Ce livre m'est tombé dessus à la manière de Satan dans le titre.
J'avais bien une vague connaissance de son auteur pour l'avoir entrevu une fois ou deux à la télévision mais Dieu sait pourquoi, je l'imaginais comme un dialecticien hermétique s'exprimant sur des sujets rebutants...
Quelle ne fut pas ma surprise, après avoir acheté un peu par hasard cet essai, de me mettre à en dévorer sa prose avec avidité, trouvant sous un style clair et efficace, ce qui manque le plus cruellement à notre époque : une conception presque objective, de la spiritualité.
De manière un peu surprenante, René Girard qui fait du sentiment religieux le déterminant principal des comportements de toute société humaine, commence par un constat désabusé.
A le croire, « Lentement mais irrésistiblement sur la planète entière, l'emprise du religieux se desserre ». Ni les prédictions de certains sur « le retour du religieux », ni les excès des nouveaux fanatiques ne peuvent masquer selon lui ce lent délitement.
Il est de première importance de souligner l'étrangeté de ce constat au seuil d'un ouvrage qui prétend démonter la mécanique infernale des mythes et montrer « objectivement » comment la Bible a fourni à l'homme le seul moyen de surmonter les démons auxquels pour son malheur, son sort semblait indéfectiblement lié. En réalité, la clarté avec laquelle René Girard voit le Christ représenter un tournant majeur et sans doute unique dans l'histoire de l'humanité, n'a d'égale que l'inquiétude qui l'étreint à l'idée du déclin de la religion qu'il incarne.
La force des rites et des mythes
Avant toute chose, René Girard invite le lecteur à considérer que depuis ses origines, l'Humanité est régie quasi exclusivement par un instinct rituel grégaire, qu'il nomme cycle de la violence mimétique, et dont il voit le fondement dans le désir.
Le désir a ceci de terrible qu'il se rapporte à l'autre, à ce qu'il possède, à ses biens ou à ses attributs. Il sous tend donc un conflit permanent entre les êtres humains. Pire, il voit sa force néfaste décuplée par la spirale de rivalités qu'il entraine presque à tout coup, lorsque plusieurs personnes se mettent à désirer la même chose simultanément : « les désirs rivalitaires sont d'autant plus redoutables qu'ils ont tendance à se renforcer réciproquement. »
En définitive, selon Girard, « la source principale de la violence entre les hommes, c'est bien la rivalité mimétique. »
Deuxième constante fatale caractérisant les sociétés humaines, c'est « le mécanisme victimaire », qui conduit, lorsque surviennent de graves crises, à désigner des victimes expiatoires. Peu importe que celles-ci soient coupables ou innocentes, l'essentiel est qu'elles servent d'exutoire à la colère, à l'angoisse ou à la panique qui envahissent les foules. Dans ce contexte, les victimes sont « sélectionnées par toute la communauté » en fonction de critères assez reproductibles: il s'agit le plus souvent de personnes faibles, démunies, malades ou seules, n'opposant aucune force, ne disposant d'aucun vrai défenseur.
Ici se rejoignent victimisation et violence mimétique. Pour le montrer, Girard prend l'exemple de la lapidation d'un mendiant, préconisée pour délivrer de la peste la ville d'Ephèse, par Appolonius de Tyane « gourou célèbre du IIè siècle après Jésus-Christ ». Le pauvre êre est bien sûr totalement étranger à l'épidémie au nom de laquelle le prétendu sage demande de l'immoler. En face, la foule est hésitante car elle sent confusément ce hiatus. Pourtant dès qu'une première pierre est jetée à l'insistance du sorcier, la mécanique s'enclenche, fatidique, et le mendiant est bientôt littéralement enseveli. La foule est temporairement satisfaite. Ne reconnaissant même plus la victime, elle peut s'imaginer voir dans ses restes tous les stigmates du malheur frappant la communauté. Après l'avoir sacrifiée, elle la sacralise... Dans cette mécanique, l'effet amplificateur du mimétisme paraît évident : « la première pierre est décisive car elle est la plus difficile à jeter. Mais pourquoi est-elle si difficile à jeter ? : parce qu'elle est la seule à ne pas avoir de modèle... »
A côté du rite victimaire, l'auteur décrit quelques équivalents dont le rôle est proche : celui du bouc émissaire par exemple, visant à exclure de la société un ou plusieurs individus jugés indésirables, ou encore le rite du meurtre fondateur à la base de nombre de processus révolutionnaires. On trouve ce dernier dans quantité d'épisodes même récents de l'histoire : Girard cite César pour l'Empire Romain, mais il aurait pu tout aussi bien évoquer Charles Ier en Angleterre, Louis XVI en France, Nicolas II en Russie...
