Décidément le sujet du malaise hospitalier s’impose comme une triste mais très actuelle réalité dans les médias. Après la vision caricaturale donnée par madame Lucet, Arte diffusait ce 3 octobre un édifiant reportage signé Jérôme le Maire, consacré au bloc opératoire de l’hôpital Saint-Louis à Paris.
Ce film témoigne de 2 années passées sous les scialytiques, dans le tumulte organisationnel d’une structure comportant 14 salles d’opérations. Il révèle avec acuité les tensions et surtout la morosité des personnels. Fait troublant, il reflète assez exactement une situation qui peut être généralisée, non seulement à d’autres structures du même genre, mais également à quantité d’établissements.
Partout, on constate les mêmes symptômes, révélant comme le dit un des professionnels interrogés, “un monde désenchanté.”
Si les médecins, chirurgiens et anesthésistes sont les plus nombreux à s’exprimer, on entend également des infirmières, des aides-soignants, des cadres de santé et même des directeurs. Tous les propos concordent et confirment que quelque chose ne tourne plus rond “dans le ventre des hôpitaux”...
Ce n’est pas qu’ils aient manqué de moyens, ce n’est pas non plus que les recrutements aient fait défaut. Alors de quoi s’agit-il ?
Ce reportage a le mérite de ne pas asséner les explications à la manière dogmatique de madame Lucet. A aucun moment il ne cherche à porter la moindre accusation contre qui que ce soit. Tout au plus peut-on dire qu’il tend à objectiver une maladie très actuelle : le burn-out. Et de ce point de vue, l’intérêt de ce type de reportage filmé “caméra au poing”, est évident : il donne la parole aux gens de terrain, la plupart du temps dans le feu de l’action. Certains propos sont bien plus révélateurs que de longs discours ou de savantes démonstrations.
Pas moins d’un an de repérages ont été nécessaires au réalisateur pour prendre la mesure de son sujet.
Il faut dire qu’au sein d’un hôpital, le Bloc Opératoire est une vraie ruche. A Saint-Louis, pas moins de 250 personnes y travaillent pour réaliser une moyenne de 60 à 80 interventions par jour. La caméra qui s’attarde en introduction sur les locaux montre qu’ils sont en apparence quasi neufs, et le moins qu’on puisse dire est que l’équipement ne paraît pas manquer.
Les conditions matérielles de travail semblent donc plutôt bonnes voire excellentes. Sont-elles adaptées à la quantité d’activité, c’est la première question qui vient à l’esprit lorsqu’on entend une surveillante égrener avec dépit : “salle 1, on déborde, salle 2 on déborde, salle 3 ça déborde, salle 4 ça déborde… Salle 7, il faut prendre les urgences qui ont été reportées...”
Sont-elles bien organisées ? On peut en douter lorsqu’on voit un chirurgien, au sommet de sa carrière, et professeur d’université de surcroît, se colleter avec un ”cadre de santé” qui lui refuse de pratiquer sur “cinq minutes pas plus”, l’excision d’un abcès de fesse, dans la foulée de l’intervention qu’il vient de finir !
Les conditions matérielles de travail semblent donc plutôt bonnes voire excellentes. Sont-elles adaptées à la quantité d’activité, c’est la première question qui vient à l’esprit lorsqu’on entend une surveillante égrener avec dépit : “salle 1, on déborde, salle 2 on déborde, salle 3 ça déborde, salle 4 ça déborde… Salle 7, il faut prendre les urgences qui ont été reportées...”
Sont-elles bien organisées ? On peut en douter lorsqu’on voit un chirurgien, au sommet de sa carrière, et professeur d’université de surcroît, se colleter avec un ”cadre de santé” qui lui refuse de pratiquer sur “cinq minutes pas plus”, l’excision d’un abcès de fesse, dans la foulée de l’intervention qu’il vient de finir !
C’est peut-être à l’occasion d’un tel incident qu’on met le doigt là où précisément ça fait mal, là où le diable instille ses maléfices...
Car pour faire fonctionner une structure aussi complexe, il faut que chacun trouve sa place. Et le sentiment qui s’impose rapidement à entendre les différents protagonistes de cette aventure, c’est le manque de considération qu’ils ressentent chacun à leur niveau. “Nous ne sommes plus que des pions qui faisons tourner la machine” s’exclame une anesthésiste en évoquant le “torchon” qui lui est remis chaque semaine en guise de planning.
