11 avril 2010

L'Esprit de Philadelphie


Il fut un temps où tout ce qui n'avait pas l'estampille « origine de gauche contrôlée » faisait par principe, l'objet d'un procès en sorcellerie, genre reductio ad hitlerum (l'axiome étant : tout ce qui n'est pas de gauche relève, par essence, du fascisme...). Aujourd'hui, la bonne vieille technique dialectique procédant par assimilation est toujours en vigueur (même si elle a été bien démystifiée en son temps par Schopenhauer), mais elle se concentre sur le Libéralisme, devenu la bête à abattre. Et la dernière mode est d'en noyer le concept dans ce qui lui est le plus contraire, à savoir le stalinisme !
Évidemment c'est incongru, grotesque, intellectuellement véreux, et ça révèle une méconnaissance profonde, sous tendue sans doute par une aversion instinctive, pour tout ce qui touche au libéralisme. Mais c'est facile, pas besoin de trop argumenter, et ça permet de jeter le beau bébé de la liberté avec l'eau saumâtre du bain communiste. On pourrait ajouter que ça permet à certains de faire oublier leurs connivences longtemps entretenues avec le système soviétique...
A la faveur de la crise, cette tendance atteint un vrai paroxysme. Nombre de publications ont déferlé tous azimuts, accusant de tous les maux le libéralisme (requalifié pour la circonstance « d'ultra-libéralisme »), et revendiquant le recours aux belles valeurs sociales, à la nécessité de l'étatisation universelle, à l'instauration de réglementations généralisées.

En début d'année 2010, Alain Supiot, professeur de droit du travail et directeur de l'Institut d'études avancées de Nantes s'emparait de ce flambeau douteux pour en faire un ouvrage au titre emblématique : L'esprit de Philadelphie.
Au premier abord, une telle référence appelle plutôt la sympathie de tout Libéral épris du message des Pères Fondateurs de l'Amérique. L'esprit de Philadelphie c'est bien sûr avant tout celui des auteurs de la déclaration d'indépendance de 1776, ou encore des Conventionnels qui élaborèrent la Constitution Américaine en 1789 : il n'y a pas de système au monde mieux organisé, plus stable, plus équilibré, et qui préserve autant les libertés individuelles.
L'ennui est que l'ouvrage se réfère en fait à une déclaration d'intention, moins connue, émanant de l'OIT (Organisation Internationale du Travail) datant de 1944 …
Ce ne serait pas pour autant un outrage, car s'inscrivant dans le grand dessein des Nations Unies, elle constitue une suite assez logique à ces textes fondamentaux. Elle n'a rien de contradictoire avec eux bien au contraire, même si elle se borne à énumérer des vœux pieux qui ne peuvent avoir, comme beaucoup de résolutions de l'ONU, force de loi, vue leur ambition quasi apodictique et leur prétention à une application universelle. Qu'on en juge par les quatre piliers principaux de cette déclaration :
-Le travail n'est pas une marchandise,
-La liberté d'expression et d'association est une condition indispensable d'un progrès continu,
-La pauvreté, où qu'elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous,

-Tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales.
On trouve évidemment dans ce catalogue bien intentionné l'empreinte assez forte du New Deal, avec ses belles aspirations à la justice sociale. On y trouve également une certaine naïveté conduisant à prôner des lapalissades. On pourrait enfin s'interroger sur le caractère étonnamment approximatif de certains principes. Pourquoi par exemple, dénier au travail la qualité de marchandise alors même qu'il se monnaie et que son prix fait l'objet d'âpres négociations ? Ne serait-ce pas plutôt à l'être humain qu'il faudrait réserver ce statut particulier, d'entité impossible à marchander ?
L'essentiel est que ce texte réaffirme l'importance de la liberté sous toutes ses formes. Force est de constater d'ailleurs, que si c
es recommandations ne sont pas appliquées partout loin s'en faut, ce ne sont pas les pays démocratiques qui s'avèrent les plus répréhensibles en la matière.


