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17 octobre 2006

Ils corrompent nos têtes


Les ouvrages de philosophie apparaissent à ma pauvre cervelle d'autant meilleurs qu'ils sont courts. Avec ce petit traité en forme de pamphlet (95 pages), Schopenhauer (1788-1860) répond parfaitement à cette aspiration.
Celui qu'on catalogue un peu vite parfois comme le chantre de l'ennui et du suicide, incendie ici joyeusement ceux qu'il appelle les bousilleurs de la philosophie à savoir Hegel, Fichte, et Schelling. Ils incarnent en effet la pédanterie et les sophismes qui caractérisent selon lui la Philosophie Universitaire.
Je ne connais guère Fichte, j'ai quelque indulgence pour le romantisme de Schelling. En revanche, je suis tenté de partager son opinion au sujet d'Hegel auquel il réserve ses coups les plus durs, le décrivant comme un « être pernicieux qui a complètement désorganisé et gâté les têtes de toute une génération »...
J'aurais même tendance à ajouter que nous souffrons encore de son empreinte maléfique.
Le jugement de Schopenhauer est sans appel : « Les partisans de Hegel ont complètement raison quand ils affirment que l'influence de leur maître sur ses contemporains fut énorme : Avoir paralysé totalement l'esprit de toute une génération de lettrés, avoir rendu celle-ci incapable de toute pensée, l'avoir menée jusqu'à lui faire prendre pour de la philosophie le jeu le plus pervers et le plus déplacé à l'aide de mots et d'idées, ou le verbiage le plus vide sur les thèmes traditionnels de la philosophie, avec des affirmations sans fondement ou absolument dépourvues de sens ou encore des propositions reposant sur des contradictions – c'est en cela qu'a consisté l'influence tant vantée de Hegel. »
Il qualifie le père de l'idéalisme germanique de philosophastre, et se désole de sa « pauvreté d'esprit », qui le conduit à « exposer habituellement des idées abstraites générales et excessivement larges qui revêtent nécessairement dans la plupart des cas une expression indéterminée, hésitante, amortie. »
Il condamne la fameuse Dialectique qu'il assimile à une phraséologie creuse, se demandant par exemple s'il est possible sérieusement d'imaginer qu'une phrase du genre : « la nature est l'idée dans son autrement être » signifie quelque chose. Il cloue par la même occasion au pilori ceux qui propagent cette pensée abstruse car « désorganiser de cette façon un jeune cerveau tendre, c'est vraiment un péché qui ne mérite ni pardon, ni égards. »
Après avoir brocardé le style et l'emphase, Schopenhauer ne ménage pas le fond. En premier lieu, les notions « d'absolu » et de « conscience directe de Dieu », le révoltent car elles ne peuvent que pervertir le but du philosophe et induire un dangereux mélange des genres : « Comme toute science est gâtée par son mélange avec la théologie, il en arrive de même pour la philosophie; et à un plus haut degré que pour toute autre, ainsi que le témoigne son histoire. »
Au surplus, il s'agit pour lui d'une perversion niant les acquis : « Il ne sert à rien que Kant ait démontré avec la pénétration et la profondeur les plus rares, que la raison théorique ne peut jamais s'élever à des objets en dehors de la possibilité de l'expérience.../... ni à Locke d'avoir fondé sa doctrine sur la non existence des idées innées. »
Schopenhauer s'insurge également contre la propension à ériger l'Etat comme étant « l'organisme éthique absolument parfait », et qui fait « s'y absorber la raison entière de l'existence humaine».
Par une sorte de prescience étonnante, il voit même « l'apothéose hégélienne de l'Etat, prolongée jusqu'au communisme »!
En bref, il trouve « antipathique » Hegel parce qu'il « parle constamment d'une chose de l'existence de laquelle il n'a aucune preuve et de l'essence de laquelle il n'a aucune idée. » Et plus encore parce qu'il enseigne comme s'il s'agissait d'une science, ces élucubrations. Car pour lui c'est certain, l'enseignement doit « être strictement borné à l'exposé de la logique, et à l'histoire tout à fait succincte de la philosophie. »
Les philosophes quant à eux doivent, à l'image de Platon, Spinoza, de Locke, de Hume, ou de Kant, être totalement indépendants de toute hiérarchie de tout pouvoir établi, car « l'atmosphère de liberté est indispensable à la vérité ». S'ils sont professeurs ils sont tenus de s'abstenir, comme le fit Kant, d'enseigner leurs propres théories.
C'est en étant imprégné de cette sagesse, de cette humilité, qu'un « esprit riche en pensées », qui possède « la connaissance et initie à la connaissance, récompense immédiatement son lecteur, à chaque ligne, de la fatigue de la lecture. »