Dans ce contexte, la dépersonnalisation apparaît comme un vrai fléau. “Nous sommes désormais interchangeables” déplore un autre praticien désabusé, “les équipes ne sont plus aussi soudées, il n’y a plus d’interactions intuitives comme auparavant.” Sans doute fait-il allusion à ces plannings mécaniques qui cassent la continuité des prises en charges. Sans doute fait-il allusion également à la confiance qui se délite au fil des procédures, censées tracer le moindre fait ou geste, et qui imposent un cadre contraignant aux soins en bridant les initiatives individuelles.
Mais il y a pire. Il y a la sensation extrêmement pénible de voir disparaître la signification de sa mission. “Mon travail n’a plus de sens” est une sorte de leitmotiv qui sort de la bouche de presque toutes les personnes tout au long du film. “Avant je n’avais pas l’impression de travailler lorsque je faisais mon métier” confie un chirurgien, en ajoutant très las : “Désormais ce dernier me pèse, je travaille pour vivre, et si je le pouvais financièrement, je cesserais mon activité sans regret.”
La mécanisation des soins engendre une pression sourde, invisible, insidieuse, mais elle est partout. On s’agite beaucoup dans ce bloc, mais s'il y a de l’effervescence, on perd le feu sacré. L’objectif est de boucler la journée sans temps mort et sans trop de débordement mais il n’y a plus d’âme, plus de passion, plus d'enthousiasme. La ligne directrice est floue, l’autorité est dispersée, sans visage, et pas seulement à cause des masques que chacun porte ici. On obéit au protocole plus qu’à une hiérarchie désincarnée. “Il n’y a plus aucune discussion avec les gens qui travaillent…”
Une des conséquences palpables de ce système est la montée diffuse de l’irritabilité, générant des tensions et des conflits inter-personnels. On parle "d’incivilités" qui se répètent et la qualité du travail s’en ressent. Souffrant de frustration, certains disjonctent et portent des accusations sur leurs collègues : “durant 25 ans il n’y avait aucun problème, tant que les gens faisaient bien leur boulot. Maintenant, ce n'est plus le cas" s’exclame le professeur Emile Sarfati.
Face à cette crise, la Direction de l’Hôpital propose un expédient devenu classique, voire incontournable : l’audit !
Le principe est de faire intervenir un tiers extérieur, en règle un cabinet conseil, pour établir un “diagnostic objectif et indépendant”, supposé distinguer ce qui fonctionne bien de ce qui pose problème. Mais, destiné au départ à évaluer “la qualité de vie au travail”, il dérape rapidement vers une étude “d’efficience.” En définitive, il se borne à produire nombre de tableaux de bords et quantité d’indicateurs chiffrés, destinés à guider une introuvable réorganisation.
Confrontés à cette approche, les acteurs de cette tragédie sont au mieux dubitatifs. Certains n’hésitent pas à faire part de leur déception. On reconnaît ainsi le professeur Mimoun, spécialiste reconnu de chirurgie plastique et reconstructrice, qui interpelle sans ménagement la Directrice : ”Si on en reste là, nous sommes venus pour rien. Je ne me suis pas levé de bonne heure pour entendre dire qu’il faut s’organiser mieux…”
Force est de constater qu’arrivé au terme de ce parcours, les solutions pragmatiques manquent. Puisque l’accroissement du volume d’activité ne parvient à s’inscrire dans un schéma organisationnel “à visage humain”, il est proposé par certains de ralentir les cadences, car disent-ils : "il y a une injonction contradictoire à demander de faire toujours plus d'activité sans en donner les moyens".
Cette option ne satisfait toutefois pas les dirigeants qui s’inquiètent de voir diminuer en parallèle les ressources financières et par voie de conséquence la possibilité de procéder à des recrutements. Ils craignent une spirale infernale tirant vers le bas l’ensemble de la structure.
En désespoir de cause, une “boîte à suggestions” est mise en place par l’équipe afin de recueillir anonymement tous les états d’âme, toutes les récriminations, et toutes les suggestions. Mais comme le redoutait un des chirurgiens, on a ouvert la boîte de Pandore. C’est un inventaire à la Prévert qui en sort : “il y a des trous dans les pyjamas de bloc”, “l’équipe de matin travaille plus que celle d’après-midi”, “le local poubelle est à déplacer”, “les IBODE ne sont pas que des ouvre-boîtes en attente d’une pause repas”, “il faut embaucher plus de personnel”, “il faut favoriser le travail d’équipe et une plus grande communication entre collègues”, “respecter les horaires”, “les pauses repas s’éternisent”, “problème de brancardage”, “titulariser les CDD...”
Bref, comme le dit avec un brin d’optimisme madame Becq, l’anesthésiste qui joue un rôle pivot dans ce petit monde et qui s’est montrée particulièrement impliquée dans la quête de solutions innovantes : “c’est un début, ça ne fait que commencer…”
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