Beaucoup de facteurs concourent sans doute au désenchantement du monde.
Selon l’économiste Nicolas Bouzou et la philosophe Julia de Funès, les méthodes de management usitées dans les entreprises y sont pour quelque chose. Tout particulièrement celles qui s’adressent à ce qu’on appelle horriblement les Ressources Humaines.
Les deux analystes font dans un petit livre décapant*, un constat glaçant des dérives bien intentionnées mais délétères qui pervertissent désormais l’organisation des entreprises, qu’elles soient privées ou publiques (ces dernières ayant importé les dérives managériales des premières “parce qu’il s’est trouvé une époque où cela faisait moderne et sérieux”).
L’ouvrage fourmille d’observations dont la pertinence semble évidente lorsqu’on les confronte à ce qu’on peut voir ici ou là dans sa propre entreprise ou dans les reportages édifiants que les médias se plaisent régulièrement à diffuser sur le sujet.
Alors qu’on ne parle plus que de Qualité de Vie au Travail (QVT), de bien-traitance, de “care”, le ressenti des salariés ne cesse paradoxalement de se détériorer. Et comme on passe une bonne partie de sa vie au travail, il n’est pas étonnant que cela finisse par retentir sur la santé. De fait, une pléiade de nouvelles maladies professionnelles sont apparues ces dernières années : au déjà tristement célèbre “burn-out”, témoignant de l’excès de charge et de stress, sont venus s’ajouter le “bore-out” qualifiant l’ennui au travail, et le “brown-out” exprimant la perte du sens de son métier.
On a beau recruter des Chief Happiness Officers (CHO), mettre en place des chartes éthiques destinées à (re)placer l’humain au centre de tout, rien n’y fait. Les experts en management rivalisent d’imagination pour trouver sans cesse de nouveaux gadgets, ludiques ou consensuels, se gargariser de “démocratie participative”, il ne s’agit pour l’essentiel que de mots creux, vains ou redondants faisant autant d’effet que cataplasmes sur jambes de bois...
D’une manière générale, force est de constater “l’incapacité du management à freiner la complexité bureaucratique qui paralyse l’entreprise”, aussi bien à l’intérieur (par la multiplication des process et l’avalanche des reportings) qu’à l’extérieur (par la pléthore de réglementations, et de normes de plus en plus contraignantes, confinant parfois à l’absurde).
A cela s’ajoute une crise de confiance qui se manifeste par “la profusion des indicateurs de performance, chaque geste du personnel étant scruté, compté, évalué, standardisé...”
Selon N. Bouzou et J. de Funès, le management des entreprises ne fonctionne pas car "il est dominé par la peur et la non prise de risque, et nourri d'injonctions contradictoires", tout en restant attaché aux préceptes paternalistes selon lesquels les individus préfèreraient ne pas travailler, présupposant “une flemmardise consubstantielle à l’homme.”
Au lieu de miser sur la capacité d’initiative et sur l’émulation inter-individuelle, “le collectif est devenu un impératif catégorique”. Cela se traduit par un consensualisme stérile, qui “consiste à chercher l’accord des autres pour ne pas se démarquer ou pour se couvrir.”
De ce point de vue, le fameux et quasi incontournable “brain-storming” est catastrophique : “fantasmant l’horizontalité et l’égalité, c’est la raison pour laquelle il ne donne jamais rien.”
Dans ce désastre chronique, on confond les concepts (autorité/pouvoir, compétence/promotion, prudence/précaution, écoute/consensus…), et on perd beaucoup de temps à distraire les salariés de leurs tâches essentielles. Les gouvernants et ceux qui aspirent à le devenir, aggravent de leur côté les choses en désignant de manière rituelle des boucs émissaires faciles mais illusoires (capitalisme, libéralisme, mondialisation…) ou en forgeant au fil d'incessantes réformes, un droit du travail de plus en plus absurde, qui "croyant protéger les travailleurs, les enferme dans un univers carcéral."
Parmi les solutions proposées par les auteurs, figurent un certain nombre de mesures simples destinées à restaurer la confiance et à favoriser l’autonomie des personnes. Ils condamnent notamment la multiplication des open spaces dans lesquels les gens se gênent plus qu’ils n’échangent, ils prônent à l’inverse le développement du télétravail.
Ils insistent sur la nécessité pour les entreprises d’élaborer des projets et des objectifs clairs et intelligibles par tous. Partant du principe que la connaissance, "sans nous affranchir de toute contrainte, nous libère en nous permettant de devenir autonome", il ressort que le personnel doit connaître le projet de l’entreprise et y adhérer. "Chacun doit avoir une vision globale de l’entreprise dont l’organisation doit être simple et compréhensible". Ces objectifs doivent être le plus largement partagés afin d’éviter le travail en silo, qui conduit chacun à fonctionner à l’échelle de son service de manière cloisonnée et corporatiste.
On pourrait certes reprocher à cet ouvrage en forme de réquisitoire d’être quelque peu lapidaire, ou superficiel, voire de produire des lapalissades, notamment lorsqu’il recommande de “réduire les powerpoints”, de “prohiber les emails inutiles”, de “diminuer de moitié réunions et brainstorming”, de “supprimer les tours de tables”, de “jeter les pointeuses”. N’empêche, il a le mérite de poser quelques vraies questions derrière lesquelles on peut facilement retrouver l’aspiration légitime à plus de liberté et de responsabilité, sources d’épanouissement et d’émancipation. En d’autres termes, il faudrait enfin considérer les êtres humains comme capable d’atteindre la "majorité" à laquelle faisait référence le bon Kant lorsqu’il invitait chacun à oser penser par soi-même: “Saper Aude !” telle était la maxime des Lumières. Il conviendrait en somme de la remettre au goût du jour...