23 octobre 2006

L'art d'avoir toujours raison


Schopenhauer, encore lui !
On connaît donc l'aversion féroce qu'il nourrissait à l'encontre de la dialectique hégélienne. Dans ce court traité, il entreprend de mettre à jour les artifices et les procédés qui selon lui apparentent cette dernière davantage à un tissu de « rodomontades » qu'à l'exposé de « bonnes raisons ».
Ce qu'il condamne avant tout, c'est la propension à concevoir l'argumentation comme une fin et non comme un moyen, au risque de négliger la véracité des arguments : « Dans les règles de cet art, on n'a pas à tenir compte de la vérité objective, car il est impossible, le plus souvent, de dire de quel côté elle se trouve »
Il entreprend donc de recenser et surtout de démonter méthodiquement, les quelques 38 stratagèmes dont usent et abusent ceux qui pratiquent cet exercice rhétorique dans le seul but de paraître avoir raison.
Parmi les artifices destinés à créer l'illusion, on reconnaît nombre de ficelles largement utilisées de nos jours lors des joutes télévisées offertes à un public souvent peu exigeant.
Une des plus répandues consiste à fausser l'argumentation de l'adversaire en l'étendant « au delà de sa limite naturelle, pour l'interpréter au sens le plus vaste qu'il se peut et l'exagérer ». Ainsi on traduira par exemple la volonté d'un ministre de renvoyer dans leur pays des familles d'immigrés clandestins par un diktat consistant à expulser des enfants scolarisés...
Autre manière fréquente, l'exploitation d'homonymies pour étendre également l'affirmation, confondre le sens propre et figuré des termes, en un mot jouer sur les mots. On a entendu à peu près tous les excès de cette nature, et venant de tous le bords, lors du débat dévoyé, au sujet de l'existence « d'armes de destruction massive » en Irak. N'était-il pas vain d'ergoter à ce sujet, sachant que Saddam Hussein, qui se vantait d'ailleurs de les posséder, avait fait plus d'un million de morts dans son pays, dont 500.000 en usant d'armes chimiques ? Et que dire du Rwanda où 800.000 personnes périrent sous les coups de machettes et d'armes blanches...
Dans le même esprit, le stratagème 12 consiste à mettre d'avance dans le mot ce qu'on veut prouver. Ainsi certains s'auto-proclament « progressistes », tandis qu'ils qualifieront leurs adversaires de « réactionnaires ».
D'autres se plaisent à ajouter par principe au mot libéralisme le préfixe péjoratif mais spécieux « d'ultra ».
A l'inverse, on entend souvent défendre la fonction publique par la seule invocation de la notion sanctuarisée de « service public ». Pour un observateur crédule la cause est déjà à demi-entendue.
Dans un autre genre, un « coup brillant » consiste à retourner un argument à la manière d'un retorsio argumenti plus ou moins fallacieux : « C'est un enfant, il faut user d'indulgence envers lui », retorsio : « Justement, puisque c'est un enfant, il faut le châtier pour qu'il ne s'endurcisse pas dans les mauvaises habitudes. » A l'évidence les deux ont raison, mais ne parlent pas de la même chose...
Un autre exemple de cette manière de raisonner se trouve dans la manière avec laquelle on entend souvent aborder le problème de la violence. A celui qui préconise la répression on oppose habituellement qu'au contraire, il faut s'en abstenir car « la violence amène la violence ». Ce raisonnement simpliste, qu'on peut interpréter comme on veut, fut mis à mal de manière spectaculaire par les mesures destinées à améliorer la sécurité routière : le seul fait d'avoir installé des radars automatiques sur les routes a permis de sauver plusieurs milliers de vie en moins de deux ans ! Belle efficacité pour une action de répression vraiment primaire !
Un procédé habile assez voisin est celui qui suggère qu'un argument peut se retourner contre celui qui le propose, car « une once de volonté pèse plus lourd qu'un quintal d'intelligence et de convictions ». On sait bien par exemple que les partisans de l'ISF se recrutent avant tout parmi ceux qui savent qu'ils n'y seront pas assujettis...

On retient également le système cherchant à assimiler, pour mieux s'en débarrasser, l'opinion de l'adversaire à un point de vue généralement détesté. En politique, la référence honteuse au fascisme ou au national-socialisme, constitue ainsi le pont-aux-ânes des amalgames dictés par la mauvaise foi.
En dépit de toutes ces recettes, la situation peut parfois être difficile. Schopenhauer rappelle que même en ces circonstances, il reste encore quelques échappatoires qui peuvent se révéler fructueuses. Mettre par exemple l'adversaire en fureur, ce qui conduit à jeter le doute, voire le discrédit sur ses propos, ou encore, faire diversion, se « jeter tout à coup dans un autre propos comme s'il faisait partie du sujet ».
Pour finir, Schopenhauer flétrit l'attitude trop courante qui consiste à « se servir de l'opinion commune en guise d'autorité ». On peut en effet y voir l'opposé de la maïeutique enseignée par Socrate, dont le but est précisément de faire sortir de chacun la matière utile à raisonner de manière originale et personnelle. Hélas force est de constater que le pouvoir de persuasion des mass médias donne raison à Schopenhauer qui cite l'avertissement de Sénèque : « Chacun aime mieux croire que juger par lui-même ».
Au point qu'on pourrait parfois se lamenter avec lui sur le fait que : « Désormais le petit nombre de ceux qui sont doués de sens critique sont forcés de se taire »
Face à ces perversions, les sages pourraient être tentés de suivre son conseil, à savoir de « ne pas s'engager dans un débat avec le premier venu ». Mais s'agit-il d'un choix acceptable ? Ne risque-t-on pas d'entériner ainsi définitivement le règne des idées reçues, des clichés et de l'erreur ?

17 mai 2017

Kant parmi nous

Belle initiative de la part du magazine Le Point, que celle de consacrer un numéro hors série au philosophe allemand Immanuel Kant (1724-1804).

Le caractère rebutant et austère de ses ouvrages, dont le fameux pavé de quelques 600 pages de la Critique de la Raison Pure, empêche très probablement nombre de gens d’accéder à cette pensée dont la profondeur et la modernité ont été vantées par tant d’exégètes. Toute nouvelle approche de ce monument est donc bienvenue.
L’opuscule tient-il son objectif, cela reste à voir....


Oui sans doute pour ceux qui voudraient en savoir un peu plus sur sa vie, son époque, son entourage, ses sources d’inspiration, ses disciples et sa postérité. L’opuscule se présente en effet de manière attrayante, richement illustrée, et fourmille d’anecdotes et d’encarts didactiques ou documentaires.
Lorsqu’il s’agit des aspects biographiques on reste un peu sur sa faim, tant la vie de l’homme paraît pauvre en péripéties, voyages, et autres aventures amoureuses, l’essentiel étant consacré à la réflexion.

S’agissant des parentés intellectuelles, on n’est pas beaucoup plus avancé. On savait que Kant puisa une partie de son inspiration chez Hume ou chez Rousseau, et s’agissant de la postérité, elle est évoquée plutôt nébuleuse ou trop générale, notamment des liens avec Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger, Deleuze, Lacan…


Quant à l’oeuvre elle-même c’est une autre aventure, car il s’agit d’une jungle difficilement pénétrable. Le risque était donc grand de rester à la lisière ou de ne pas parvenir à en retirer grand chose de nouveau par rapport aux innombrables exégèses existantes. Résultat, pas de révélations fracassantes mais tout de même quelques perles représentatives du trésor spirituel dont elles sont extraites.