Transfiguration christique de la fonction rituelle
Même si la description de ces rituels, consubstantiels aux mythologies et aux rites païens, est très convaincante, l'originalité du livre est ailleurs à mon sens.
Elle réside surtout dans le parallèle fait entre ces mythes et la Bible, dont le but est de faire comprendre la distinction fondamentale entre « ce qu'il faut bien appeler la vérité biblique, et le mensonge de la mythologie... »
Dans la Bible on retrouve naturellement tous les plus vils instincts humains. Mais à chaque fois elle fournit une clé pour les tenir à l'écart où s'en préserver. Mieux, elle les utilise pour en inverser la signification, et les transcender, de manière à mettre Satan en déroute.
Girard montre par exemple comment le décalogue s'oppose à tous les aspects destructeurs du désir. Pour ce faire, il invite à examiner le dixième et dernier commandement, le plus complexe, mais qui en définitive conditionne tous les autres : « Si on cessait de désirer les biens du prochain, on ne se rendrait jamais coupable ni de meurtre, ni d'adultère, ni de vol, ni de faux témoignage ».
Selon la thèse girardienne, les interdits véhiculés par les commandements sont donc une nécessité, que la bible rend pour la première fois claire, intelligible et applicable par chacun. De ce point de vue, l'auteur s'inscrit à contre-courant de la tendance libertaire qui voudrait qu'il soit « interdit d'interdire ». Il met en garde à cette occasion sur le leurre de la permissivité, car « si elle n'était pas contrecarrée, cette tendance [aux conflits rivalitaires] menacerait en permanence l'harmonie et même la survie de toutes les communautés ».
En plus des règles bibliques, l'épisode christique lui permet d'éclairer d'une nouvelle lumière tous les aspects développés à propos de la mythologie et des rites primitifs.
Le cycle de la violence mimétique s'exprime pleinement dans la passion du Christ. Dans son infortune, ce dernier sera progressivement lâché par tout le monde, y compris par les plus fidèles de ses apôtres. Le triple reniement de Pierre en est l'illustration la plus tragique. Selon René Girard, personne probablement n'aurait fait mieux que lui en la circonstance. Il ne faut par conséquent pas l'accabler, ni voir dans son attitude une cause intrinsèque, liée à son tempérament ou à son courage. Car en le faisant, on s'exonèrerait de l'explication mimétique en suggérant plus ou moins consciemment qu'à sa place on aurait agi différemment. Les spectaculaires « démonstrations de piété » auxquelles on assiste de nos jours vis à vis des victimes d'évènements passés, relèvent du même principe. Probablement les pénitents signifient-ils à travers elles, qu'il leur aurait été possible de se comporter mieux que leurs aïeux...
Le processus victimaire qu'on trouve partout dans la Bible éclate dans la crucifixion du Christ. Exposé à la vindicte populaire, sa mort s'inscrit dans le cycle de la violence mimétique mais aussi dans le rite de la victime expiatoire, et dans celui du meurtre fondateur.
Ce qui distingue ces évènements de tous les autres qui leur sont antérieurs dans l'histoire humaine, c'est que la religion chrétienne y apporte deux types de réponses totalement inédites.
