Une des caractéristiques marquantes de la pensée jamesienne est sa répulsion pour les constructions intellectuelles trop formalisées, pour les systèmes trop fermés. Devant chaque alternative, le philosophe opte pour la voie la plus ouverte, celle qui préserve le plus de potentialités d’avenir. C’est même au nom du pragmatisme et de l’empirisme qu’il préconise une telle attitude.
Ainsi face au problème de l’unité du monde, que sous-tendent nombre de théories ou de religions, il émet plus qu’un doute en recommandant de “tourner le dos aux méthodes ineffables ou inintelligibles d’explication de l’unité du monde”, et de se demander “si, au lieu d’être un principe, l’unité que l’on affirme ne serait pas simplement un nom comme celui de substance…”
L’attitude pragmatique doit selon lui, nous amener à nous interroger : “à supposer qu’il y ait une unité dans les choses, en tant que quoi peut-on la connaître ? Quelles différences cela fera-t-il pour vous et moi ?”
Il va même plus loin lorsqu’il affirme que “le pluralisme, acceptant un univers inachevé, avec des portes et des fenêtres ouvertes sur des possibilités non contrôlables d’avance, nous donne moins de certitude religieuse que le monisme avec son monde absolument clos.”
In fine, “le monde est “un” sous certains aspects et “multiple” à d’autres égards.../…et l’alternative du monisme et du pluralisme constitue de facto, le dilemme le plus lourd de sens de toute la métaphysique.”
De manière un peu similaire, plutôt que d’opposer l’infini au fini comme de contraires, il se demande comment le second peut connaître le premier, “comme le gras connaît le maigre.”
Fort de cet exemple trivial, il reprend le fameux paradoxe de Zenon qui stipule qu’un lièvre ne peut en théorie jamais dépasser une tortue, même s’il court dix fois plus vite qu’elle, s’il est pénalisé au départ, d’une longueur de retard. En effet, pendant le temps que le lièvre met à parcourir cette distance, la tortue en aura de son côté couvert une autre, certes dix fois moins grande mais qui la placera toujours en tête. En répétant ce raisonnement, l’avance de la tortue diminue à chaque étape mais n'est jamais nulle, tendant vers l’infiniment petit.
Il suffit d'imaginer une telle compétition, pour savoir qu’évidemment ce raisonnement quoique vrai est absurde car le lièvre malgré son handicap aura tôt fait de dépasser la tortue, démontrant ainsi que le fini peut contenir l'infini. De même il suffit d’un instant pour compter de 0 à 1 alors que cela pourrait prendre un temps infini, s’il fallait énumérer tous les nombres décimaux imaginables entre les deux chiffres…
Beaucoup de concepts semblent ainsi s’affronter à la réalité. A la vérité, ils ne font que l’enjamber ou l’escamoter et c'est ainsi que des évidences, trop certaines ou trop fermées, se terminent parfois en absurdités.
Il en est ainsi de la causalité qui lie les phénomènes entre eux, et dont il n'est peut-être pas inutile en préambule, de rappeler les quatre catégories, telles qu’elles ont été décrites par Aristote : cause matérielle (la matière qui constitue une chose), cause formelle (l'essence de cette chose), cause motrice ou efficiente, cause du changement (ce qui produit, détruit ou modifie la chose), et cause finale (ce « en vue de quoi » la chose est faite).
Ainsi, la cause matérielle d'une écuelle est le bois ou le métal, son essence le fait de contenir des aliments, sa cause motrice le procédé par lequel on l'a fabriquée et sa cause finale son usage en alimentation.
Le problème est de savoir si la causalité est universelle, univoque et incontournable.
Si tel était le cas, il faudrait admettre, à force de remonter le cours des évènements dans une logique déterministe, “que le premier matin de la création a écrit ce que sera la dernière aurore du monde.”
Pour William James, “la tentative de traiter la cause dans un but conceptuel comme un maillon séparable, a historiquement échoué. elle a conduit à nier la causalité efficiente et à lui substituer la notion purement descriptive d’une séquence uniforme entre les évènements.../… Une fois de plus la philosophie intellectualiste a dû massacrer notre vie perceptuelle sous prétexte de la rendre “compréhensible”, alors que le flux perceptuel concret, pris tel qu’il vient, nous offre dans nos propres situations d’activité des exemples parfaitement compréhensibles d’agencement causal…”
On peut supposer que James se serait régalé de la théorie quantique sur laquelle planchaient les physiciens au moment où il écrivait ces lignes. Elle colle si bien avec sa conception du monde, tant elle se joue en effet de la causalité, introduisant dans les sciences exactes l’incertitude et l’indétermination. De même elle se joue des contraires tels le continu (les ondes) et le discontinu (les particules) dont elle montre la complémentarité, voire la superposition !