La classique révolution néo-copernicienne qu’on attribue à Kant dans le champ philosophique est définie en quelques mots par Catherine Golliau : “l’homme n’est plus soumis à un ordre donné mais il utilise sa propre raison pour ordonner le monde.” Il s’ensuit qu’il ne tient qu’à lui “de définir ses propres règles par la force de sa volonté.” Autrement dit, l’homme est un être libre mais qui doit savoir se contrôler et s’auto-limiter, [pour être] l’acteur de sa vie en somme…”


Suit une analyse intéressante de Michaël Foessel selon laquelle Kant “libère la morale de la religion”. Il serait excessif d’y voir l’expression de l’athéisme, dont il n’était en rien le prosélyte, mais le souci de ne pas mélanger la foi et le rationnel, et de distinguer métaphysique et raisonnement scientifique. Point n’est besoin en effet, si l’on suit la théorie du sage de Königsberg, de poser l’existence de Dieu pour ressentir l’importance de la morale, aussi évidente pour lui que la voûte étoilée au dessus de nos têtes. Voilà expliqué le fameux impératif catégorique et qui débouche non sans une apparence de paradoxe, sur une vraie philosophie du libre arbitre.

Jean-Michel Muglioni précise en effet que “l’homme kantien se définit avant tout par la liberté” : il est son seul maître et par voie de conséquence, sa responsabilité est totale. “Telle est sa grandeur et sa dignité.../… la moralité réside dans un acte de la volonté qui ne doit rien à la sensibilité ou aux inclinations naturelles mais seulement à la raison.”

Loin de nier l’existence de Dieu, Kant ne fait en définitive que se garder de tout mélange entre le réel et l’hypothétique, entre la raison qui s’appuie sur le premier et l’espérance qui est permise par le second : “Nous ne pouvons savoir ce qu’il en est de Dieu et de l’immortalité de l’âme, notre science ne s’élevant pas au dessus de l’expérience. Mais il est permis d’espérer en l’accord de la moralité et du bonheur…”

En toute humilité, la philosophie kantienne peut se résumer en trois interrogations fondamentales : Que puis-je connaître. Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ?


On pourra trouver convaincante également l’interprétation de la morale kantienne donnée par Eric Deschavanne. Notamment lorsqu’il s’attaque au nom de l’impératif catégorique au “droit de mentir… ou pas”, et qu’il montre l’erreur de Péguy moquant l’excès de morale du kantisme en s’écriant “qu’il a les mains pures, mais qu’il n’a pas de mains”. L’article reprend pareillement l’argumentation de Benjamin Constant s’opposant au prétendu extrémisme moral de Kant, en affirmant que “nul homme n’a le droit à la vérité qui nuit à autrui”, et justifiant par la même le droit de recourir dans certaines situations à de pieux mensonges.

Deschavanne montre bien qu’à aucun moment Kant n’a fait preuve de jusqu’au boutisme moral. Au contraire, selon lui, il a pris soin “de restreindre l’interdit du mensonge aux cas où celui-ci ne porte pas atteinte au droit d’autrui.” Cette absence de prohibition du mensonge ne vaut évidemment pas octroi d’un droit à mentir. Elle apporte simplement un peu de pragmatisme à un concept dont l’éblouissante évidence ne doit pas égarer.

On ne peut qu’approuver cette mise au point, car c’est l’ardeur imbécile à suivre “à la lettre” les principes émis par Kant qui poussa Michel Onfray à faire de celui-ci un précurseur de l’idéologie nazie, pervertissant ainsi de manière éhontée le message kantien.


On pourrait regretter toutefois que ne soit pas souligné suffisamment ce qui fait toute l’originalité de l’approche kantienne, qui se veut critique tout à la fois du rationalisme et de l’empirisme. On aurait pu espérer des développements plus consistants sur deux petits ouvrages, d’ailleurs pas les plus ardus et mais si actuels : “Qu’est-ce que le Lumières ?” où il insiste tant sur l’importance de penser par soi-même, ce qui suppose “d’avoir le courage de savoir”, et “Vers la paix perpétuelle” qui véhicule des idées si novatrices au sujet des formes modernes de gouvernement, notamment la défense éclairée du fédéralisme.


Mais ce qui paraît somme toute le plus discutable, c’est l’idée de confier à l’ancien ministre Luc Ferry le mot de la fin. Le titre de son article lui-même, “Le crépuscule d’un génie”, sonne étrangement au terme de cette hagiographie. Rien à voir avec la déroutante analyse clinique que fit Thomas de Quincey de la fin de la vie de Kant, empreinte de la fascination que le mangeur d’opium éprouvait pour le déclin intellectuel de celui qu’il considérait comme une génie.

Tout se passe comme si Ferry cherchait à minimiser la portée du message kantien, en l'assujettissant aux médiocres critères du conformisme intellectuel contemporain. Ainsi l’ancien ministre n’hésite pas reprocher au philosophe son “racisme colonial” qui aurait dénaturé “la belle construction de l’idée républicaine”. Il conteste l’idée kantienne, celles des Lumières, selon laquelle l’homme est un être en perpétuel progrès.

Constatant que certaines civilisations primitives se trouveraient selon lui très satisfaites de vivre “dans l’immobilisme des traditions”, dans “la préservation des coutumes et du passé” et dans “le rejet de l’innovation”, il accuse Kant de considérer ces tribus comme des sous-hommes, plus proches de l’animal que de l’être humain ! Même reproche adressé à Tocqueville et même à son aïeul Jules Ferry.
La seconde critique consiste à confronter la doctrine kantienne aux évolutions sociétales modernes et à conclure qu’elle souffrirait de cette comparaison. C’est la cerise sur le gâteau si l’on peut dire ! 
On serait presque pris de fou rire lorsque très doctement Ferry définit par opposition à Kant et à sa morale intransigeante, un nouvel Humanisme fondé sur “la révolution de l’amour”, affirmant entre autres que “ce n’est pas seulement par devoir, mais bel et bien par amour que le sacré est descendu sur Terre”. Propos lénitif, bien dans l’air du temps, qui pourrait peut-être faire impression s’il était émis d’une chaire papale, mais qui passe complètement à côté du grand dessein kantien !