Le vrai problème est que cette déclaration dont le but est de diffuser quelques règles de bonne conduite urbi et orbi, fondées sur la nécessité de la liberté, soit exploitée aujourd'hui par certains penseurs, pour flétrir justement le libéralisme, et la mondialisation, au motif que les hommes y seraient traités comme du «matériel», du «capital» ou de simples «ressources».
Il est encore plus choquant pour servir cette thèse, de l'appuyer à la manière de M. Supiot, sur l'assimilation grossière du libéralisme au communisme : « Portée par les noces du communisme et de l’ultralibéralisme, la nouvelle doxa prône le démantèlement de toute frontière pour les marchandises et les capitaux, tandis que de nouvelles barrières sont érigées chaque jour contre la circulation des hommes »
Pour faire bref, M. Supiot reproche au système économique mondialisé d'avoir occulté depuis une trentaine d'années les principes de l'OIT et d'avoir versé au contraire, dans l'ultra-libéralisme : "La foi dans l'infaillibilité des marchés a remplacé la volonté de faire régner un peu de justice dans la production et la répartition des richesses à l'échelle du monde, condamnant à la paupérisation, la migration, l'exclusion ou la violence la foule immense des perdants du nouvel ordre économique mondial."
Vu à travers le prisme déformant de la crise économique actuelle (la plus grave depuis 1930 nous répète-t-on à longueur de journée...) ce type d'argumentation peut avoir un semblant de vraisemblance.
Mais objectivement la thèse occulte bon nombre de réalités et rejoint peu ou prou les revendications confuses, agressives et destructrices de l'alter-mondialisme.


A partir de la fin du second conflit mondial, une fantastique vague de prospérité gagna le monde, à l'exception notable des pays socialistes et de ceux soumis à des dictatures féodales. C'est faire preuve d'une bonne dose de mauvaise foi que de refuser de reconnaître que ces progrès furent portés par les principes de la démocratie libérale, mise au point aux Etats-Unis. La mise sur pied d'instances internationales (SDN, ONU, FMI, OIT, GATT...) était censée accompagner, aider et réguler la mondialisation inéluctable, engendrée par l'expansion de la liberté et les progrès techniques extraordinaires qu'elle facilita (notamment transports, télécommunications).
On peut reprocher à ce modèle bien des choses sans nul doute, mais il y a un grand danger à vouloir, par pure idéologie, lui briser les ailes ou simplement chercher à l'encager.
Il y a probablement plusieurs manières de concevoir le libéralisme. Alors qu'en France, il est associée au capitalisme honni, dans les pays anglo-saxons, il qualifie paradoxalement une sensibilité « de gauche »...
Le plus simple (mais pas simpliste pour autant...) est tout de même de considérer qu'il est fondé avant tout sur l'esprit de liberté.
Cela ne signifie aucunement qu'il faille se passer d'Etat et de Lois. Au contraire. De Montaigne à Popper, en passant par Montesquieu, Locke, Tocqueville etc..., tous les penseurs du libéralisme ont insisté sur l'importance de ces derniers pour garantir une vraie liberté, et prémunir de l'anarchie. On ne peut résumer mieux ce sentiment qu'en citant
Karl Popper : « Nous avons besoin de liberté pour empêcher l’Etat d’abuser de son pouvoir, et nous avons besoin de l’Etat pour empêcher l’abus de liberté ». Le tout est de trouver le juste milieu.