A propos de la femme adultère, par exemple, au contraire d'Appolonius, Jésus parvient à gripper l'emballement mimétique, en faisant appel à l'introspection de chacun pour empêcher la fatidique première pierre. Il lui faut une détermination exceptionnelle car ce faisant, il prend le risque d'être associé à la victime désignée, et donc d'être sacrifié en même temps qu'elle... Pour une fois il gagne sans recours au miracle.
Mais, victime il le sera de toute manière bientôt, et il le sait. Mais pour une fois, la victime, en apparence désignée, sélectionnée, comme à l'accoutumé, aura choisi délibérément son sort. La foule qui le conspuera et qui réclamera sa mort, l'ignorera (d'où ces paroles du Christ sur la croix : « Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font »).
La mort en victime innocente mais consentante, et surtout la résurrection du Christ, constituent en somme, le fait le plus significatif de cette religion à nulle autre comparable. La victime n'est plus ici un infortuné bouc émissaire, mais l'agneau de Dieu, qui sauve l'Humanité. C'est ce que Girard appelle « le triomphe de la Croix ».
Où le miracle prend le pas sur l'objectivité...
Et c'est à ce moment de sa réflexion, qu'il voulait fondée sur une analyse objective des faits, que l'auteur introduit pour la première fois un élément relevant du mystique.
Car selon lui, c'est par la résurrection que tout change, irrémédiablement. C'est à partir de cet événement extraordinaire, que les apôtres définitivement dessillés des maléfiques sortilèges de Satan, vont affirmer sans crainte leur personnalité et répandre, envers et contre tous les obstacles, le message de Jésus. Ce fait apparaît incontournable et indiscutable à l'auteur : seule la force du Saint-Esprit peut délivrer de l'asservissement à la violence mimétique.
Évidemment cette conclusion audacieuse apparaîtra aux yeux de certains comme une sorte d'échappatoire un peu facile. Pire, on pourra imaginer que toute la rigueur analytique affichée dans le livre n'avait pour but que d'arriver à cette fulgurante rupture avec la raison.
Cela n'enlève rien à mon sens à l'intérêt de ce point de vue, assez inhabituel dans la pensée contemporaine. Sa force est en effet de redonner une vraie dimension spirituelle à la réflexion philosophique, qui en est si souvent singulièrement dépourvue de nos jours.
Sans spiritualité, la société retourne au paganisme
La dernière partie de l'ouvrage, qui s'intéresse à l'époque moderne, post-chrétienne, fustige la perte progressive du sens religieux. Girard, qui réitère son constat initial sur la défaite des religions, observe dans le même temps qu'aucune époque n'a paradoxalement autant promu les valeurs du christianisme. Par exemple, il remarque que « notre société est la plus préoccupée de victimes qui fût jamais », que « la mode est au pèsement des victimes ».
Prenant le contrepied de la violence mimétique et de l'exclusion rituelle de boucs émissaires, notre monde cherche à valoriser les minorités, tout en s'accusant de continuer â les rejeter. Il semble obsédé par la nécessité de toujours prendre le parti des victimes, en même temps qu'il bat sa coulpe au sujet de celles qu'il se reproche d'avoir faites par le passé.
En réalité pour l'auteur, ceci n'est qu'apparence, et toute inspiration christique à ce comportement est d'ailleurs assez généralement niée. A la place, on invoque l'humanisme, ou le rationalisme, « pour ne pas mentionner le religieux, pour ne rien dire du rôle du christianisme. »
Autrement dit sous des dehors de charité chrétienne, tout se passe comme si le monde contemporain retournait au paganisme ancestral : « aujourd'hui, toutes nos pensées sur l'homme, toutes nos philosophies, toutes nos sciences sociales, toutes nos psychanalyses sont fondamentalement païennes, en ceci qu'elles reposent sur un aveuglement au mimétisme conflictuel analogue à celui des systèmes mythico-rituels eux-mêmes »
Selon Girard, le vrai humanisme est forcément ancré dans le sentiment religieux. Plus fort même, « l'humanisme et l'humanitarisme se développent d'abord en terre chrétienne. »
Nier cette évidence revient à sous estimer le coeur même des problèmes : « Tous les discours sur l'exclusion, la discrimination, le racisme, etc... resteront superficiels aussi longtemps qu'ils ne s'attaqueront pas aux fondements religieux des problèmes qui assiègent notre société. »
Au passage Girard égratigne les penseurs matérialistes dont il estime l'influence aussi importante que néfaste sur la réflexion contemporaine. Freud, mais surtout Nietzsche sont les premiers visés.