11 juillet 2015

La farce de Maître Tsipras

Il est toujours assez jouissif de voir un Socialiste manger son chapeau idéologique et revenir par la force des choses, tout penaud, au bon sens. En matière économique ça consiste à se résigner à verser un peu de libéralisme et de saine comptabilité dans les doux délires redistributifs du collectivisme communiste, source d'inspiration inextinguible quoique de moins en moins revendiquée...
Ainsi la crise grecque donne l'occasion de voir M. Tsipras, entériner de fait, les austères injonctions des autorités européennes qui sont pour l'heure, les principaux créanciers de la cigale athénienne. 
Lui le tribun désinvolte,  lui l'histrion arrogant, dopé au philtre empoisonné de la dialectique marxiste, lui qui avait annoncé à son malheureux peuple des lendemains qui chantent, il en est réduit aujourd'hui à lui demander d'ingurgiter la potion amère.
Sinistre comédie qui consiste à faire voter le peuple sur des chimères, et quelques jours plus tard à solliciter le parlement pour faire approuver l'inverse! De l'art d'avoir toujours raison comme dirait Schopenhauer. Et de dire tout et son contraire et surtout n'importe quoi.
Comment le camarade Mélenchon va-t-il nous présenter ce tour de passe-passe, qui corrompt joyeusement la démocratie et prend les gens pour des billes ?
Faut-il rire ou pleurer de ces simagrées ? Qui rira le dernier en l'occurrence ?
Pour l'heure on peut considérer comme hilarantes les circonlocutions, périphrases et litotes en tous genres de notre Monsieur Prudhomme national, j'ai nommé le Président de la République en personne !
Le voir donner des leçons de rigueur, et  recommander à son ami de la vieille Internationale, la docilité vis à vis des institutions européennes et des grands financiers ne manque pas de sel !
Hélas il y a fort à craindre que tout cela ne soit qu'une mascarade. Connaissant la filouterie de ces gens, il est vain de croire à leurs promesses. Dans ce theâtre de l'illusion chacun feint de faire confiance à l'autre. Chacun fait semblant de s'engager. Mais au bout du compte, le plus probable est qu'on ne trouve que les épines du rosier et les queues des cerises...
Même en admettant que M. Tsipras soit sincère, les mesures qu'il propose restent très insuffisantes ou inadaptées. Hormis 2 ou 3 privatisations amusantes, elles se bornent en effet à augmenter les impôts et les taxes, ce qui ne constitue pas en soi ce qu'on peut appeler des économies.
Plus dure sera la chute...
Les peuples seront-ils dupes encore longtemps de cette farce ? Et combien de temps faudra-t-il encore pour que les rêves se fracassent vraiment sur la dureté de la réalité ? That is the question....

11 avril 2010

L'Esprit de Philadelphie


Il fut un temps où tout ce qui n'avait pas l'estampille « origine de gauche contrôlée » faisait par principe, l'objet d'un procès en sorcellerie, genre reductio ad hitlerum (l'axiome étant : tout ce qui n'est pas de gauche relève, par essence, du fascisme...). Aujourd'hui, la bonne vieille technique dialectique procédant par assimilation est toujours en vigueur (même si elle a été bien démystifiée en son temps par Schopenhauer), mais elle se concentre sur le Libéralisme, devenu la bête à abattre. Et la dernière mode est d'en noyer le concept dans ce qui lui est le plus contraire, à savoir le stalinisme !
Évidemment c'est incongru, grotesque, intellectuellement véreux, et ça révèle une méconnaissance profonde, sous tendue sans doute par une aversion instinctive, pour tout ce qui touche au libéralisme. Mais c'est facile, pas besoin de trop argumenter, et ça permet de jeter le beau bébé de la liberté avec l'eau saumâtre du bain communiste. On pourrait ajouter que ça permet à certains de faire oublier leurs connivences longtemps entretenues avec le système soviétique...
A la faveur de la crise, cette tendance atteint un vrai paroxysme. Nombre de publications ont déferlé tous azimuts, accusant de tous les maux le libéralisme (requalifié pour la circonstance « d'ultra-libéralisme »), et revendiquant le recours aux belles valeurs sociales, à la nécessité de l'étatisation universelle, à l'instauration de réglementations généralisées.

En début d'année 2010, Alain Supiot, professeur de droit du travail et directeur de l'Institut d'études avancées de Nantes s'emparait de ce flambeau douteux pour en faire un ouvrage au titre emblématique : L'esprit de Philadelphie.
Au premier abord, une telle référence appelle plutôt la sympathie de tout Libéral épris du message des Pères Fondateurs de l'Amérique. L'esprit de Philadelphie c'est bien sûr avant tout celui des auteurs de la déclaration d'indépendance de 1776, ou encore des Conventionnels qui élaborèrent la Constitution Américaine en 1789 : il n'y a pas de système au monde mieux organisé, plus stable, plus équilibré, et qui préserve autant les libertés individuelles.
L'ennui est que l'ouvrage se réfère en fait à une déclaration d'intention, moins connue, émanant de l'OIT (Organisation Internationale du Travail) datant de 1944 …
Ce ne serait pas pour autant un outrage, car s'inscrivant dans le grand dessein des Nations Unies, elle constitue une suite assez logique à ces textes fondamentaux. Elle n'a rien de contradictoire avec eux bien au contraire, même si elle se borne à énumérer des vœux pieux qui ne peuvent avoir, comme beaucoup de résolutions de l'ONU, force de loi, vue leur ambition quasi apodictique et leur prétention à une application universelle. Qu'on en juge par les quatre piliers principaux de cette déclaration :
-Le travail n'est pas une marchandise,
-La liberté d'expression et d'association est une condition indispensable d'un progrès continu,
-La pauvreté, où qu'elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous,

-Tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales.
On trouve évidemment dans ce catalogue bien intentionné l'empreinte assez forte du New Deal, avec ses belles aspirations à la justice sociale. On y trouve également une certaine naïveté conduisant à prôner des lapalissades. On pourrait enfin s'interroger sur le caractère étonnamment approximatif de certains principes. Pourquoi par exemple, dénier au travail la qualité de marchandise alors même qu'il se monnaie et que son prix fait l'objet d'âpres négociations ? Ne serait-ce pas plutôt à l'être humain qu'il faudrait réserver ce statut particulier, d'entité impossible à marchander ?
L'essentiel est que ce texte réaffirme l'importance de la liberté sous toutes ses formes. Force est de constater d'ailleurs, que si c
es recommandations ne sont pas appliquées partout loin s'en faut, ce ne sont pas les pays démocratiques qui s'avèrent les plus répréhensibles en la matière.