Avec un minimum d'objectivité, il est difficile de prétendre que l'emprise de l'Etat, des lois et des régulations soit allée en diminuant depuis quelques décennies. Même aux Etats-Unis, pays libéral s'il en est, le poids du Gouvernement Fédéral n'a pas cessé de s'accroître. Quant à la production de lois, règlements, normes en tous genres, il suffit de peser les journaux, bulletins et codes officiels, pour en mesurer l'inflation vertigineuse (déjà Montaigne et Montesquieu s'en plaignaient en leur temps...)
Le vrai problème est donc bien davantage lié à la pléthore de la bureaucratie qu'à son insuffisance. Par voie de conséquence, ce n'est pas d'un excès de liberté dont le monde souffre, mais d'un manque. Et en terme de régulations, il conviendrait de procéder avant tout à un élagage, tout en cherchant à en améliorer la qualité, plutôt que de songer à en renforcer encore le nombre déjà extravagant.


Autre difficulté, surtout depuis l'effondrement du communisme, c'est l'irruption brutale de nombreux pays sur le grand « marché » mondial. Nicolas Baverez a très bien exprimé cette problématique dans un numéro spécial du Point consacré au libéralisme (Janvier 2007) : « Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, la démocratie a marqué des progrès incontestables en Europe, mais aussi en Amérique latine et en Asie. L'économie mondiale se trouve engagée dans un cycle de croissance intensive (5,5% par an) qui bénéficie en priorité aux pays émergents et favorise la sortie de la pauvreté de centaines de millions de gens dans l'ex-empire soviétique comme en Chine, en inde et au Brésil.»
Faudrait-il donc se lamenter que ces pays, grâce aux progrès de la liberté, puissent enfin accéder eux aussi à une certaine prospérité, même si nous devons un peu en souffrir, transitoirement ?
Par un paradoxe désolant, comme le déplore Nicolas Baverez, « Le libéralisme se trouve ainsi dans une position paradoxale de moteur des transformations de la démocratie et du capitalisme, mais aussi de bouc émissaire auquel sont imputées les injustices du monde. »

