04 mars 2020

Avec Pessoa dans Lisbonne (2)

Lorsqu’on est entré dans la touffeur ensorcelante du Livre de l’Intranquillité, il s’avère difficile d’en sortir. Il n’y a ni chemin, ni récit, ni histoire, ni même action. C’est tout l’art de l’auteur que d’accrocher le lecteur par la seule force de ses rêveries, et de créer une complicité durable. Par petites touches, se dessine un être très humble, presque effacé, mais attachant et souvent déconcertant, auquel on ne peut s’empêcher de s’identifier par moments, et qu’à d’autres on cherche vainement à comprendre. C’est un peu du mystère de l’âme humaine et de l’essence de l’existence qui se dévoile au long de pages souvent poétiques, parfois hermétiques, mais très accaparantes.
Pour tenter d’en faire goûter la saveur, rien ne vaut la méthode qui consiste à cueillir de ci de là dans cette forêt de symboles, quelques citations et de les présenter en une sorte de pot-pourri thématique suggestif.

Pour cela, commencer naturellement par le rêve : “C’est la pire des drogues car elle est la plus naturelle de toutes. Elle se glisse dans nos habitudes avec plus de facilité qu’aucune autre, on l’essaye sans le vouloir, comme un poison offert. Elle n’est pas douloureuse, elle ne cause ni pâleur ni abattement - mais l’âme qui en fait usage devient incurable, car elle ne peut plus se passer de son poison, qui n’est rien d’autre qu’elle-même.”
Le rêve, c’est une sorte d’ontologie : “Toutes mes pensées, malgré mes efforts pour les fixer, se transforment tôt ou tard en rêverie. Nous ne sommes véritablement que ce que nous rêvons, car le reste, dès qu’il se trouve réalisé, appartient au monde et à tout un chacun. Si je réalisais l’un de mes rêves, j’en deviendrais jaloux car il m’aurait trahi en se laissant réaliser…/... Cependant, même le rêve né au cours de ma réflexion finit par me lasser. Alors j’ouvre les yeux qui rêvaient, je vais à la fenêtre et je transpose le rêve vers les rues et les toits.../… Dans cette contemplation mon âme se voit réellement délivrée, et je ne pense plus, ne vois plus, n’éprouve plus aucun besoin; c’est alors que je contemple réellement l’abstraction de la Nature - de la Nature, différence entre l’homme et Dieu…”
Le rêve en somme, c’est ce qui nous permet de tout imaginer, de concevoir les projets les plus complexes sans jamais être obligé de les réaliser. Le rêve, c’est aussi ce qui préserve de l’ennui dont Pessoa livre une belle définition: “souffrir sans souffrance, vouloir sans volonté, penser sans raisonnement… C’est comme être possédé par un démon négatif, être ensorcelé par quelque chose d’inexistant.”