Le vrai problème est que cette déclaration dont le but est de diffuser quelques règles de bonne conduite urbi et orbi, fondées sur la nécessité de la liberté, soit exploitée aujourd'hui par certains penseurs, pour flétrir justement le libéralisme, et la mondialisation, au motif que les hommes y seraient traités comme du «matériel», du «capital» ou de simples «ressources».
Il est encore plus choquant pour servir cette thèse, de l'appuyer à la manière de M. Supiot, sur l'assimilation grossière du libéralisme au communisme : « Portée par les noces du communisme et de l’ultralibéralisme, la nouvelle doxa prône le démantèlement de toute frontière pour les marchandises et les capitaux, tandis que de nouvelles barrières sont érigées chaque jour contre la circulation des hommes »
Pour faire bref, M. Supiot reproche au système économique mondialisé d'avoir occulté depuis une trentaine d'années les principes de l'OIT et d'avoir versé au contraire, dans l'ultra-libéralisme : "La foi dans l'infaillibilité des marchés a remplacé la volonté de faire régner un peu de justice dans la production et la répartition des richesses à l'échelle du monde, condamnant à la paupérisation, la migration, l'exclusion ou la violence la foule immense des perdants du nouvel ordre économique mondial."
Vu à travers le prisme déformant de la crise économique actuelle (la plus grave depuis 1930 nous répète-t-on à longueur de journée...) ce type d'argumentation peut avoir un semblant de vraisemblance.
Mais objectivement la thèse occulte bon nombre de réalités et rejoint peu ou prou les revendications confuses, agressives et destructrices de l'alter-mondialisme.


A partir de la fin du second conflit mondial, une fantastique vague de prospérité gagna le monde, à l'exception notable des pays socialistes et de ceux soumis à des dictatures féodales. C'est faire preuve d'une bonne dose de mauvaise foi que de refuser de reconnaître que ces progrès furent portés par les principes de la démocratie libérale, mise au point aux Etats-Unis. La mise sur pied d'instances internationales (SDN, ONU, FMI, OIT, GATT...) était censée accompagner, aider et réguler la mondialisation inéluctable, engendrée par l'expansion de la liberté et les progrès techniques extraordinaires qu'elle facilita (notamment transports, télécommunications).
On peut reprocher à ce modèle bien des choses sans nul doute, mais il y a un grand danger à vouloir, par pure idéologie, lui briser les ailes ou simplement chercher à l'encager.
Il y a probablement plusieurs manières de concevoir le libéralisme. Alors qu'en France, il est associée au capitalisme honni, dans les pays anglo-saxons, il qualifie paradoxalement une sensibilité « de gauche »...
Le plus simple (mais pas simpliste pour autant...) est tout de même de considérer qu'il est fondé avant tout sur l'esprit de liberté.
Cela ne signifie aucunement qu'il faille se passer d'Etat et de Lois. Au contraire. De Montaigne à Popper, en passant par Montesquieu, Locke, Tocqueville etc..., tous les penseurs du libéralisme ont insisté sur l'importance de ces derniers pour garantir une vraie liberté, et prémunir de l'anarchie. On ne peut résumer mieux ce sentiment qu'en citant
Karl Popper : « Nous avons besoin de liberté pour empêcher l’Etat d’abuser de son pouvoir, et nous avons besoin de l’Etat pour empêcher l’abus de liberté ». Le tout est de trouver le juste milieu.

Avec un minimum d'objectivité, il est difficile de prétendre que l'emprise de l'Etat, des lois et des régulations soit allée en diminuant depuis quelques décennies. Même aux Etats-Unis, pays libéral s'il en est, le poids du Gouvernement Fédéral n'a pas cessé de s'accroître. Quant à la production de lois, règlements, normes en tous genres, il suffit de peser les journaux, bulletins et codes officiels, pour en mesurer l'inflation vertigineuse (déjà Montaigne et Montesquieu s'en plaignaient en leur temps...)
Le vrai problème est donc bien davantage lié à la pléthore de la bureaucratie qu'à son insuffisance. Par voie de conséquence, ce n'est pas d'un excès de liberté dont le monde souffre, mais d'un manque. Et en terme de régulations, il conviendrait de procéder avant tout à un élagage, tout en cherchant à en améliorer la qualité, plutôt que de songer à en renforcer encore le nombre déjà extravagant.


Autre difficulté, surtout depuis l'effondrement du communisme, c'est l'irruption brutale de nombreux pays sur le grand « marché » mondial. Nicolas Baverez a très bien exprimé cette problématique dans un numéro spécial du Point consacré au libéralisme (Janvier 2007) : « Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, la démocratie a marqué des progrès incontestables en Europe, mais aussi en Amérique latine et en Asie. L'économie mondiale se trouve engagée dans un cycle de croissance intensive (5,5% par an) qui bénéficie en priorité aux pays émergents et favorise la sortie de la pauvreté de centaines de millions de gens dans l'ex-empire soviétique comme en Chine, en inde et au Brésil.»
Faudrait-il donc se lamenter que ces pays, grâce aux progrès de la liberté, puissent enfin accéder eux aussi à une certaine prospérité, même si nous devons un peu en souffrir, transitoirement ?
Par un paradoxe désolant, comme le déplore Nicolas Baverez, « Le libéralisme se trouve ainsi dans une position paradoxale de moteur des transformations de la démocratie et du capitalisme, mais aussi de bouc émissaire auquel sont imputées les injustices du monde. »