Concluons cette analyse par un des champs de réflexion les plus passionnants abordés par le père du pragmatisme, celui de la foi, en évoquant tout particulièrement l’importance que revêt dans son esprit la volonté de croire. Celle-ci s’impose d’ailleurs naturellement dans bien des circonstances, car “ne pas agir selon une croyance revient souvent à agir comme si la croyance opposée était vraie…” et refuser de croire tout ce qui n’a pas été démontré par l’évidence, relève tout bonnement d’une attitude intellectualiste.
Empressons-nous de préciser qu’il n'est pas recommandé de croire n’importe quoi et surtout pas de se laisser aller à la superstition. Mais, bien qu’il haïsse les principes non fondés sur l’expérience, James considère qu’il est légitime pour une philosophie ouverte, dans certains cas et sous certaines conditions, de raisonner en intégrant des incertitudes, et faire en quelque sorte un pari sur l’avenir.
Dans la plupart des cas d’urgence, nous devons agir sur de simples probabilités et courir le risque d’erreur.” A l’inverse d’un compagnie d’assurance dont le rôle est de couvrir certains risques de la vie, et qui ne court elle-même aucun risque car elle opère sur un grand nombre de cas et sur une longue durée. Nous n’avons quant à nous "qu’une vie pour prendre position vis à vis des grandes alternatives métaphysiques ou religieuses, en choisissant l’option la plus probable et faire comme si l’autre n’existait pas, en nous exposant à subir le dommage entier si l’évènement trompe notre confiance….”
En définitive, “la foi demeure comme l’un des droits naturels inaliénables de notre esprit.”
L’attitude pragmatique doit selon lui, nous amener à nous interroger : “à supposer qu’il y ait une unité dans les choses, en tant que quoi peut-on la connaître ? Quelles différences cela fera-t-il pour vous et moi ?”
Il va même plus loin lorsqu’il affirme que “le pluralisme, acceptant un univers inachevé, avec des portes et des fenêtres ouvertes sur des possibilités non contrôlables d’avance, nous donne moins de certitude religieuse que le monisme avec son monde absolument clos.”
In fine, “le monde est “un” sous certains aspects et “multiple” à d’autres égards.../…et l’alternative du monisme et du pluralisme constitue de facto, le dilemme le plus lourd de sens de toute la métaphysique.”
De manière un peu similaire, plutôt que d’opposer l’infini au fini comme de contraires, il se demande comment le second peut connaître le premier, “comme le gras connaît le maigre.”
Fort de cet exemple trivial, il reprend le fameux paradoxe de Zenon qui stipule qu’un lièvre ne peut en théorie jamais dépasser une tortue, même s’il court dix fois plus vite qu’elle, s’il est pénalisé au départ, d’une longueur de retard. En effet, pendant le temps que le lièvre met à parcourir cette distance, la tortue en aura de son côté couvert une autre, certes dix fois moins grande mais qui la placera toujours en tête. En répétant ce raisonnement, l’avance de la tortue diminue à chaque étape mais n'est jamais nulle, tendant vers l’infiniment petit.
Il suffit d'imaginer une telle compétition, pour savoir qu’évidemment ce raisonnement quoique vrai est absurde car le lièvre malgré son handicap aura tôt fait de dépasser la tortue, démontrant ainsi que le fini peut contenir l'infini. De même il suffit d’un instant pour compter de 0 à 1 alors que cela pourrait prendre un temps infini, s’il fallait énumérer tous les nombres décimaux imaginables entre les deux chiffres…
Beaucoup de concepts semblent ainsi s’affronter à la réalité. A la vérité, ils ne font que l’enjamber ou l’escamoter et c'est ainsi que des évidences, trop certaines ou trop fermées, se terminent parfois en absurdités.
