Lorsqu'un ouvrage se vante d’être un guide d'éveil spirituel et qu’il se vend à plusieurs millions d'exemplaires, il est assez naturel de se montrer curieux mais également un peu dubitatif sur son contenu.
C'est donc avec un mélange d'intérêt et de doutes que j'ai abordé la lecture du best-seller de la fin des années quatre-vingt-dix, Le Pouvoir du Moment Présent d'Eckhart Tolle, en m'efforçant de faire table rase d'éventuels préjugés. Et avec seul parti pris que toute quête spirituelle est louable en cette époque portée au matérialisme, qui voit les idéologies et les philosophies s'essouffler, tandis que les religions s'étiolent ou se radicalisent dangereusement.
Il faut sans doute ne pas trop s’appesantir sur la préface, signée par un certain Russel E. DiCarlo, car elle n’est pas vraiment faite pour éteindre toute appréhension. Elle loue en effet de manière dithyrambique le propos qu'elle introduit, en le plaçant dans le contexte un peu nébuleux des clubs de réflexion et d'approfondissement spirituel inspirés du mouvement hippie (Institut Esalen en Californie) ou dans le sillage pseudo-scientifique, auto-prétendu « post-quantique » de Jack Sarfetti, lequel s'est surtout illustré par ses digressions saugrenues sur les expériences de psychokinèse, de télépathie et autres voyages supraluminaux…
Eckhart Tolle, livre quant à lui, en préambule à son ouvrage, le contexte dans lequel ses théories lui furent révélées brutalement, après de longues années de dépression et de difficultés existentielles.
Lors d'une nuit particulièrement éprouvante, il ressentit soudain un grand vide en lui ; il se sentit aspiré par un « vortex d'énergie » qui le conduisit à abandonner toute résistance aux vicissitudes de la vie, et à se réveiller régénéré en quelque sorte. Dès lors le monde lui parut tout autre. Ses peurs avaient disparu, définitivement remplacées par une grande sérénité. C'est cette expérience extraordinaire qu'il relate et qu'il tente de faire partager.
La forme de l'ouvrage, fondée sur un dialogue faisant alterner questions/réponses est un grand classique depuis Platon et vaut sans doute mieux qu'un long discours. Cela permet de rendre le message plus fluide et plus accessible, et force est de reconnaître que le challenge paraît réussi, eu égard aux tirages impressionnants du bouquin.
Toutefois, le procédé ne permet pas vraiment d'occulter les redondances, voire les incohérences, et malgré sa division en 10 chapitres, force est de constater que le livre tourne autour de quelques idées, qui reviennent comme des antiennes.
De manière générale, les recettes et préconisations données par l’auteur s’inscrivent dans le registre assez traditionnel usité par les guides, gourous, mentors de tous poils : il s'agit de trouver au plus profond de soi une sorte de quiétude déconnectée de la réalité du quotidien et de tout ce qui parasite la pensée, nous empêchant d'accéder à une « conscience totale ».
Le chemin emprunté tient tantôt de la révélation religieuse, notamment par ses références fréquentes au Christ ou à Bouddha, tantôt de la méditation transcendantale, par sa recherche du « vide mental », de « l'illumination », sans oublier un zeste d’épicurisme, reprenant le principe du carpe diem et la libération « du corps de souffrance »...
Premier commandement de ce catéchisme spirituel : il faut lutter contre son mental, car c'est l'ennemi !
Pour asséner ce truisme, Eckhart Tolle n’y va pas par quatre chemins : « le mental ressemble à un navire qui coule, si vous ne le quittez pas , vous sombrerez avec lui ».
En d’autres termes, il faut faire le vide en soi pour se consacrer à l'essentiel. C’est plutôt conventionnel pour un maître en « zénitude », sauf que l'auteur pousse le raisonnement très loin, puisqu'il va jusqu'à prétendre que « le vide mental c'est la conscience sans la pensée.»
Autrement dit, pour « atteindre la conscience pure, l'état où l'on est totalement présent, condition qui élève les fréquences vibratoires du champ énergétique qui transmet la vie au corps physique », il faudrait s'affranchir de la pensée elle-même !
Plus fort, il affirme que « La conscience n'a pas besoin de la pensée, dont 80 à 90% est non seulement répétitif et inutile mais aussi en grande partie nuisible en raison de sa nature souvent négative voire dysfonctionnelle.»
De fait, Eckhart Tolle n'hésite pas à envoyer paître le bon vieux Descartes et son fameux « cogito ergo sum », qu'il qualifie “d'erreur fondamentale, confondant la pensée et l'être, et assimilant l'identité à la pensée”. Les émotions, qualifiées de “réaction du corps au mental” sont pareillement refoulées, et tant qu’on y est, il faudrait évacuer la notion de temps, trop « indissociablement liée au mental ». Ni passé, ni futur donc, il n'y a que le moment présent qui vaille.
Evidemment, après s’être émancipé du mental, de la pensée, des émotions et du temps, il ne reste plus grand chose pour vous tracasser, et les problèmes disparaissent, n'étant en somme « qu’une fiction du mental [qui a] besoin du temps pour se perpétuer ».
Ainsi, "quand on n'offre aucune résistance à la vie, on se retrouve dans un état de grâce et de bien-être..." et de fait « les prochaines factures ne sont plus un problème », et même « la disparition du corps physique ne l'est pas non plus... »
Il ne reste qu’un pas à franchir pour basculer dans l’au-delà éthéré, et le Maître le franchit allègrement en révélant que le but ultime de la démarche, c’est de pouvoir lâcher prise, c’est à dire atteindre cet état spirituel qui conduit à "accepter l'inacceptable (mort d'un condamné, ou d'un malade...) à transformer la souffrance en paix, voire à mourir, à devenir rien, à devenir Dieu parce que Dieu est également le néant... "
De ce point de vue, "le secret de la vie c'est de mourir avant de mourir et de découvrir que la mort n'existe pas..."