En réalité, le monde se trouve dans une phase climatérique L'inflation bureaucratique et un certain nombre de déséquilibres internationaux menacent la pérennité des progrès accomplis. Néanmoins, les démocraties ont montré une étonnante capacité de résistance qui leur a permis de sortir victorieuses des idéologies et des grandes guerres du XXè siècle. Il faut être optimiste et parier sur le triomphe de la liberté, même si, et c'est toujours Baverez qui parle, «la liberté n'est jamais acquise ou donnée, mais toujours conquise et à construire».
Il faut également se garder d'imaginer qu'en tuant l'aspiration libérale, pour faire renaître sur ses cendres de nouvelles idéologies, les choses seront plus roses (sans jeu de mot...). « Les libéraux ne proposent ni explication unilatérale, ni recette miraculeuse, mais opposent le travail de la raison au déchainement des passions extrémistes et du fanatisme, l'éloge de la modération à la tentation de la démesure et à la fascination pour la violence, la pédagogie patiente de la liberté au renoncement et au fatalisme. »
Il convient donc se retirer de l'esprit un certain nombre d'idées reçues qui ne reposent que sur une acception très subjective et fallacieuse de la notion de liberté :
-Le Libéralisme n'oblige aucunement les employeurs à maltraiter leurs salariés bien au contraire, puisqu'il fait de la défense de l'individu un objectif cardinal. A l'heure actuelle, certains pays émergents n'ont pas encore de droit du travail digne de ce nom, tandis que d'autres nations dites développées ont mis en place des systèmes de protection sociale quasi asphyxiants. Il en résulte un déséquilibre fâcheux contre lequel il faut lutter, grâce notamment aux institutions internationales. La solution sera probablement un compromis, exigeant de chaque partie des concessions et des révisions douloureuses. La France est hélas un des derniers pays occidentaux à refuser de se réformer. Elle pourrait le payer cher.
-Le libéralisme ne propose pas une jungle commerciale mais des relations ouvertes, qui offrent les meilleures chances à une prospérité durable. Le commerce n'est pas un vilain mot. Il n'est pour s'en convaincre, que de relire ce qu'en disait Montesquieu : «L'effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l'une à intérêt à acheter, l'autre a intérêt à vendre, et toutes les unions sont fondées sur des besoins naturels...» (L'Esprit des Lois).
De ce point de vue, le protectionnisme, qui repose sur une conception égocentrique et chauvine des échanges, est néfaste, même si ses défenseurs font miroiter quelques avantages à court terme. Les gens qui comme M. Supiot fustigent un monde où circuleraient librement les marchandises, tandis qu'on freinerait la circulation des hommes, ont une vue embuée. En matière de brassage de populations, une fois encore les Etats-Unis ont montré et montrent l'exemple de manière stupéfiante. Il serait vain toutefois de prétendre qu'aucune régulation ne soit nécessaire. Encourager l'immigration de populations auxquelles on n'aurait rien d'intéressant à proposer, n'est guère plus sensé que de s'acharner à vendre des tenues de plage à des Esquimaux ou des couvertures polaires sous les Tropiques...
-Le Libéralisme bien compris n'encourage aucunement les fusions d'entreprises, la concentration, ou les monopoles. A l'inverse, il pose que la concurrence (libre et non faussée), ou mieux encore, l'émulation est la meilleure garantie de la qualité et du contrôle des prix. Il y a lieu de s'alarmer de la concentration hallucinante d'entreprises et de banques à laquelle on assiste depuis quelque temps. L'amélioration apparente et transitoire de la productivité que ces mouvements centripètes procurent, ont pour contrepartie une déshumanisation et une vulnérabilité de l'ensemble de la société. Les grandes faillites observées depuis quelque temps en sont l'illustration.
-Enfin, le Libéralisme n'exclut pas la solidarité. Simplement, il postule que l'Etat n'est pas le mieux placé pour la mettre en oeuvre. Sauf cas de force majeure, la solidarité ne relève en effet pas de l'obligation institutionnelle mais de l'initiative de chacun, particuliers et entreprises. Le rôle de l'Etat est dans un tel contexte, celui de catalyseur, et non celui de machine à redistribuer.
D'une manière générale, il n'est pas de liberté qui vaille sans qu'elle soit assortie de responsabilité. En démocratie, les citoyens doivent prendre conscience qu'ils sont des acteurs à part entière. Ils ont les gouvernants qu'ils méritent et ne peuvent tout attendre des Pouvoirs Publics. Ils doivent apprendre à se gouverner par eux-mêmes.
«Le plus grand soin d'un bon gouvernement devrait être d'habituer peu à peu les peuples à se passer de lui» affirmait avec sagesse Tocqueville. On ne saurait mieux résumer l'état d'esprit libéral.

En paraphrasant De Gaulle, on peut comme certains impatients sauter sur sa chaise comme un cabri en bêlant : « Justice Sociale ! Justice Sociale ! Justice Sociale !... » mais cela n'aboutit à rien et cela ne signifie rien. La Justice Sociale, considérée comme une fin en soi, conduit quasi inévitablement à nier la réalité et aboutit au résultat inverse de celui recherché. L'échec universel du socialisme en est le témoin édifiant. Il suffit de citer encore et toujours, Tocqueville : «la démocratie [américaine] veut l'égalité dans la liberté, et le socialisme veut l’égalité dans la gêne et dans la servitude»
Et pour terminer, redonner la parole à Nicolas Baverez : «Dès lors qu'il ancre la liberté dans la seule raison critique des hommes et l'engagement des citoyens, dès lors qu'il accepte d'être inscrit dans le mouvement de l'histoire au coeur de sociétés en perpétuelle mutation, le libéralisme constitue une cible facile et prioritaire pour les idéologues, les démagogues, les extrémistes de tout poil et de tout bord.» Fasse le ciel que cette évidence soit un jour comprise et que le Monde entérine durablement le choix de la liberté plutôt que celui de nouvelles servitudes...

L'esprit de Philadelphie : La justice sociale face au marché total. Alain Supiot. Le Seuil 2010


30 juin 2014

Ernst Jünger, une destinée séculaire 2

Si dans les années qui suivent la défaite allemande, Jünger s’enflamme pour les thèses nationalistes, il ne perd pas pour autant l’imperturbable sang-froid qu’il manifesta pendant la guerre. Il saura ainsi garder ses distances avec le mouvement national-socialiste et ses dirigeants qui manifestent pourtant pour lui plus que de la sympathie. Eprouvant très tôt une répulsion pour leur comportement qu'il jugeait quelque peu caricatural si ce n'est brutal, il fera en sorte de n'être jamais compromis avec l’un d’entre eux, et la seule occasion où il eut pu rencontrer Hitler fut heureusement pour lui annulée pour des aléas d'agenda...