Il concède une certaine clairvoyance à Nietzsche, « le plus antichrétien des philosophes du XIXè siècle » car en mettant en parallèle Dionysos et le Christ, « il a identifié la source de notre culpabilité à une époque où elle était moins évidente qu'aujourd'hui». Mais « au delà de ce point il n'a fait que délirer », et s'abandonner « comme nombre de penseurs contemporains à la passion des surenchères irresponsables ». Pire, en rétablissant le rite du sacrifice humain (« les sociétés doivent se débarrasser des déchets humains qui les encombrent »), « il a suggéré et encouragé les destructions terribles du national-socialisme... »
Tout n'est pas si mal...
Avant d'achever tout à fait son propos, René Girard choisit tout de même de manifester un certain optimisme, en accordant à notre société le mérite de bienfaits qu'elle même se refuse. A la manière de Churchill il voit certes notre monde comme le pire qui soit (« aucun monde n'a jamais fait plus de victimes que lui ») mais aussi, et de loin, comme le meilleur, « celui qui sauve le plus de victimes ».
Pour progresser, conseille-t-il, il ne faudrait donc pas trop se flageller : « Nous tonnons contre l'autosatisfaction bourgeoise du siècle dernier, nous ridiculisons la niaiserie du progrès et nous tombons dans la niaiserie inverse : nous nous accusons d'être la plus inhumaine de toutes les sociétés ». Or en réalité, « Les démocraties modernes peuvent présenter pour leur défense un ensemble de réalisations tellement uniques dans l'histoire humaine qu'elles font l'envie de la planète. »
En acceptant l'idée que « le véritable guide de l'Humanité n'est pas la raison désincarnée mais le rite », et en replaçant ce dernier dans la majestueuse perspective ouverte par la Bible, magnifiée par le Christ, on pourrait nourrir l'espoir que la raison et l'humanisme reprennent tout leur sens...
En conclusion
La thèse exposée par René Girard ne manque ni d'originalité, ni de puissance. Son attachement à la morale chrétienne l'inscrit dans la tradition des grands penseurs mystiques, et à certains égards pourrait faire penser à une resucée du Génie du Christianisme.
Il faut reconnaître que, bien que cela paraisse de nos jours assez anachronique, il n'y a rien d'illégitime à tenter d'éclairer l'humanisme des feux de la spiritualité, même si on situe cette dernière dans le champ du religieux.
Pourtant, faire de la religion chrétienne la seule source de lumière, paraît quelque peu abusif. Cela revient en quelque sorte, à décréter que l'humanité véritable ne débute qu'il y a deux millénaires, lors de la résurrection du Christ. C'est aussi faire fi de toute la philosophie antique, dont il est exagéré de prétendre qu'elle ne contiendrait aucune valeur humaniste.
D'une manière plus générale, soutenir comme le fait René Girard, que le rite soit le déterminant essentiel de l'organisation de toute société humaine semble excessif. Cela oblige l'auteur entre autres à rejeter avec dédain ce qu'il nomme « l'absurdité indéracinable du contrat social » et à faire découler l'avènement de la démocratie moderne, exclusivement des règles chrétiennes.
Quant à la force de l'Esprit Saint., elle reste du domaine de la foi, et donc échappe à toute argumentation rationnelle..
Illustration : cathédrale St-Pierre, Angoulême