La philosophie, aux yeux du commun des mortels, fait souvent figure de galimatias pédant et peu intelligible; une sorte de jus de cerveau aussi vaniteux que futile.
Dès l'antiquité, puis au travers de la scolastique moyenâgeuse, et jusqu'à l'existentialisme et au marxisme, nombreux furent les philosophes qui manièrent les concepts abscons, les notions fuligineuses, qui échafaudèrent des théories obscures, chimériques, ou basées sur de simples croyances.
Au dix-huitième siècle, en Angleterre, dans le sillage des fabuleuses avancées scientifiques amenées par Newton, un courant de pensée pragmatique rompit pourtant cette désespérante fatalité. Ses représentants avaient acquis la conviction qu'en philosophie pas plus qu'en science, il n'existe de raisonnement sérieux capable de s'affranchir de la réalité tangible. Ils bannirent de leur discours tout a priori, toute croyance non fondée, tout principe inné et firent de l'expérience l'unique terreau de leur pensée.
David Hume (1711-1776) illustra ce point de vue de manière magistrale dans des ouvrages très accessibles et encore très actuels. L'enquête sur l'entendement humain en constitue une pièce maîtresse. Il l'écrivit initialement sous la forme d'un traité, qui se heurta à l'indifférence générale. Il retravailla patiemment ce texte jusqu'à lui conférer l'humilité d'une enquête et la rigueur d'une synthèse.
Sa préoccupation principale est de faire simple, et il s'en explique : « La philosophie facile et claire aura toujours la préférence auprès de la généralité des hommes, sur la philosophie précise et abstruse; et de nombreuses personnes la recommanderont non seulement comme plus agréable, mais encore comme plus utile que l'autre. »
« C'est un raisonnement juste et précis qui est le seul remède universel, approprié à toutes les personnes et à toutes les dispositions; seul, il est capable de ruiner la philosophie abstruse et le jargon métaphysique qui, en se mêlant à la superstition populaire la rendent en quelque sorte impénétrable aux argumentateurs négligents et lui donnent l'apparence de la science et de la sagesse. »
De l'expérience
Pour Hume, l'expérience constitue le fondement de toute construction de l'esprit. Elle est conditionnée avant tout par la perception qu'on a des choses.
Il établit une différence fondamentale entre celle-ci, qu'il appelle « impression », et l'idée qu'on peut s'en faire, qui n'est qu'une sorte de « copie » atténuée de la première. Il n'est que de comparer la douleur qu'on ressent en se brûlant et l'idée qu'on en a, pour mesurer la distance qui les sépare.
Toutefois, l'idée même de brûlure n'a de sens pour l'esprit humain que si le corps en a fait l'expérience. Il en est ainsi de toute chose. Les idées qui sont le substrat de l'imagination reposent donc toutes sur des « impressions ».
Pour autant, « Rien n'est plus libre que l'imagination humaine. Elle a un pouvoir illimité de mêler de composer, séparer et diviser les idées dans toutes les variétés de la fiction et de la vision. Elle peut feindre une suite d'évènements avec toute l'apparence de la réalité, elle peut leur attribuer un temps et un lieu particuliers, les concevoir comme existants et se les dépeindre avec touts les circonstances qui appartiennent à un fait historique auquel elle croit avec la plus grande certitude. »
Il paraît donc essentiel de se défier des constructions abstraites que le cerveau est capable d'engendrer, et de s'attacher à conserver une logique lorsqu'on associe les idées entre elles. Face à tout concept paraissant abstrus, Hume recommande de rechercher « de quelle impression dérive cette idée supposée ». « Si l'on ne peut en désigner une, cela servira à confirmer que le concept en question est dénué de sens. »
Des relations de cause à effet
« Il y a seulement trois principes de connexion entre les idées, à savoir ressemblance, contiguïté dans le temps ou dans l'espace, et relation de cause à effet. »
Seule l'expérience peut garantir la pertinence de ces connexions. Les relations de causalité ne peuvent en effet pas se déduire d'un fait lui-même : « Nul objet ne découvre jamais, par les qualités qui paraissent aux sens, soit les causes qui le produisent, soit les effets qui en naissent; et notre raison ne peut, sans l'aide de l'expérience, jamais tirer une conclusion au sujet d'une existence réelle et d'un fait. »
Il faut noter que l'expérience n'a de valeur que parce qu'elle permet de tirer des conclusions reproductibles dans le temps : « toutes nos conclusions expérimentales procèdent de la supposition que le futur sera conforme au passé. »
De la difficulté de tenir compte de l'expérience dans les sciences humaines
