23 août 2025

Pour Boualem Sansal 3

2084 : la fin du monde

Sous ce titre catastrophiste, Boualem Sansal propose une fiction futuriste très sombre, qu’on pourrait évidemment placer dans le sillage du fameux 1984 de George Orwell.
A ceci près que le monde terriblement organisé, quadrillé, inquisiteur, qu’il décrit n’est pas le fruit d’une robotisation extrême au service d’un état bureaucratique centralisé imposant un matérialisme sans foi.
C’est au contraire un pouvoir se réclamant exclusivement de Dieu, entièrement dévoué à son culte, se targuant de connaître la volonté de ce dernier et s’arrogeant le droit d’y assujettir de gré ou de force tout être humain.
En l’occurrence, Dieu a pour nom Yölah, et son messager s’appelle Abi.
Nul ne sait trop comment ni quand s’est établie cette théocratie pour la bonne et simple raison qu’elle a tout mis en œuvre pour tenter de rayer le passé des esprits. Ainsi est décrite sa genèse, dans un lointain indéterminé: “un autre monde était né, dans une terre purifiée, consacrée à la vérité, sous le regard de Dieu et d’Abi, il fallait tout renommer, tout réécrire, de sorte que la vie nouvelle ne soit d’aucune manière entachée par l’Histoire passée désormais caduque, effacée comme n’ayant jamais existé.”

A l’issue d’un long séjour en sanatorium pour soigner une tuberculose, le jeune Ati éprouve comme une seconde naissance et entreprend un long parcours spirituel pour tenter de percer les arcanes de cet Abistan étrange dans lequel il se trouve brutalement plongé.
Au début, il est presque émerveillé par le bonheur apparent et la sérénité de ses habitants. Tout semble harmonieux sous la lumière de Yölah. Chacun communie dans l’écho de ses commandements, répercuté à l’infini par les porte-voix de ses zélateurs dévoués. Partout l’on entend les mêmes préceptes, les mêmes formules magiques : « Yölah est juste », « Yölah est patient », « Yölah est grand », « Abi te soutient », « Abi est avec toi »... Partout, on récite avec ardeur les odes écrites de la main d’Abi.

Mais peu à peu, se fait jour une autre réalité, savamment cachée derrière les apophtegmes emphatiques. Si la patience est certes “l’autre nom de la foi”, Ati comprend au détour de quelques propos distillés par des sages de rencontre que ce sont surtout l’obéissance et la soumission, qui font “le bon croyant”.
En poussant ses investigations, il découvre que l’Appareil du Pouvoir, constitué d’innombrables instances d’endoctrinement et de contrôle, peut amener ses assujettis à “adorer la soumission jusqu’à la folie”, ce qui signifie être esclave sans avoir conscience de l’être. Tout s’éclaire alors pour le jeune pèlerin avide d’explication: “la liberté était là, dans la perception que nous ne sommes pas libres mais que nous possédons le pouvoir de nous battre jusqu’à la mort pour l’être.”

Dans la foulée, la mécanique infâme d’un système totalitaire, prétendument de droit divin, se démasque dans toute son horreur. Ati effaré “fait la perturbante découverte que la religion peut se bâtir sur le contraire de la vérité et devenir de ce fait la gardienne acharnée du mensonge originel.”
Il mesure la perversité d’un Appareil d'Etat qui va “jusqu'à s’inventer de faux ennemis qu’il s’épuise ensuite à dénicher pour, au bout du compte, éliminer ses propres amis”.
Il comprend enfin qu’à l’instar du système politique de l’Angsoc, décrit par George Orwell, tout repose sur le mensonge. Aux trois principes de base “La guerre c’est la paix”, “La liberté c’est l’esclavage”, “L’ignorance c’est la force”, les féaux de Dieu en ont ajouté trois autres : “La mort c’est la vie”, “Le mensonge c’est la vérité”, “La logique c’est l’absurde”. C’est donc ça l’Abistan, le règne du non sens et de l'arbitraire, une vraie folie.

C’est en définitive le message essentiel de ce roman fascinant et bien écrit, souffrant toutefois d’une ambiance un peu trop fantasmagorique et d’un certain manque d’incarnation des personnages, notamment du héros : sans la liberté de parole et de pensée et sans la connaissance du passé, il n’est plus de vérité ni de raison qui vaille.
La politique de la tabula rasa détruit les acquis du passé, annihile l’esprit critique et toute initiative individuelle.
On pense bien sûr à Orwell mais également à Koestler ou Ayn Rand qui furent parmi les romanciers les plus clairvoyants pour révéler la monstruosité des totalitarismes païens..
Quel que soit le modus vivendi, le résultat est le même.
Ici, l’allusion religieuse est limpide et il faudrait être aveugle pour ne pas voir les ressemblances entre Yölah et un autre dieu dont l’absolutisme s’étend de manière inquiétante à la faveur d’un prosélytisme relevant de plus en plus du sectarisme pour ne pas dire du fanatisme. A chacun d’en tirer les conclusions qui s’imposent car si le pire n’est jamais certain, la liberté n’est jamais définitivement acquise…

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