Selon l’économiste Nicolas Bouzou et la philosophe Julia de Funès, les méthodes de management usitées dans les entreprises y sont pour quelque chose. Tout particulièrement celles qui s’adressent à ce qu’on appelle horriblement les Ressources Humaines.
Les deux analystes font dans un petit livre décapant*, un constat glaçant des dérives bien intentionnées mais délétères qui pervertissent désormais l’organisation des entreprises, qu’elles soient privées ou publiques (ces dernières ayant importé les dérives managériales des premières “parce qu’il s’est trouvé une époque où cela faisait moderne et sérieux”).
L’ouvrage fourmille d’observations dont la pertinence semble évidente lorsqu’on les confronte à ce qu’on peut voir ici ou là dans sa propre entreprise ou dans les reportages édifiants que les médias se plaisent régulièrement à diffuser sur le sujet.
Alors qu’on ne parle plus que de Qualité de Vie au Travail (QVT), de bien-traitance, de “care”, le ressenti des salariés ne cesse paradoxalement de se détériorer. Et comme on passe une bonne partie de sa vie au travail, il n’est pas étonnant que cela finisse par retentir sur la santé. De fait, une pléiade de nouvelles maladies professionnelles sont apparues ces dernières années : au déjà tristement célèbre “burn-out”, témoignant de l’excès de charge et de stress, sont venus s’ajouter le “bore-out” qualifiant l’ennui au travail, et le “brown-out” exprimant la perte du sens de son métier.
On a beau recruter des Chief Happiness Officers (CHO), mettre en place des chartes éthiques destinées à (re)placer l’humain au centre de tout, rien n’y fait. Les experts en management rivalisent d’imagination pour trouver sans cesse de nouveaux gadgets, ludiques ou consensuels, se gargariser de “démocratie participative”, il ne s’agit pour l’essentiel que de mots creux, vains ou redondants faisant autant d’effet que cataplasmes sur jambes de bois...
D’une manière générale, force est de constater “l’incapacité du management à freiner la complexité bureaucratique qui paralyse l’entreprise”, aussi bien à l’intérieur (par la multiplication des process et l’avalanche des reportings) qu’à l’extérieur (par la pléthore de réglementations, et de normes de plus en plus contraignantes, confinant parfois à l’absurde).
A cela s’ajoute une crise de confiance qui se manifeste par “la profusion des indicateurs de performance, chaque geste du personnel étant scruté, compté, évalué, standardisé...”
Selon N. Bouzou et J. de Funès, le management des entreprises ne fonctionne pas car "il est dominé par la peur et la non prise de risque, et nourri d'injonctions contradictoires", tout en restant attaché aux préceptes paternalistes selon lesquels les individus préfèreraient ne pas travailler, présupposant “une flemmardise consubstantielle à l’homme.”
Au lieu de miser sur la capacité d’initiative et sur l’émulation inter-individuelle, “le collectif est devenu un impératif catégorique”. Cela se traduit par un consensualisme stérile, qui “consiste à chercher l’accord des autres pour ne pas se démarquer ou pour se couvrir.”
De ce point de vue, le fameux et quasi incontournable “brain-storming” est catastrophique : “fantasmant l’horizontalité et l’égalité, c’est la raison pour laquelle il ne donne jamais rien.”
Dans ce désastre chronique, on confond les concepts (autorité/pouvoir, compétence/promotion, prudence/précaution, écoute/consensus…), et on perd beaucoup de temps à distraire les salariés de leurs tâches essentielles. Les gouvernants et ceux qui aspirent à le devenir, aggravent de leur côté les choses en désignant de manière rituelle des boucs émissaires faciles mais illusoires (capitalisme, libéralisme, mondialisation…) ou en forgeant au fil d'incessantes réformes, un droit du travail de plus en plus absurde, qui "croyant protéger les travailleurs, les enferme dans un univers carcéral."
Parmi les solutions proposées par les auteurs, figurent un certain nombre de mesures simples destinées à restaurer la confiance et à favoriser l’autonomie des personnes. Ils condamnent notamment la multiplication des open spaces dans lesquels les gens se gênent plus qu’ils n’échangent, ils prônent à l’inverse le développement du télétravail.
Ils insistent sur la nécessité pour les entreprises d’élaborer des projets et des objectifs clairs et intelligibles par tous. Partant du principe que la connaissance, "sans nous affranchir de toute contrainte, nous libère en nous permettant de devenir autonome", il ressort que le personnel doit connaître le projet de l’entreprise et y adhérer. "Chacun doit avoir une vision globale de l’entreprise dont l’organisation doit être simple et compréhensible". Ces objectifs doivent être le plus largement partagés afin d’éviter le travail en silo, qui conduit chacun à fonctionner à l’échelle de son service de manière cloisonnée et corporatiste.
On pourrait certes reprocher à cet ouvrage en forme de réquisitoire d’être quelque peu lapidaire, ou superficiel, voire de produire des lapalissades, notamment lorsqu’il recommande de “réduire les powerpoints”, de “prohiber les emails inutiles”, de “diminuer de moitié réunions et brainstorming”, de “supprimer les tours de tables”, de “jeter les pointeuses”. N’empêche, il a le mérite de poser quelques vraies questions derrière lesquelles on peut facilement retrouver l’aspiration légitime à plus de liberté et de responsabilité, sources d’épanouissement et d’émancipation. En d’autres termes, il faudrait enfin considérer les êtres humains comme capable d’atteindre la "majorité" à laquelle faisait référence le bon Kant lorsqu’il invitait chacun à oser penser par soi-même: “Saper Aude !” telle était la maxime des Lumières. Il conviendrait en somme de la remettre au goût du jour...
Nicolas Bouzou, Julia de Funès. La comédie (in)humaine. Editions de l'Observatoire 2018.
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