Cette conception radicale des choses aboutit donc à une sorte de nihilisme mystique assez déconcertant. Ce qui importe en définitive c’est "la source invisible de toutes choses, l'Etre à l'intérieur de tous les êtres" qu’il nomme « le non manifeste » et qui le conduit à affirmer étrangement que « L'essence de toute chose c'est le vide. »
On pourrait penser à la fameuse citation de Saint-Exupéry « on ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux ». Mais pour Eckhart Tolle, point de sentiment, le monde visible n’est là que pour révéler le non manifeste qui a besoin de lui pour se réaliser, tout comme « vous ne pourriez être conscient de l'espace s'il n'était pas occupé par des objets. »
A force de dépouiller la conscience humaine de tous les attributs qui la définissent habituellement, l’auteur finit par ravaler l’être humain à un rang inférieur à celui des animaux ou même des plantes auprès desquels il faudrait selon lui prendre des leçons : “Observez n'importe quelle plante ou n'importe quel animal, et laissez-lui vous enseigner ce qu'est l'acceptation, l'ouverture totale au présent”.
Il est vrai comme il le fait remarquer, que pour un animal le temps n’existe pas. Les questions “quelle heure est-il”, “quel jour sommes-nous” n'ont pas de sens, puisque seul compte pour lui l'instant présent. Mais n’est-ce pas précisément parce qu’ils n’a pas conscience d’exister, différence ontologique fondamentale avec l’homme ? A contrario, n'est-ce pas la pensée, par son pouvoir d'imagination, sa capacité à s'interroger sur les choses et sur le temps qui passe, qui confère à l'être humain sa grandeur tragique et qui donne son sens au monde ?
Ce n’est pas vraiment le souci d’Eckhart Tolle pour qui “même une pierre a une conscience rudimentaire, sinon elle n'existerait pas…”
Une telle réduction relève de l’aporie. Elle limite hélas grandement la portée de la réflexion sur la conscience, qui tombe parfois dans les clichés, notamment lorsqu'elle énonce “qu’en se libérant de son identification aux formes physique et mentale, elle devient ce qu'on pourrait qualifier de conscience pure ou illuminée, ou encore de présence”.
Pour être gentil, on peut juste juger intéressant le parallèle avec le satori du bouddhisme, défini comme étant “un bref moment de vide mental et de présence totale.../... un avant-goût de l'éveil spirituel", et adhérer à l'extension du concept qui conduit à définir l’éternité, non comme un temps infini mais comme étant l’absence de temps.
Il y a certainement du bon à prendre dans ce livre pour ceux dont le stress grignote la sérénité. On peut y trouver des solutions pour approfondir sa vie intérieure ; des conseils qui peuvent aider, pour reprendre les termes de l’auteur, à être « semblable à un lac profond », à peine agité en surface par les circonstances extérieures et les misères de la vie, mais totalement et irrémédiablement paisible en dessous…
Mais il y a beaucoup d’irréalisme, sur lequel buteront celles et ceux qui seraient tentés d’en appliquer in extenso les préconisations, et in fine, il y a peu de recettes réellement novatrices par rapport aux nombreux guides qui peuplent les rayonnages du spiritualisme.
Au surplus, on trouve quelques réflexions l’inscrivant dans le fameux courant de pensée « New Age », hanté par une vision sinistre de la société moderne, industrielle.
Par exemple, on trouve ce concept rabâché et un tantinet culpabilisateur, faisant des humains « une espèce dangereusement désaxée et très malade. Ou encore cette « résistance au présent » qui serait responsable d’un dysfonctionnement collectif, constituant « le fondement de notre civilisation industrielle déshumanisée.../... tourmentée et extraordinairement violente qui est devenue une menace pour elle-même mais aussi pour toute vie sur la planète.../...
Ou encore ce raccourci, qui part d'un vrai constat, accusant la société moderne "de créer des monstruosités, et ce pas uniquement dans les musées d'art", mais également dans « nos aménagements urbains et la désolation dans nos parcs industriels », mais qui en attribue la responsabilité exclusive au "mental collectif", qualifié "d'entité la plus dangereusement démente et destructrice."
Il est difficile de suivre l'auteur dans ces affirmations excessives. Dommage, car d’autres sombres constats sonnent terriblement juste, tel celui qui stipule que “le temps psychologique, qui exprime le fait que notre bien se trouve dans l'avenir, et que la fin justifie les moyens, est une maladie mentale dont on peut trouver l'illustration dans le socialisme, le communisme, le nationalisme, certaines religions rigides : la croyance dans un paradis futur peut créer un enfer dans le présent.”
On peut enfin regretter que trop peu d’affirmations soient corroborées par des preuves tangibles. Il est certes difficile de “prouver ce qui s’éprouve” pour paraphraser Kant, mais lorsque l’auteur déclare que « la conscientisation du corps énergétique entre autres bienfaits, provoque le ralentissement significatif du vieillissement de corps humain », on est droit, à l’instar de l’interlocuteur imaginaire de l’auteur de lui poser la question : "Y a-t-il des preuves scientifiques ? " , et de ne pas forcément se satisfaire de la réponse en forme de tautologie « Essayez, et vous en serez la preuve... »
De même, on reste un peu sur sa faim lorsqu’à l’interrogation « Quand savoir que j'ai lâché prise ? » on se voit retourner : « Quand vous n'aurez plus besoin de poser cette question... »
Eckhart Tolle. Le pouvoir du moment présent : Guide d'éveil spirituel [« The power of now »], Outremont, Éditions Ariane, septembre 2000 (et dans la collection J'ai Lu)