Hume est parfaitement conscient qu'il est difficile de transposer la rigueur scientifique à certains concepts humains : « L'isocèle et le scalène se distinguent par des frontières plus précises que le vice et la vertu, le vrai et le faux. »
Mais il impute une bonne partie de ces difficultés à l'imprécision des notions dont on parle : « Le principal obstacle à notre perfectionnement dans les sciences morales ou métaphysiques est donc l'obscurité des idées et l'ambiguïté des termes. » Il met en cause également le besoin de surnaturel qu'a l'être humain qui le pousse trop souvent à « recourir à quelque principe invisible et intelligent comme cause immédiate de l'évènement (deus ex machina)». Or, « L'expérience nous apprend seulement comment un événement en suit constamment un autre, sans nous instruire sur la connexion cachée qui les lie l'un à l'autre et les rend inséparables. »
Du danger de mêler le divin aux préoccupations philosophiques
Le philosophe, qui n'était pas l'ennemi de l'idée de Dieu, rappelle que cette dernière fait en général mauvais ménage avec la recherche raisonnable de la connaissance : « Si l'esprit de religion se joint à l'amour du merveilleux, c'est la fin du sens commun et, dans ces circonstances, le témoignage humain perd toute prétention à l'autorité. »
« Un esprit religieux peut être un enthousiaste et s'imaginer voir ce qui n'a aucune réalité; il peut savoir que son récit est faux et pourtant y persévérer avec les meilleures intentions du monde dans le but de promouvoir une cause aussi sainte. »
De même, il condamne la méthode consistant à réfuter une hypothèse, « par le danger de ses conséquences pour la religion et la morale. » car, « Quand une opinion conduit à des absurdités, elle est certainement fausse, mais il n'est pas certain qu'une opinion soit fausse parce qu'elle est de dangereuse conséquence. »
Au passage il égratigne les théories reliant trop directement Dieu avec les évènements qui agitent le monde, celles qui voient en toute chose la main de Dieu. S'il en était ainsi, il serait impossible de juger aucune action humaine. Pour chaque crime, il faudrait par le jeu des causes et des effets, en rendre responsable Dieu créateur de tout, ce qui est absurde, car cela reviendrait à nier la nature criminelle des actes en question.
Hume relativise, surtout dans le domaine religieux, la valeur des témoignages. Il insiste par exemple, sur la neutralisation d'un témoignage digne de foi par un autre aussi digne de foi mais relatant l'inverse du premier.
Il use de cette argumentation pour affirmer qu'aucun témoignage humain ne peut avoir assez de force pour prouver un miracle ou de manière plus générale tout acte violant les lois connues de la nature. « C'est en effet l'expérience seulement qui donne autorité au témoignage humain; et c'est la même expérience qui nous rend certains des lois de la nature. Quand donc ces deux genres d'expérience sont contraires, nous n'avons rien à faire que de soustraire l'une de l'autre », « ce qui se monte à un entière annihilation. »
Pour éviter tout excès enfin, il invite dans les raisonnements, à garder le sens de la mesure : « Quand nous inférons une cause particulière d'un effet, il nous faut proportionner l'un à l'autre, et l'on ne peut nous accorder d'attribuer à la cause que les qualités qui suffisent exactement à produire l'effet. L'élévation, sur l'un des plateaux, d'un corps de dix onces peut servir de preuve que le poids antagoniste dépasse dix onces; elle ne peut jamais apporter une raison qu'il dépasse cent onces. »
« Vous trouvez certains phénomènes dans la nature. Vous cherchez une cause ou un auteur. Vous vous imaginez que vous l'avez trouvé. Puis vous devenez si épris de cette créature de votre cerveau que vous croyez impossible qu'elle ne produise pas nécessairement quelque chose de plus grand et de plus parfait que la présente scène de choses qui est si pleine de mal et de désordre... »
En définitive Hume souhaite que la philosophie délaisse les « sublimes mystères » touchant à l'existence de Dieu. Pour retourner « avec la modestie convenable, à son véritable domaine propre, l'examen de la vie courante, où elle trouvera assez de difficultés pour occuper ses recherches sans se lancer sur un océan infini de doutes, d'incertitudes et de contradictions »
Il termine sur cette recommandation visant à apprécier à sa juste valeur tout ouvrage de philosophie : « contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité ou le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux sur des questions de fait et d'existence ? Non. Alors mettez-le au feu, car il ne contient que sophismes et illusions. »