Il en est ainsi de la causalité qui lie les phénomènes entre eux, et dont il n'est peut-être pas inutile en préambule, de rappeler les quatre catégories, telles qu’elles ont été décrites par Aristote : cause matérielle (la matière qui constitue une chose), cause formelle (l'essence de cette chose), cause motrice ou efficiente, cause du changement (ce qui produit, détruit ou modifie la chose), et cause finale (ce « en vue de quoi » la chose est faite).
Ainsi, la cause matérielle d'une écuelle est le bois ou le métal, son essence le fait de contenir des aliments, sa cause motrice le procédé par lequel on l'a fabriquée et sa cause finale son usage en alimentation.
Le problème est de savoir si la causalité est universelle, univoque et incontournable.
Si tel était le cas, il faudrait admettre, à force de remonter le cours des évènements dans une logique déterministe, “que le premier matin de la création a écrit ce que sera la dernière aurore du monde.”
Pour William James, “la tentative de traiter la cause dans un but conceptuel comme un maillon séparable, a historiquement échoué. elle a conduit à nier la causalité efficiente et à lui substituer la notion purement descriptive d’une séquence uniforme entre les évènements.../… Une fois de plus la philosophie intellectualiste a dû massacrer notre vie perceptuelle sous prétexte de la rendre “compréhensible”, alors que le flux perceptuel concret, pris tel qu’il vient, nous offre dans nos propres situations d’activité des exemples parfaitement compréhensibles d’agencement causal…”
On peut supposer que James se serait régalé de la théorie quantique sur laquelle planchaient les physiciens au moment où il écrivait ces lignes. Elle colle si bien avec sa conception du monde, tant elle se joue en effet de la causalité, introduisant dans les sciences exactes l’incertitude et l’indétermination. De même elle se joue des contraires tels le continu (les ondes) et le discontinu (les particules) dont elle montre la complémentarité, voire la superposition !
Concluons cette analyse par un des champs de réflexion les plus passionnants abordés par le père du pragmatisme, celui de la foi, en évoquant tout particulièrement l’importance que revêt dans son esprit la volonté de croire. Celle-ci s’impose d’ailleurs naturellement dans bien des circonstances, car “ne pas agir selon une croyance revient souvent à agir comme si la croyance opposée était vraie…” et refuser de croire tout ce qui n’a pas été démontré par l’évidence, relève tout bonnement d’une attitude intellectualiste.
Empressons-nous de préciser qu’il n'est pas recommandé de croire n’importe quoi et surtout pas de se laisser aller à la superstition. Mais, bien qu’il haïsse les principes non fondés sur l’expérience, James considère qu’il est légitime pour une philosophie ouverte, dans certains cas et sous certaines conditions, de raisonner en intégrant des incertitudes, et faire en quelque sorte un pari sur l’avenir.
Dans la plupart des cas d’urgence, nous devons agir sur de simples probabilités et courir le risque d’erreur.” A l’inverse d’un compagnie d’assurance dont le rôle est de couvrir certains risques de la vie, et qui ne court elle-même aucun risque car elle opère sur un grand nombre de cas et sur une longue durée. Nous n’avons quant à nous "qu’une vie pour prendre position vis à vis des grandes alternatives métaphysiques ou religieuses, en choisissant l’option la plus probable et faire comme si l’autre n’existait pas, en nous exposant à subir le dommage entier si l’évènement trompe notre confiance….”
En définitive, “la foi demeure comme l’un des droits naturels inaliénables de notre esprit.”
Malheureusement, c’est aussi le point de fuite de toute philosophie, puisqu’il s’ouvre sur l’incertitude ontologique fondamentale.
Ainsi, l’ouvrage s’achève sur un double constat quasi kantien : “l’homme excepté, aucun être ne s’émerveille de sa propre existence. Cet étonnement est la mère de la métaphysique…” Et dans le même temps, “la philosophie contemple ce problème mais n’y apporte aucune solution raisonnée, car du néant à l’être, il n’existe aucun pont logique.”
Ainsi, l’ouvrage s’achève sur un double constat quasi kantien : “l’homme excepté, aucun être ne s’émerveille de sa propre existence. Cet étonnement est la mère de la métaphysique…” Et dans le même temps, “la philosophie contemple ce problème mais n’y apporte aucune solution raisonnée, car du néant à l’être, il n’existe aucun pont logique.”
Introduction à la philosophie. William James. Les Empêcheurs de penser en rond.
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