Impossible toutefois de ne pas reconnaître que l’ouvrage intitulé "le Travailleur", qu’il fait paraître en 1932 conserve une proximité certaine avec l’idéologie montante. Il y développe une violente satire du rationalisme issu des Lumières, et une critique de la société démocratique d’inspiration bourgeoise qui en aurait selon lui découlé. Il vante en revanche un modèle social rigide, centré sur un État fort et sur l’armée, et fait de la figure du Travailleur un archétype évoquant quelque peu le surhomme nietzschéen. Il y fait également une véritable apologie du planisme, qui fit dire au philosophe Oswald Spengler qu’il s’agissait en définitive d’un ouvrage national-bolchévique…

Assurément, ce pavé un peu confus et daté ne constitue pas un sommet dans l’oeuvre jungérienne. Il reviendra pourtant plusieurs fois par la suite à ce genre littéraire, maniant le symbole, la métaphore et l’imaginaire, au service de fresques romanesques grandioses mais souvent sibyllines. Ce faisant, il infléchit progressivement son discours. Parti d’une position radicale, il évolue dans un premier temps, notamment avec "Sur Les Falaises de Marbre" paru en 1939, vers une critique des régimes dictatoriaux et de la barbarie qu'ils engendrent. Même si le personnage du Grand Forestier relève de la chimère, on peut déceler à travers lui une charge contre Hitler, ce qui dédouane l’auteur de toute collusion avec ce dernier.

Avec Heliopolis en 1949, Abeilles de verre en 1957 puis Eumeswil en 1977, il dessine les contours d’un Etat Universel dont il juge l’avènement inexorable, et autour de lui d’une société inquiétante, dominée par la technique, désincarnée, déspiritualisée, voire robotisée. Cela l’amène peu à peu à adopter une posture fataliste, quelque peu détachée, ni tout à fait rebelle, ni révolutionnaire, ni progressiste, mais tout à la fois. Sous les traits de l’Anarque, il se drape dans une attitude teintée de dédain pour le monde dans lequel il vit, ce qui lui vaudra en retour pas mal d’incompréhension voire de réticence de la part des ses contemporains. Certains ne le trouvent pas assez engagé à une époque où c’est devenu presque une nécessité pour tout intellectuel. D’autres ne pourront s’empêcher de lui coller jusqu’à la fin de sa vie, l’étiquette de réactionnaire eu égard à ses écrits de jeunesse.
Beaucoup passeront assez largement à côté de la dimension humaniste de l’homme…

Car Ernst Jünger est avant tout un infatigable voyageur, un curieux insatiable, un observateur éclairé d’un siècle à nul autre pareil. Le tumulte idéologique et les catastrophes qui s’ensuivent expliquent largement son apparent retrait du monde. En réalité, il est attentif à tout.
A commencer bien sûr par l’univers des insectes pour lequel il manifeste une passion dévorante. La poursuite des phasmes, carabes et autres cicindèles, qu’il nomme “chasses subtiles”, lui fait parcourir la planète et lui suggère quantité de réflexions. Son oeuvre littéraire est avant tout un journal continu, qu’il tiendra quasi jusqu’à la mort. Il le dit lui-même, il n’est pas jour où il n’écrive.

Au gré de ses innombrables annotations, on peut se faire une idée plus précise et surtout plus attachante de cet homme étonnant. Bien qu’il ne soit pas à proprement parler libéral, on serait parfois tenté de le situer à mi-chemin entre Tocqueville et Thoreau, tant il paraît proche de l’idée du self-governement et tant il met d’ardeur à fuir les villes pour gagner la campagne et les forêts.
On comprend mieux sa grande indépendance d’esprit. C’est simple, pour lui, “la liberté a un prix et celui qui veut en jouir gratuitement ne la mérite pas.”
On comprend mieux que ce qu’il cherche avant tout c’est l’indépendance d’esprit, la liberté intérieure. Il gardera toute sa vie une répugnance pour la démocratie de masse. A Frédéric Towarnicki, il confie sa "crainte qu’un jour le type d’hommes peuplant le monde soit une sorte d’insecte intelligent, progressivement privé d’esprit critique…"

On ne sait trop si l’Etat Universel qu’il évoque à maintes reprises relève pour lui plus de la fatalité que de l’espérance. C’est un fait, il ne semble pas vraiment partager l’aspiration kantienne à “une fédération de fédérations”, mais penche pour une entité centrale nébuleuse, autour de laquelle graviterait un cortège de nations dont la définition n’est guère plus évidente. A certain moment il évoque des régions plutôt que des pays, mais l’instant d’après, il révèle qu’il préfère aussi les empires aux nations… Cela ne l’empêche pas d’oeuvre à sa manière pour une Europe unie, en participant notamment à la célébration de la réconciliation franco-allemande avec Helmut Kohl et François Mitterrand.

Parmi les multiples sujets aiguisant sa curiosité, figurent les drogues auxquelles il consacre l’essai “Approches drogues et ivresses.” Durant sa vie, il les a presque tout essayées, notamment le LSD qu’il expérimente avec son inventeur le professeur Albert Hofmann. Il s’essaie même à l’écriture sous influence de la mescaline avec le petit récit initiatique “Visite à Godenholm.”
Ce n’est pas tant les sensations qu’il recherche, que la maîtrise du temps qui l’obsède. Il voudrait en quelque sorte le diluer, l’étirer pour mieux profiter des aventures spirituelles. Le sablier qui représente si bien cette sensation de recommencement perpétuel que donne le temps est pour lui un objet fétiche, dont il fait collection.

Au plan philosophique Jünger n’a pas de chapelle si l’on peut dire. Il vénère Nietszche qui décrit si bien selon lui le nihilisme de l’homme moderne et son éloignement progressif de Dieu. Paraphrasant ce dernier, il a cette formule dans “Le Mur Du temps” : “Dieu se retire…”
Il aime le fatalisme sarcastique de Schopenhauer, l’idéalisme de Platon, et les théories existentielles de Martin Heidegger qui est son ami, et qu’il considère comme “un des grands piliers de la pensée occidentale, allant même jusqu’à affirmer que “Depuis les Grecs rien ne lui est comparable !”
En matière de religion, Jünger est tout aussi circonspect. De culture protestante, il se comporte toute sa vie en agnostique, mais il éprouvera curieusement le besoin de se convertir officiellement au catholicisme deux ans avant sa disparition !

A la vérité le personnage a tant de facettes qu’il serait illusoire de tenter de le cerner de manière trop univoque. On peut reprocher au portrait qu’en fait Julien Hervier, d’être un peu technique, mais il donne envie de mieux connaître l’écrivain, car il aborde sans tabou les multiples facettes de cette personnalité complexe.
S’il n’occulte rien de certains errements de jeunesse, il livre également des révélations inattendues. Par exemple celle-ci, intéressante à méditer, à propos de Pierre Laval, président du conseil des ministres du gouvernement de Vichy : “Laval a rendu de grands services aux Français. Sans lui Hitler se serait déchainé sur votre pays avec une extrême cruauté.”

