populaire, il faudrait imaginer pour conclure à un vrai progrès, que les employeurs aient hérité d'une corne d'abondance magique qui leur permettrait de payer leurs salariés, même quand ils ne travaillent pas.
Évidemment c'est une chimère. Ils sont tout simplement obligés de prélever de manière implicite durant onze mois sur l'ensemble de la masse salariale, les sommes qu'il leur seront nécessaires pour payer sans mettre en péril l'entreprise, le mois de vacances de chacun des membres du personnel.
Cela signifie que les salaires pourraient être plus élevés si cette tâche de simple prévoyance était dévolue aux intéressés eux-mêmes.
En définitive, non seulement le système est injuste et discriminatoire, puisqu'il laisse de côté les travailleurs indépendants obligés de se débrouiller seuls, mais il est déresponsabilisant pour les autres, qu'on n'incite vraiment pas à prévoir l'avenir, même à court terme, et même s'il ne s'agit que de loisirs.

La Sécurité Sociale relève du même genre de perversion. En instituant un régime monopolistique de cotisations obligatoires, dont la majeure partie est à la charge des employeurs, avant versement des émoluments, les Pouvoirs Publics ont mis en place une diabolique machinerie menant au mythe de "la santé gratuite".
On voit aujourd'hui plus que jamais la gigantesque catastrophe financière à laquelle ce système a mené, en dépit de ses beaux principes égalitaires. On voit aussi les abus innombrables auxquels il a ouvert en grand la porte, sans pour autant tenir les objectifs de protection universelle annoncés au départ. On voit enfin comme il est difficile de le réformer tant les mauvaises habitudes qu'il a engendrées sont désormais considérées comme des acquis définitifs...
N'y avait-il pas moyen dans une société éclairée, de faire progressivement des citoyens, des acteurs pleinement responsables de leur santé ? Si le principe de l'assurance est sans conteste le meilleur pour garantir la solidarité, ni la tutelle de l'Etat ni la coercition ne s'imposent, sauf à considérer le peuple comme définitivement immature.

Certes on objectera que cette tutelle généralisée "prévoyante et douce" évite sans doute la survenue de quelques situations dramatiques, mais quel gâchis d'ensemble, quel gluant marasme, dont on peine aujourd'hui à se sortir.
L'Etat Providence est hélas bien devenu ce que l'économiste Frédéric Bastiat (1801-1850) redoutait, à savoir : "Cette grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde..."

Illustration : Promethée enchainé par Gustave Moreau

15 septembre 2011

Confusion des genres


Certains débats contemporains ont la vanité de querelles byzantines.
La récente polémique sur l'enseignement de la "théorie du genre" aux lycéens en est l'illustration édifiante. Alors que l'ensemble du système éducatif de notre pays est en plein naufrage, cette insane controverse est proprement hallucinante.

Pour mémoire, il s'agit de concevoir l'identité sexuelle, non pas comme une réalité anatomique et physiologique, mais comme la résultante d'une conjonction complexe de facteurs sociaux-culturels et environnementaux, formant une "histoire de vie"... Pour paraphraser la fameuse lapalissade de Simone de Beauvoir : "On ne naît pas femme, on le devient..."
Il est bien difficile de déterminer l'utilité de cette élucubration fumeuse, même s'il est prétendu qu'elle serait de nature à décomplexer tous ceux qui sont mal dans leur peau, en déconstruisant tout concept trop normatif, et toute évidence trop clairement imposée par la nature.

A l'âge où les enfants ne savent rien ou quasi de la réalité des chromosomes et qu'ils n'ont de leur propre schéma corporel qu'un sentiment confus, on entreprend donc de jeter le trouble sur une notion qui semblait établie depuis le début du monde.
Le pire est qu'on ait choisi le manuel de science naturelle (pardon, SVT...) pour exposer cette cogitation intellectuelle, qui relève au mieux de la spéculation philosophique.

Car au plan physiologique, quoi de plus évident, quoi de plus aisé à percevoir que la spécificité sexuelle qui distingue les individus ? C'est d'ailleurs heureux car il serait fâcheux d'avoir des doutes à chaque fois qu'on rencontre quelqu'un. Comment par exemple pourrait-on mettre en œuvre la fameuse parité s'il fallait s'enquérir auprès de chaque individu de son orientation intime en la matière ?
Même l'homosexualité ne pose en règle aucun problème. Car en dépit de leur attitude équivoque, les gays restent des hommes ou des femmes.
Il reste évidemment l’ambiguïté anatomique, sous-tendue par des désordres génétiques, qui est une vraie énigme, et surtout un drame pour les malheureux qui en sont victimes. Et le malaise psychologique de quelques personnes qui n'assument pas le sexe que la nature leur a donné, et qui seront bien avancées de savoir qu'il n'y a là rien anormal... Préféreront-elles comme remède, ce beau cataplasme métaphysique, ou bien l'aide d'un traitement hormonal ou chirurgical ?

Bien que la "théorie du genre" vienne parait-il des Etats-Unis, il n'est pas étonnant qu'elle trouve des développements en France, où l'on adore couper les concepts en quatre et mettre du sexe en toute chose, quitte à engendrer de cocasses incohérences. D'où par exemple, une table tient donc sa féminité puisqu'il ne s'agit au fond que d'un meuble ? Et de quel genre est donc le sexe masculin puisqu'on l'appelle tantôt le pénis, tantôt la verge ? Quant au vagin, ce n'est qu'une cavité, tandis qu'un testicule ou un ovaire représentent chacun une gonade...
Autant dire que la théorie du genre empoisonne la vie des écoliers depuis des lustres ! Elle avait même accru sa maléfique pression il y a quelques années lorsque les satrapes du Gouvernement, épaulés par les experts d'une obscure "Commission Générale de Terminologie", crurent bon de féminiser quelques appellations restées neutres. On a donc vu, entre autres fantaisies, surgir tout à coup des "professeures", des "proviseures", des "auteures" …
O tempore o mores...