En réalité, le monde se trouve dans une phase climatérique L'inflation bureaucratique et un certain nombre de déséquilibres internationaux menacent la pérennité des progrès accomplis. Néanmoins, les démocraties ont montré une étonnante capacité de résistance qui leur a permis de sortir victorieuses des idéologies et des grandes guerres du XXè siècle. Il faut être optimiste et parier sur le triomphe de la liberté, même si, et c'est toujours Baverez qui parle, «la liberté n'est jamais acquise ou donnée, mais toujours conquise et à construire».
Il faut également se garder d'imaginer qu'en tuant l'aspiration libérale, pour faire renaître sur ses cendres de nouvelles idéologies, les choses seront plus roses (sans jeu de mot...). « Les libéraux ne proposent ni explication unilatérale, ni recette miraculeuse, mais opposent le travail de la raison au déchainement des passions extrémistes et du fanatisme, l'éloge de la modération à la tentation de la démesure et à la fascination pour la violence, la pédagogie patiente de la liberté au renoncement et au fatalisme. »
Il convient donc se retirer de l'esprit un certain nombre d'idées reçues qui ne reposent que sur une acception très subjective et fallacieuse de la notion de liberté :
-Le Libéralisme n'oblige aucunement les employeurs à maltraiter leurs salariés bien au contraire, puisqu'il fait de la défense de l'individu un objectif cardinal. A l'heure actuelle, certains pays émergents n'ont pas encore de droit du travail digne de ce nom, tandis que d'autres nations dites développées ont mis en place des systèmes de protection sociale quasi asphyxiants. Il en résulte un déséquilibre fâcheux contre lequel il faut lutter, grâce notamment aux institutions internationales. La solution sera probablement un compromis, exigeant de chaque partie des concessions et des révisions douloureuses. La France est hélas un des derniers pays occidentaux à refuser de se réformer. Elle pourrait le payer cher.
-Le libéralisme ne propose pas une jungle commerciale mais des relations ouvertes, qui offrent les meilleures chances à une prospérité durable. Le commerce n'est pas un vilain mot. Il n'est pour s'en convaincre, que de relire ce qu'en disait Montesquieu : «L'effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l'une à intérêt à acheter, l'autre a intérêt à vendre, et toutes les unions sont fondées sur des besoins naturels...» (L'Esprit des Lois).
De ce point de vue, le protectionnisme, qui repose sur une conception égocentrique et chauvine des échanges, est néfaste, même si ses défenseurs font miroiter quelques avantages à court terme. Les gens qui comme M. Supiot fustigent un monde où circuleraient librement les marchandises, tandis qu'on freinerait la circulation des hommes, ont une vue embuée. En matière de brassage de populations, une fois encore les Etats-Unis ont montré et montrent l'exemple de manière stupéfiante. Il serait vain toutefois de prétendre qu'aucune régulation ne soit nécessaire. Encourager l'immigration de populations auxquelles on n'aurait rien d'intéressant à proposer, n'est guère plus sensé que de s'acharner à vendre des tenues de plage à des Esquimaux ou des couvertures polaires sous les Tropiques...
-Le Libéralisme bien compris n'encourage aucunement les fusions d'entreprises, la concentration, ou les monopoles. A l'inverse, il pose que la concurrence (libre et non faussée), ou mieux encore, l'émulation est la meilleure garantie de la qualité et du contrôle des prix. Il y a lieu de s'alarmer de la concentration hallucinante d'entreprises et de banques à laquelle on assiste depuis quelque temps. L'amélioration apparente et transitoire de la productivité que ces mouvements centripètes procurent, ont pour contrepartie une déshumanisation et une vulnérabilité de l'ensemble de la société. Les grandes faillites observées depuis quelque temps en sont l'illustration.
-Enfin, le Libéralisme n'exclut pas la solidarité. Simplement, il postule que l'Etat n'est pas le mieux placé pour la mettre en oeuvre. Sauf cas de force majeure, la solidarité ne relève en effet pas de l'obligation institutionnelle mais de l'initiative de chacun, particuliers et entreprises. Le rôle de l'Etat est dans un tel contexte, celui de catalyseur, et non celui de machine à redistribuer.
D'une manière générale, il n'est pas de liberté qui vaille sans qu'elle soit assortie de responsabilité. En démocratie, les citoyens doivent prendre conscience qu'ils sont des acteurs à part entière. Ils ont les gouvernants qu'ils méritent et ne peuvent tout attendre des Pouvoirs Publics. Ils doivent apprendre à se gouverner par eux-mêmes.
«Le plus grand soin d'un bon gouvernement devrait être d'habituer peu à peu les peuples à se passer de lui» affirmait avec sagesse Tocqueville. On ne saurait mieux résumer l'état d'esprit libéral.

En paraphrasant De Gaulle, on peut comme certains impatients sauter sur sa chaise comme un cabri en bêlant : « Justice Sociale ! Justice Sociale ! Justice Sociale !... » mais cela n'aboutit à rien et cela ne signifie rien. La Justice Sociale, considérée comme une fin en soi, conduit quasi inévitablement à nier la réalité et aboutit au résultat inverse de celui recherché. L'échec universel du socialisme en est le témoin édifiant. Il suffit de citer encore et toujours, Tocqueville : «la démocratie [américaine] veut l'égalité dans la liberté, et le socialisme veut l’égalité dans la gêne et dans la servitude»
Et pour terminer, redonner la parole à Nicolas Baverez : «Dès lors qu'il ancre la liberté dans la seule raison critique des hommes et l'engagement des citoyens, dès lors qu'il accepte d'être inscrit dans le mouvement de l'histoire au coeur de sociétés en perpétuelle mutation, le libéralisme constitue une cible facile et prioritaire pour les idéologues, les démagogues, les extrémistes de tout poil et de tout bord.» Fasse le ciel que cette évidence soit un jour comprise et que le Monde entérine durablement le choix de la liberté plutôt que celui de nouvelles servitudes...

L'esprit de Philadelphie : La justice sociale face au marché total. Alain Supiot. Le Seuil 2010


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