Lorsque l’auteur sort du royaume des songes et qu’il aborde le sujet de la conscience de soi et des autres, il exprime un sombre pessimisme, que d’aucun pourrait qualifier d’égocentrisme: “Aucun homme ne peut comprendre les autres. Comme l’a dit le poète, nous sommes des îles sur l’océan de la vie; entre nous ondoie la mer, qui nous définit et nous sépare.../… Nous ne possédons ni un corps, ni une vérité - pas même une illusion. Nous sommes des fantômes de mensonges, des ombres d’illusions, et notre vie est aussi creuse au-dehors qu’au-dedans…”
Plus loin, la frontière entre le moi et les autres est encore plus explicite: “L’une de mes constantes préoccupations est de comprendre comment d’autres gens peuvent exister, comment il peut y avoir des âmes autres que la mienne, des consciences étrangères à la mienne, laquelle étant elle-même conscience, me semble par là même être la seule…
A la vérité, Pessoa ressent une profonde solitude. Rien ne peut vraiment la combler, car envers et contre toute compassion, “lorsqu’on souffre on est seul...” En retour, il ne parvient à s’émouvoir du sort de ceux qui l’entourent, même s’il éprouve de la sympathie pour eux: “Quelque amitié que je porte à quelqu'un, et si véritable que soit cette amitié, apprendre que cet ami est malade ou qu’il est mort ne me cause rien d’autre qu’une impression vague, indistincte, comme effacée, qui me fait honte../… J’éprouve seulement de la peine d’être incapable d’en ressentir…”
La misanthropie qui semble l’affecter repose sur des expériences douloureuses et des constats désabusés sur les comportements humains : “j’ai toujours voulu plaire. J’ai toujours souffert de ne trouver qu’indifférence.../… je reconnais en moi l’aptitude à inspirer le respect, mais non l’affection.../… je ne possède ni les qualités d’un chef, ni celles d’un subalterne. Je ne possède pas même celles de l’homme satisfait de son sort.../… Ayant constaté avec quelle lucidité, quelle cohérence logique certains fous justifient, pour les autres et pour eux-mêmes, leurs idées les plus délirantes, j’ai perdu à tout jamais la ferme certitude de la lucidité de ma propre lucidité…”
Au fond, pour lui, ce qu’on nomme habituellement l’amour n’est qu’un pis aller: “Aimer c’est se lasser d’être seul; c’est donc une lâcheté, une trahison envers soi-même (il importe souverainement de ne pas aimer…)”

Conséquence logique du sentiment de vanité de l’existence et des rapports humains, Pessoa regarde le monde qui s’agite avec lassitude. Il le contemple, mais rechigne à prendre part à l’agitation qui l’anime : “L’action est une maladie de l’esprit, un cancer de l’imagination. Agir c’est s’exiler. toute action est incomplète et inachevée. Le poème dont je rêve n’a de défaut que lorsque je tente de l’écrire…”
L’idéal, pour l’écrivain, “ce serait de n’avoir d’autre action que l’action fictive d’un jet d’eau - monter pour retomber au même endroit, bref éclat au soleil dénué de toute utilité, et faisant un bruit quelconque dans le silence de la nuit, pour que le rêveur pense à des fleuves dans son rêve, et sourie distraitement…”
Il n’est admirateur, ni des hauts faits d’armes ni des épisodes glorieux de l’histoire, ni du progrès social: “ Cela me fait mal à l’intelligence que quelqu’un puisse s’imaginer qu’il va changer quoique ce soit en s’agitant. La violence quelle qu’elle soit, a toujours représenté pour moi une forme hagarde de la bêtise humaine.../… Tous les révolutionnaires sont stupides, comme le sont, quoiqu'à un degré moindre, parce que moins gênants, tous les réformateurs.../… Impuissant à dominer et à réformer sa propre attitude, le révolutionnaire cherche une échappatoire en essayant de changer les autres et le monde extérieur.../… Rien ne me rebute autant que les vocables de la morale sociale.../… les termes de “devoir civique”, “solidarité”, “humanitarisme”, et d’autres du même acabit, me répugnent comme autant d’ordures qu’on me jetterait à la tête…”
Son mépris pour ceux qui dirigent le peuple est gigantesque et face à la foule, il se retranche dans l'individualisme: “Le gouvernement des hommes repose sur deux principes: réprimer et tromper. L’ennui c’est qu’ils ne parviennent ni à réprimer, ni à tromper. Ils saoulent tout au plus…/… J'admets toujours difficilement la sincérité des mouvements collectifs, étant donné que c’est l’individu seul avec lui-même qui pense réellement…

On dit souvent de Pessoa, qu’il incarne le Portugal. Pourtant sa vision de la patrie se limite à celle de la langue, à laquelle il voue un culte exclusif: “il me serait totalement indifférent qu’on prenne ou qu’on envahisse le Portugal, à condition qu’on ne me cause pas d’ennuis, à moi personnellement. Ma patrie c’est la langue portugaise. J’éprouve de la haine véritable, non pas contre ceux qui écrivent mal le portugais, qui ignorent la syntaxe ou qui écrivent selon l’orthographe simplifiée, mais contre la page mal écrite, que je déteste comme une personne réelle.”
 
A suivre...

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