Une certitude, lui qui n'écrivit guère de poèmes, fut un vrai poète, hypersensible à la magie de la nature et en quête de spiritualité. La poésie s’exclama-t-il, “fait partie de la nature de l’homme.” De cette nature comme de la poésie il fut un vrai amoureux et défenseur des plus sincères, mais en bisbille avec les "Verts" qu’il trouvait trop “politiques”, trop “idéologues”. 

A Gnoli et Volpi qui l’interrogeaient en 1997, alors qu’il avait passé le cap des cent ans, lui qui eut une vie si remplie, si éprouvante, il livra cette réflexion simple, apaisée : “Parfois, les jours de soleil, je m’amuse à faire des bulles de savon que le vent pousse entre les plantes et les fleurs. C’est pour moi une image symbolique de la fugacité, de son insaisissable beauté…”

11 avril 2021

Par delà le Bien et le Mal ? (1)

Après avoir tourné pendant des années, qui me semblèrent des siècles, autour de cet astre tout à la fois ténébreux et flamboyant, je me suis enfin risqué à l'approcher…
J’ai donc plongé dans l’ouvrage de Friedrich Nietzsche (1844-1900) que j’avais à portée de main, afin d’explorer le monde étrange et redouté qui se situe Par delà le Bien et Le Mal.
Et j’ai découvert un étonnant patchwork anti-philosophique, fait de maximes, d’aphorismes et de sentences disparates. Une sorte de kaléidoscope multicolore dans lequel on peut trouver de vraies pépites mais aussi un foutoir confus, sans structure autre qu’une foule d’affirmations péremptoires, jetées tous azimuts, sans transition mais non sans périphrases et contradictions.
Pourquoi cette impression ?

Nietzsche commence par envoyer en enfer la philosophie et avec elle tous les philosophes qui ont eu le malheur de le devancer. De Platon à Schopenhauer, tout le monde y passe. Le premier parce qu’il a commis l’erreur d’inventer le socratisme qui introduisit l’utilitarisme dans la morale, autrement dit le ver dans le fruit....
Le ton est donné, mais ce n’est que le début du festival dévastateur.
Plus proche de nous, le vénérable Kant est méchamment tourné en dérision. Son “impératif catégorique”, et sa découverte de “la faculté morale de l’homme”, sont qualifiés “d’amphigouri germanique”, “prolixe, solennel”, “un étalage de profondeur”...
Dans la foulée, le lecteur est invité à se méfier “des jongleries mathématiques dont Spinoza a masqué sa philosophie” et des pensées de Pascal, trop marquées par la foi, laquelle s’apparente “à un continuel suicide de la raison”...
L’école anglo-saxonne n'est pas davantage épargnée. Elle est même traitée avec le plus profond mépris. Hobbes, Locke et Hume sont condamnés sans appel pour avoir été la cause, plus d’un siècle durant, “d’un ravalement et d’un amoindrissement de l’idée même de la philosophie…” Il faudrait donc, entre autres jugements expéditifs, réfuter absolument “l’esprit superficiel de Locke en ce qui concerne l’origine des idées…” mais aussi rejeter l’enseignement de Bacon, qui constitue “une attaque contre tout esprit philosophique”. Enfin, si Darwin, John Stuart Mill, Herbert Spencer sont qualifiés “d’Anglais estimables”, leur apport se cantonne à “des vérités qui ne pénètrent nulle part mieux que dans les têtes médiocres, parce qu’elles sont faites à leur mesure”...

En somme, pour Nietzsche, le péché fondamental des philosophes est de “créer toujours le monde à leur image”. Ils ne peuvent pas faire autrement car “la philosophie est cet instinct tyrannique, cette volonté de puissance la plus intellectuelle de toutes, la volonté de créer le monde, la volonté de la cause première…”
Mais comment suivre les errements d’un tel guide, fussent-ils parfois éclairés par des trouvailles géniales, fussent-elles incandescentes comme des scories sous le marteau brûlant du forgeron ? Comment trouver une cohérence à un discours aussi destructeur, aussi bourré de contradictions ? Et qu’est-il donc, s’il n’est pas philosophique ?
Son architecture a beau paraître claire, décomposée en chapitres sobrement intitulés, et subdivisée en réflexions numérotées avec un zèle d’entomologiste, il s’avère difficile d’y trouver un chemin logique. Tout au plus peut-on rassembler sous des chapeaux idéologiques les quelques constantes d’une pensée très éparpillée.

Prenons l’exemple de la Morale qui est un des sujets récurrents de l’ouvrage, dont le titre est au demeurant explicite de ce point de vue.
On comprend vite que celui qui se targuait de pouvoir faire parler Zarathoustra se positionne ailleurs qu’à l’endroit où végète selon lui le commun des mortels, en tout cas pas dans un monde régi par des canons éthiques classiques.
On a déjà vu comme il bouscule les concepts kantiens en la matière, on verra comme il piétine avec jubilation les fondamentaux religieux.
Pour Nietzsche, c’est simple, la morale, dans le sens de la “morale d’intention”, n’est rien d’autre “qu’un préjugé , une chose hâtive et provisoire peut-être, de la nature de l'astrologie et de l’alchimie…” C’est tout dire !
On a beaucoup glosé sur la distinction qu’il fait entre “morale des esclaves” et “morale des maîtres”, mais elle est tout sauf morale, et paraît tellement ambiguë dans son esprit qu’il en vient à admettre que “parfois les deux sont accommodées au sein de la même civilisation”, voire “au sein d’une même personne à l’intérieur d’une seule âme”... Comprenne qui pourra !
On ne peut toutefois pas lui retirer une certaine prescience lorsqu’il déclare consterné, que “partout où la morale des esclaves arrive à dominer, le langage montre une tendance à rapprocher les mots “bon” et “bête”...” N’est-ce pas la préfiguration de la correction politique, de la cancel culture, et du fatras de bien-pensance, de bienveillance, de remords et de mauvaise conscience qui rongent à présent nos sociétés ? (à suivre...)